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LHistoire Septembre 2025

Le document présente un hommage à l'historien Marc Bloch, qui a joué un rôle crucial dans la recherche historique et la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Il souligne son parcours, ses contributions à l'histoire, et son entrée imminente au Panthéon, marquant ainsi son importance dans la mémoire collective française. Le texte évoque également des réflexions sur l'histoire et la complexité des récits historiques, ainsi que des événements culturels liés à l'histoire en France.

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Le document présente un hommage à l'historien Marc Bloch, qui a joué un rôle crucial dans la recherche historique et la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Il souligne son parcours, ses contributions à l'histoire, et son entrée imminente au Panthéon, marquant ainsi son importance dans la mémoire collective française. Le texte évoque également des réflexions sur l'histoire et la complexité des récits historiques, ainsi que des événements culturels liés à l'histoire en France.

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[EFlistoire Fae www.lhistoire.fr Spécial LV’historien combattant Avec fA Annette Becker Jacques Berlioz Patrick Boucheron Guillaume Calafat Sophie Coeuré Claude Gauvard Alain Guerreau Jean-Noél Jeanneney Philippe Joutard Olivier Loubes 3 Florian Mazel Pierre Monnet Yann Potin Antoine Prost Peter Schéttler Claire Sotinel Pierre-Francois Souyri => Annette Wieviorka => Michel Winock L 13413 -555 s-F: 6,90 €-R0 EXPOSITION DU 12 SEPTEMBRE 2025 AU 26 JANVIER 2026 Peer Lae eT obama Sis Ce eee os poe : ia) @O wet deve @ rambvts00 See CnC CRT ene nha Avec le soutien de =n MINISTERE. DELA CULTURE al BNP PARIBAS [Histoire 73 Le Patron I n’étaitpas Phistorien le plus éclatantde sa gé- nération, Né en 1886, fils d'un professeur a Ecole normale supérieure dela rue d’UIm, bi- beronné aux Antiquités classiques, rigoureux, méthodique, il entame un parcours sans heurts. La Grande Guerre retarde un peu sa carriére. En 1919 cependant, marié a Simonne Vidal, dontil aura vite six enfants, ilest chargé de cours & Strasbourg, tout juste redevenue frai ‘aise. Enseignant érudit, exigeant, respecté, iladmi- nistre sa tribu en homme de son temps : Simonne tape les manuscrits et prend en note les séminaires, la famille tourne rond. Les articles et les livres tombent a belle cadence. Par dizaines, des recen- sions d'ouvrages, beaucoup en allemand, sont pu- bliées un peu partout, et notamment dans les Annales, la revue qu'il invente avec Lucien Febvre, a Strasbourg, en 11929. Bloch cepen- dant, élu a la Sor- bonne en 1936, est alors bien moins connu que Febvre, son ainé de huit ans, moins que Pierre Renouvin, quia ouverte chantier de Phistoire de la guerre, ou quAlbert Mathiez, qui régne sur la Révolution fran- aise. Ils’expose peu, répugne a sengager, apeude réseaux et peu de disciples. La Seconde Guerre mondiale transforme son image. A 53 ans, il rempile comme capitaine fendre la France est une priorité. Traumatisé par la défaite de 1940, il écrit 4 chaud sa «Déposition d’un vaincu », et, menacé comme Juif, refusant lexi, est exfiltré & Clermont-Ferrand, en zone libre, oit s'est repliée luniversité de Strasbourg. Rattrapé par Vichy, le professeur qui ne croyait qu’aux biblio- théques plonge dans la Résistance. Arrété en 1944, torturé, il est fusillé le 16 juin et n'est plus que le « supplicié n° 14 », Mais Lucien Febvre, un an plus tard, rend a son ami un hommage qui I'intronise, et, poussé par ses compagnons d'armes de Frane-Tireur, fait pu- blier L’Etrange Defaite qui devient une référence. La Mare Bloch sera, en juin prochain, le premier historien a entrer au Panthéon profession prend conscience de la puissance de ses travaux et de la force de ses intuitions : qu'il sagisse de la circulation des rumeurs, de la formation des paysages ou de la croyance au miracle, son rapport aux sources, sa maniére de bousculer la chronologie ‘ou d’enrichir le questionnaire en s'inspirant des so- ciologues, simposérent comme une méthode. Livre inachevé, écrit dans la clandestinité, tApologie pour Vhistoire (1949) est donné aux khagneux pour leur apprendre le métier. Jacques Le Goff le r8édite avec une préface vibrante et assure le succes des Rois thaumaturges, republié en 1983 dansla prestigieuse Bibliothéque des Histoires. Chez les historiens, Mare Bloch était devenu un maitre. Iy avait encore du chemin vers le Panthéon. La réédition en poche de L’Etrange Défaite (« Folio », 1990), préfacée par Stanley Hoffmann, est une rampe de lancement. Durant ces années de révision déchirante sur Vichy, Panalyse accablante d'un histo- rien du présent eté dans la bataille fait mouche. Ins- piré par Max Gallo, Nicolas Sarkozy Venrdle dans sa campagne, citant, un peu tronquée, la phrase qui le résume aux oreilles du grand public: « lest dew ca- tégories de Francais quine comprendront jamais (Vhis- toire de] France : ceux qui refusent de vibrer au souve- nir du sacre de Reims, et cewx qui lisent sans émotion lerécit de laféte de la Fédération. » ‘Aux politiques il n’échappe pas que ce parcours ir- réprochable est une odea la République : Juiflaique, professeur exemplaire, patriote, résistant et mar- tyr, il ne lui manque méme pas, lui qui imaginait, en 1929, un manuel d'histoire franco-allemand, avoir ceuvré de son vivant a la réconciliation avec Pennemi. Le centre de recherches francais & Berlin porte son nom et, en 1998, aprés quelques remous, Puniversité de Strasbourg. Il sera, en juin prochain, le premier historien A entrer au Panthéon. Maisil est beaucoup plus que cela. Quatre-vingts ans aprés sa mort, ilest devenu le Patron. histoire toute Tactualité de Histoire sur Retrouver wwwlhistoire.tr LemstowRe- 17535 -sePreMRe 2005, 4s VOUS NOUS ECRIVEZ Une lutte internationale pour la liberté Vous avez été nombreux 8 16 agir & notre numéro » Haiti. La révolution des esclaves » (n° 531). Simon Melchior émet cependant un regret: « Je suis tout de méme triste ue, sur la trentaine de pages . LemsTOmRe 1535. SEPTEMBRE 2025, yy LE GESTE. RETROUVE Reconstitution du torque celte de Montans oo tel Pavaes) Joailliers Era Rete) de Van Cleef & Arpels 8 JUILLET ZISERAP Exposition ca ar 16 bis bd Montmartre 75009 Paris Sommaire 10/ LHistoire Pred ot rect ea peation Dc nr Droste eae aout Calne bare oncepton gape bonnes act Pour toate question concernant Marc ‘Sim cao! 3 védito vn Retearepapmosneate . nm nna Asem asterentoe, © ‘Gureen peter REDACTION, DOCUMENTATION. RALIATION our eect: — 12 Aodt 1945. La Bombe ‘dnt occ’ atelle fait capitul tieateseagees 950 ja‘Javion ? ‘ice Wino Jes Nonny par Bruno Cabanes Sena Se. ‘Cerin Bri rum Catan, kann Chapou, Pierre Nora, historien public par Michel Winock ‘Comment Dankichi est devenu rot par Anthony Tristani Poutine : histoire est une arme par Nicolas Werth César Oudin, premier traducteur de « Don Quichotte » par Mare Zuiti Comprendre IA ar Ania Szezepanska le ‘none Be hes eae Seqeschflon, nppaciied ‘eters Cgc, he Maite Nae {anenansn) Spiel radeon), Ses Ppeciacnn Parrenanuat cr VENEMENTS Femme hain et: Dectoa’ urs nen Sour (1912) ‘se engi Graton Deectouruenral: tenes S370) ‘ecto pis emir (927) Bloch, Dossier so MARC BLOCH 32 Portrait intime de Vhistorien et du résistant entretien avec Peter Sehattler Je suls Jui» par Annette Becker + La bibliotheque spoliée par Sophie Coouré + Face aux périls, comment stengager ? ar Christophe Prochasson *Chronologie Bloch et I'Allemagn« ladmiration décue ar Pierre Monnet 47 METHODE : A-J-IL TOUT INVENTE ? Les temps longs de l'économie ar Guillaume Catatat 48 ft Vhistorien combattant 50 Serf ou esclave ? Se battre avec les mots par Claude Gauvard 52 Le comparatisme, jusqu’au Japon ! par Pierre-Francois Souyri 54 « Instituteurs, mes fréres » ar Olivier Loubes 56 Nouer les fils d'une histoire totale par Antoine Prost 58 Les pidges de I’érudi par Claire Sotinel 60 Le médiéviste, ou Vhistorien au carré par Patrick Boucheron 63 BLOCH/FEBVRE. CHASSE-CROISE 64 Des amis de trente ans ar Yann Potin eo RETOUR SUR DES CLASSIQUES 70 < La Société féodale » Son livre le plus mésestimé par Florian Mazel 72 ~ Les Rois thaumaturges » Le pionnier de Fanthropologie historique par Jacques Berlioz 74 = Les Caractéres originaux de VPhistoire rurale francaise » Radiographie du paysage par Alain Guorroau (COUVERTURE : Marc Bach en 1942 son peste eps conn repay dans ies ces es arses Eest Pinon Brest et C215 (Aber Hating oger Vole) ‘Ce numéro comport un encar Fis Voyages et unencart Loses Su une partie deladifasion stones, 76 = Réflexions d'un historien sur les fausses nouvelles de la guerre » Comprendre les «fake news » por Joan-Noé! Jeanneney 78 - LEtrange Défaite » La déposition d'un vaincu par Miche! Winock 80 Apologie pour I'histoire » L’éthique du métier par Annette Wieviorka + Pour en savoir plus 84 LIVRES Le livre du mois, e Didier Lett por Jacques Berlioz La sélection de « Histoire Les revues La bande dessinée or Martial Poirson Le classique ‘Arrien par Hervé Duchéne 94 SORTIES Expositions por Anne Lehoérff Cinéma ar Antoine de Baecque 98 CARTE BLANCHE de Pierre Assoutin Lejendi4 septembre A heures, reeraver Paste ‘ne Feiaon deXavier audit ‘Le Cours de histoire» LEHISTOURE- W535 SEPTEMBRE 2025 Evénement Aout 1945 La Bombe a-t-elle fait capituler le Japon ? histoire est connue. Les 6 et 9 aotit 1945, deux bombes atomiques sont larguées sur Hiroshima puis Nagasaki, au prix de dizaines de milliers de victimes civiles. Six jours plus tard, le Japon capitule. Depuis, entre historiens « orthodoxes » et « révisionnistes », la polémique n’a jamais cessé. Fallait-il bombarder le Japon ? En observant é la fois une chronologie plus fine et en changeant d’échelle, Bruno Cabanes rouvre le dossier. € 6 aofit 1945 4 8h15 une pre. mire bombe atomique est lar guée par les Etats-Unis sur la ville d’Hiroshima, provoquant lamort d’au moins 120000 personnes dans les six mois qui suivent. Trois AUTEUR Titular de la chalre Donald G. and Mary A. Dunn histoire de ta guerre a Ohio State University, Bruno Cabanes vient de publier Les Fantomes de Fle de Peteliu (Seu «Fiction et ie», 2025). LeMsTOWRE 0595. SEPTEMBRE 2025, Par Bruno Cabanes jours plus tard, le 9 aodt, 81102, tune autre bombe de plus grande taille, baptisée « Fat Man », explose a la verticale d’Urakami, un faubourg de Nagasaki, faisant instantanément 40000 morts et 30000 de plus dé- but 1946, Aux Etats-Unis, Popinion publique est partagée entre leffroi suscité par la puissance de cette arme nouvelle et 'admiration pour la tech- nologie de pointe qu’elle met en ‘ceuvre. Toutefois, dans les sondages Gallup des 24-29 aoait, 70 % des Américains se disent favorables & la Bombe. La principale raison a ce sou- tien massif: Tentrée brutale dans ere atomique, qui va modifier les rela- tions internationales pour plusieurs décennies, entraine la capitulation du Japon, annoncée le 15 aott 1945 dans un discours radiophonique de Vempereur Hirohito et officialisée avec la signature des actes de capitu- lation par Mamoru Shigemitsu, le mi- nistre des Affaires étrangéres japo- nais, & bord de TUSS Missouri dans la baie de Tokyo, le 2 septembre. Arrivé au pouvoir aprés a mort de Franklin D. Roosevelt le 12 avril 1945, le président Harry S. Truman est la Maison-Blanche depuis moins de quatre mois. Dans quelles = © Inédite A gauche, cliché aérien du champignon atomique aprés le largage de «Little Boy » sur Hiroshima, ito, petits de Hirohito et empereur japonais depuls 2019, use, Masako, se recueillent a Tokyo pour ;nniversaire de la reddition japonaise. Vaincu et sous occupation américaine de 1945 & 1952, le Japon conserva cependant ses institutions impériales. LmsTOWRE 1535 SEPTEMBRE 2025, 14/ Evénement > circonstances et pour quelles rai- sons décide-t-il de utilisation non seulement de la premiére bombe, mais aussi de la seconde ? Les deux attaques ont-lles provoqué ou méme accéléré la capitulation japonaise ? Ces questions ont fait objet d’une importante controverse historiogra- phique, qui se poursuit jusqu’a nos jours. Ces débats ont connu une in. tensité particuliére en 1995, avec organisation d’une exposition com- mémorative sur la fin de la Seconde Guerre mondiale par le National Air and Space Museum & Washington D.C. Le projet fut tout simplement annulé car, selon de nombreux vété- rans et membres du Congrés, il emet- tait en question le caractére Iégitime dela bombe atomique et présentait les Japonais comme de simples victimes de la guerre’. A cette époque comme aujourd'hui, les enjeux de la contro- verse ne sont pas seulement graphiques, mais également mémo- riels et moraux, étant donné Fhorreur des conséquences humaines pour les populations civiles japonaises. és le mois d'aodtt 1945, la justifica- tion de Farme atomique vient du pré- sident Truman lui-méme: «Nousavons utilisé la Bombe pour abréger la guerre ct sauver la vie de plusieurs milliers de Jeunes Américains, » Cette interpréta- tion, a laquelle Truman restera fidale Jjusqu’a la fin de ses jours, s'appuie sur la préparation par les Américains d'une invasion terrestre du Japon (opération Downfall), d’abord celle de Kyushu, Vile la plus méridionale de Varchipel, prévue le 1" novembre 1945 (opération Olympic), puis de Bomibes Incendliaires Tokyo ravagée par des bombes incendiaires en avril 1948. Avant méme le largage des deux bombes _atomiques, les villes japonaises étaient déja en prole a des bombardements destructeurs américains. DATES-CLES 1944 1945 16 juillet 17 juillet-2 aoat 26 juillet ‘A partir de novembre, Mars Ces attaques Les Etats-Unis Conférence de Les Etats-Unis les bombardements ciblent de plus testent la premiére Potsdam. Les Alliés _ demandent au Japon sur le Japon fen plus, outre bombe atomique exigent la redidition de se rendre staccélérent avec les complexes dans le désert du du Japon. Truman ‘sans conditions, ouverture des Industriets, les Nowveau-Mexique _apprend le succes du ‘ce quil refuse. bases alliées dans ‘centres urbains. (essai Trinity) test nuctéaiee. les jles Mariannes.. LeMSTOIRE 1595. SEPTEMBRE 2025, i 7/15 la plaine du Kanto prés de Tokyo en ‘mars 1946 (opération Coronet), et le cofit humain considérable que ces deux débarquements successifs au- raient entrainé pour Parmée améri- ‘caine : sur 1,7 million d’hommes enga- és, entre 193000 et 220000 morts et Dlessés selon une estimation du Joint War Plans Committee, peut-étre pris Une invasion du Japon aurait entrainé, pour armée américaine. jusqu’a 220000 morts et blessés de 1 million selon certains conseillers militaires de Truman, qui soulignaient la résistance intacte de Yinfanterie et de aviation ennemies. Epargner Ia vie des boys ? Dis lors, faut-il considérer la bombe atomique comme une arme providen- tielle ? Cest Pavis de nombreux com- battants, par exemple Phistorien Paul Fussell,21 ansen 1945, qui,aprésavoir &&é blessé & deux reprises en Furope, aurait di participer & invasion du Japon si l'ennemi n’avait pas capi ‘ulé entre-temps : « Malgré un flegme apparent, nous nous sommes effondrés et nous avons pleuré de soulagement et dejoie, sesouvientil. Nousallions vivre etfinalement atteindre Vage adulte.» ‘Une abondante production historio- graphique s'est développée sur cette base dés Fimmédiat aprés-guerre. En 1947 parait un article de Fancien se- crétaire Ala Guerre Henry L. Stimson, cexpliquant que Truman et son adm nistration avaient choisi « foption la ‘moins cruelle » entre V'invasion ter- restre et la bombe atomique. Ce > Le Japon en étau 7 rss CHINE Bombardement atomique Vile bombard er 08 25) tt taux de destruction du it) @do18100% Odocta90% Odeatasox Ode71a40% (@ Bave de part ‘des bombard omériesins + Invasion svitique de IMandchouri ae 045) Prot invasion american / Terrie corr parle Japon raeptensre 500k ‘Avant les bombardements atomiques, 26 villes japonaises ont été pllonnées ‘avee des bombes incendiaires américaines, provoquant des destructions ravageuses : Toyama est rasée a 99,5 %. Los Russes envahissent, le 9 aoit, la Mandchourie et menacent le Japon par le nord (ile de Sakhaline), tandis ‘que les Etats-Unis préparent, par le sud, une intervention terrestre (qui n’aura as lieu, pulsque le ministre des Affaires étrangéres japonais signe la reddition le 2 septembre). 6 aott, 8h15 La premiére bombe atomique est larguée ‘sur Hiroshima. Le Japon n'organise pas ‘de réunion de crise. 8 aout Staline rompt le pacte de neutralté {ui le lait au Japon depuis le 43 avril 1944 ct lui déclare la guerre. 9 aout, 41h02 10 aoct, 2 septembre La deuxime bombe vers 2 heures Le Japon signe ‘atomique explose Lempereur Hirohito offciellement sa sur Nagasaki décide de capituler. _reddition sur le navire Le méme jour, annonce le 45 aout USS Missouri dans la Armée rouge envahit dans un discours bale de Tokyo. a Mandehourie radiophonique. LmsTOWRE 1535 SEPTEMBRE 2025, 16 / Evénement > courant dit orthodoxe »estencore florissant au début des années 1960, comme Villustre Pouvrage de l'his torien et ancien diplomate améri- cain Herbert Feis Japan Subdued. The Atomic Bomb and the End of the War in the Pacific (Princeton University Press, 1961), qui ajoute une autre dimen- sion & Vargumentaire : les Etats-Unis auraient en un intérét diplomatique & impressionner Fallié soviétique avec cette manifestation de la puissance technologique américaine. intervention terrestre ? I faut attendre le milieu des an nées 1960 pour qu'un autre courant, déja présent apres la guerre mais de maniére encore marginale, prenne son essor. Linterprétation dite « ré- visionniste », initiée par le physicien britannique Patrick M. S. Blackett en 1949, et surtout amplifiée avec Ja parution d'un ouvrage influent de Gar Alperovitz en 1965, estime que Je Japon était déja au bord de Pépui- sement & été 1945, par les moyens conjugués duu bombardement straté. gique de ses villes et du blocus naval deses cétes? Des bombardements d’abord, dont la mémoire globale Hiroshima et de Nagasaki a quelque peu éclipsé la violence. Noublions pas que prés de 1100000 habitants trouvérent la mort dans le raid aérien contre Tokyo dans la nuit du 9 au 10 mars 1945 (opéra- tion Meetinghouse), cest-A-dire plus quelenombre de victimes immédiates dela Bombe & Hiroshima ou Nagasaki A Lété 1945, les villes de Tokyo, Yokohama et Kobe ont été réduites de moitié. A la date du 7 aod 1945, seules sept villes japonaises de plus de 100000 habitants rvont jamais été bombardées, parmi lesquelles Kyoto épargnée & la demande du secrétaire Ala Guerre américain pour sa valeur historique, culturelle et symbolique. Encequiconcernel'arme dela faim, le blocus (opération Starvation) mis en ceuvreen avril 1945 parles itats-Unis, avec Putilisation massive de mines, a pour conséquence de priver le Japon de ressources essentielles en matiéres premigreset nourriture, faisant planer LeMISTOIRE 0595. SEPTEMBRE 2025, Crépuscule d'empite Des soldats soviétiques pendant Fotfens a PortArthur en Mandchourie, alors protectorat japonais du Mandchoukouo, déclenchée entre les ‘deux bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki. Cidessous, afiche de propagande américaine de 1944, appelant a un sixiéme emprunt de guerre. la menace d'une famine de masse‘ En autres termes, une guerre totale contre le Japon avait été lancée depuis longtemps, bien avant les attaques contre Hiroshima et Nagasaki. Gertains tenants de Técole dite « ré- visionniste » vont plus loin. Selon eux, le gouvernement japonais était non seulement affaibli, mais déja disposé 8 la capitulation avant les bombar- dements atomiques — ce que d'autres historiens contestent, par exemple Richard B. Frank, pour qui, s appuyant sur des échanges (interceptés par les Américains) entre le ministre des Affaires étrangéres japonais et 'am- bassadeur japonais en Union sovié- tique au mois de juillet 1945, méme les modérés du Conseil supréme ja- ponais n’étaient pas préts & envisager lune reddition fondée uniquement sur une garantie du statut de Tempereur apris guerre’. Se rendre aux Américains plutét qu’aux Russes Mais pourquoi Truman avaitil choisi utiliser Parme atomique alors que les ravages combinés du blocus et des bombardements et la menace d'une intervention russe semblaient suf- fire & apporter la victoire aux Alliés a relativement court terme ? Le pré- sident américain espérait que le gou vernement japonais adresserait la demande de capitulation aux Etats- Uniset euxseuls, commele souligne Thistorien nippo-américain Tsuyoshi far Hasegawa*. Hiroshima et Nagasaki ne sont pas seulementles événements paroxystiques d'une guerre entre le Japon et les Etats-Unis particuligre- ment atroce. Ce sont aussi les pre- miers actes de la guerre froide et de la rivalité entre les Etats-Unis et l'Union soviétique, annonce du succes des premiers tests de la bombe améri- caine dans le désert du Nouveau Mexique (16 juillet 1945) ayant eu un téle psychologique considérable au beau milieu de la conférence inter- alliée de Potsdam (17 juillet-2 ao6x), ‘ol est exigée Ia capitulation incondi- tionnelle du Japon (26 juillet) és lors, si Yon admet l'hypo- these selon laquelle le Japon était déja considérablement affaibli début aofit 1945, Iutilisation de la bombe A a-telle acoéléré, voire provoqué sa ca- pitulation ? Et, finalement, était-elle nécessaire ? Pour répondre ces ques: tions, changeons d’échelle d’analyse cet intéressons-nous de prés a la chro- nologie des premiers jours du mois daotit 1945. Dans la perspective adoptée par les, historiens dits « orthodaxes », Cest le 6 aotit 1945, le jour du bombarde- ment d'Hiroshima, qui compte, car Cest lui qui aurait décidé les Japonais A la capitulation neuf jours plus tard, Mais pour les Japonais, le véritable tournant se produit le 9 aott, le jour oit le Conseil supréme pour la direc: tion de la guerre, composé des six membres les plus éminents du gou- vernement, est convoqué pour dis- cuter de la capitulation incondition nelle. Cette réunion, soulignons-le, débute peu aprés le bombardement de la ville de Nagasaki, qui a liew & 11h02, La nouvelle parvient & Tokyo au moment de Fajournement de la réunion, sans effet direct sur Pavis du Conseil supréme, qui reste ailleurs divisé, trois contre trois. Suivent deux réunions successives du cabinet japo- nais dans Vaprés-midi et en début de soirée, puis de la conférence impé- riale un peu avant minuit, au terme de laquelle la décision de capituler est prise par Hirohito le 10 aod, vers 2heures du matin, Par ailleurs, le Conseil supréme se réunit plus de trois jours aprés le bombardement ¢’Hiroshima, ce qui remet en cause la thése d'un lien de cause & effet entre les deux événe- ments. Le rapport préliminaire rédigé par larmée sur les destructions et les pertes humaines liges & Hiroshima ‘arrive dans a capitale japonaise que le 10 aott. Le 8 aod, le ministre des Hiroshima et Nagasaki sont aussi les premiers actes de Ia rival entre les Etats-Unis et l'Union soviétique Affaires étrangéres Shigenori Togo avait rencontré Kantaré Suzuki, qui exerca briévement les fonctions de Premier ministre entre le 7 avril et le 17 aoiit 1945, et lui avaitdemandé, en vain, de réunirles membres du Conseil supréme en urgence afin de discuter des conséquences du bombardement Hiroshima. Si le choc du premier bombardement atomique avait été tel que le prétendent les historiens dits « orthodoxes », le Conseil supréme rauraitil pas pris aussitOt la décision de capituler ? Dans les trois semaines précé- dant le bombardement d’Hiroshima, 26 villes japonaises sont bombardées par aviation américaine, Hiroshima arrivant en deuxiéme position en termes de pertes humaines, en qua- triéme position en termes de super- ficie détruite et en dix-septiéme po- sition en termes de pourcentage de Ia ville détruite (a ville de Toyama, sur la céte septentrionale de Honshu, par exemple, est dévastée a 99,5 %). Evidemment, dans le cas d’Hiro- shima et de Nagasaki, ils'agit d’armes nouvelles, mais les Japonais n’en connaissent pas encore la nature pré- cise, ni les effets physiologiques sur les victimes : la premiére délégation mixte de médecins américains et ja- ponais en charge d'étudier les effets de la Bombe n’arrive & Hiroshima > —O0VT.°>-—-7- FEE Morts et blessés Hiroshima Nagasaki a5 milions dhabtants 340 000 habitants 263.000 habitants 700 000 morte 120,000 140.000 morte "16000 morte innit trenenenty TEE Henenenty Les bombardements incendiaires américains firent des milliers de vietimes : onestime ainsi qu'il y eut 100000 morts rien qu’a Tokyo, dans la nuitdu 9 au 10 mars 1945. Lenombre total de personnes tuées par les explosions et les effets des radiations des deux bombes atomiques reste ()tsihouette» 75 000 personnes ff Hotitants ee titi incertain. A Hiroshima, fin décembre 1945, on compte entre 120000 et 140000 morts (Little Boy) ; Nagasaki, 70000 environ (Fat Man). Entre 1945 et 1995, ily aurait eu au total entre 300000 et 420000 victimes. Les survivants étaient environ 200000 pour Ja seule ville d’'Hiroshima. LmsTOWRE 1535 SEPTEMBRE 2025, > qu’au mois d'octobre 1945. 1 faut attendre 1946 pour qu'une agence américaine permanente dite Atomic Bomb Casualty Commission (ABCC) commence & enquéter sur les effets & long terme des radiations. Les archives du Conseil supréme ré vélent que les bombardements stra- tégiques des villes japonaises ne sont évoqués qu’a deux reprises dans les délibérations, une fois au mois de mai 1945, une autre fois dans la nuit du 9 aoiit. Aux yeux des dirigeants ja ponais, Hiroshima et Nagasaki ne se distinguent pas réellement, dans un premier temps du moins, des bom- bardements stratégiques, dont ils es- timent quils contribuent & renforcer esprit de résistance de la population civile, sans atteindre son moral. Quelle est dés lors la préoccupa- tion principale qui pousse les diri- sgeants japonais a s'acheminer vers la capitulation ? Sans aucun doute, la menace soviétique. Le 13 avril 1941, Je Japon avait signé un pacte de neu- tralité de cing ans avec l'Union so- viétique, donc jusqu’en avril 1946. Début aoiit 1945, certains membres du cabinet de guerre japonais restent persuadés que Staline peut jouer les intermédiaires pour obtenir des Etats-Unis que les conditions de ca- pitulation soient les plus favorables possibles, notamment éviter un chan- sgement de régime, un renversement de Pempereur ou son renvoi devant des tribunaux militaires pour crimes de guerre. Au lendemain du bombar- dement atomique d'Hiroshima, cette option est encore ouverte ; 4 millions de combatants japonais sont sous les drapeaurx, 1,2 million préts 4 dé- fendre le pays contre une éventuelle invasion. La combativité des troupes est entigre. tout le monde Ge sont la déclaration de guerre de Union soviétique au Japon le 8 aovit 1945 et invasion consécutive de la Mandchourie par les troupes russes, Je 9 en début de journée (done avant ry Du point de vue des Japonais Das 1946, Vhistorien des idées ‘Maruyama Masao, dans un texte une grande lucidité, montra ‘comment l'appareil d'état Japonais, y compris 'armée, était tiraillé par des éléments contradictoires, ce qui rendait les prises de décision difficiles (Le Fascisme japonais, 1931-1945, Les Belles Lettres, 2021). Tout lesystéme était construit pour pousser au conformisme ‘et Pobéissance passive. Cette irresponsabilité générale, qui ‘conduisit le pays a la catastrophe finale, interroge. Lineapacité & imposer une ligne globale fut particulizrement visible dans les dernigres semaines de la guerre. Les historiens japonais ont pu ‘montrer comment ceux qui étaient ala téte de FEtat se bercaient dillusions concernant Pavenir immédiat et, ivres didéologie, vivaient dans un monde irréel. Le processus de décision qui mena ala ‘capitulation reste difficile a saisir car de nombreux documents ont été détruits. Mais beaucoup Deéfalts La nouvelle de la défaite du Japon vient d'artiver aux prisonniers ‘Faponals de File de Guam. @historiens au Japon pensent, comme aux Etats-Unis, que Pusage dela bombe atomique na pas vraiment fait bouger les lignes. En fait, les miliewx dirigeants japonais restaient persuadés que Parmée du Kwantoung, stationnée en Mandchourie, qui n’avait jamais été engagée dans les combats ni bombardée par les Américains, constituait une force redoutable, capable de tenir téte aux Alliés. Onignorait a Tokyo que cette armée était sous-équipée et démoralisée. Elle s'effondra en quelques jours a partir du9 aodt 1945 sous les coups de Armée rouge. Les officiers japonais s‘enfuyaient, en un sauve-qui- peut général, en voiture, en train, enavion, laissant leurs soldats démunis face aux Soviétiques, quifirent alors des centaines de millers de prisonniers, tandis que des millions de colons Japonais étaient abandonnés Aleursort. Autour du 11 aoat, Pétat-major & Tokyo réalisa enfin que la partie était perdue et 4qu’a tout prendre, il valait mieux se rendre aux Américains qu'aux Soviétiques... Mais personne ne prenait'initiative. Ily eut encore trois jours avant que 'empereur enregistre, le 14, le discours quine sera diffusé que le 15 aod, invitant son peuple a « supporter Vinsupportable». Pierre-Frangois Souyri LeMSTOIRE 1595. SEPTEMBRE 2025, 719 Je bombardement de Nagasaki, qui in- tervient en fin de matinée) qui préci- pitent la situation et entrainent la ré union d'urgence du Conseil supréme. Lile septentrionale d’Hokkaido est menacée, larmée japonaise satten- dant 8 érre submergée par la XVI ar ge russe et ses 100000 hommes qui La menace russe est une question de semaines, peut-étre méme une dizaine de jours tout au plus se trouvent dans Tile de Sakhaline. Le Japon risque d'étre pris en tenaille entre un débarquement soviétique au nord et une invasion américaine au sud. Sur le front septentrional, le danger est encore plus pressant que sur le front méridional : selon état: major japonais, il faudra encore plu- sieurs mois pour que les Américains envahissent Kyushu. En revanche, la menace russe est une question de se- maines, peut-étre méme une dizaine de jours tout au plus. Cependant, la thése dite « ortho: doxe », avec une grande diversité de nuances, est restée infiuente jusqu’a nos jours. Aux yeux des Japonais, elle a avantage d'exonérer Fempereur et le haut commandement de toute res: ponsabilité dans la défaite. Celle-ci ne serait due qu’a l'utilisation par les Frats-Unis d'une arme nouvelle d'une Puissance inédite que le Japon ne Pouvait pas anticiper, par définition, NOTES 4.01. H. Kahn, « History and the ‘Cuiture Wars: The Case ofthe Smithsonian Insttulon’s Enola Gay Exhibition », The Joural of American Histo, vol. 82, 1 3, décembre 1995, pp. 1036-1063. 22 PFussell, Thank God forthe Atom Bomb ‘aed Other Essays, New York, Summit Books, 1988. 3.2M.S. Blackett Fear, War, andthe Bomb. itary and Polical Consequences ‘oF Atomic Energy, Now York, MeGran-Hil 41949, eG. Alperoitz, Atomic Diplomacy. Hiroshima and Potsdam, Londres, Pluto Press, 1994, Le calvaire des Hibakusha Cotte photographie montre une victime Hiroshima en 1954, le dos irradié par la défiagration. La nouvelle arme provoque ‘aussi la mort de milliers de personnes plusiours semaines aprés impact. Les hiba- ‘kusha, ces « personnes exposées aux bombes atomiques », sont les survivants di- rects, ceux qul se sont rendus sur les lieux pendant les deux semaines suivant les ‘explosions, le personnel sanitaire et les individus és In utero. Leur statut a été reconnu en 1957. Ils sont aujourd’hul pris de 200 000 enrogistrés aupros du gou- ‘vernement et ont ainsi droit & une couverture sociale. Mettre Paccent sur la brutalité et la violence de la capitulation permet également de dérourner Pattention des atrocités commises par 'armée impériale pendant la guerre, En ce qui concerne les Etats-Unis, cette méme interprétation a aussi 4. 01.R. Overy, Rain of Run. Tovo, Hiroshima and the Surrender of Japan, Lonares, Allen Lane, 2025 ; S. Garon + Operation Starvation, 1945. A Transnational History of Blockades and the Defeat of Japan», Te International History Review, 2024, vol. 46, n° ott 2024, pp. 535-550. 8.8. B. Frank, Donel The End of the Imperial Jgpanese Empire, (1993), New Yor, Penguin Group, 2003. 6, Tsuyoshi Hasegawa, Racing the Enemy. Stain, Fuman, and the Surender of Japan, Cambridge, Belknap Press, 2006. quelques avantages. Elle permet dabord de marginaliser Pimpact de Yentrée en guerre de l'Union sovi tique contre le Japon et de présenter les Etats-Unis comme les seuls véri tables vainqueurs — un récit essentiel ala fois dans le contexte de la guerre froide et dans celui de occupation américaine du Japon, qui se poursuit Jjusqu'en 1952. Enfin, et peut-étre surtout, malgré toutes ses faiblesses, la thase dite « or thodoxe » confére une forme de légi- timité & Putilisation de la bombe ato- mique qui, sicruelle fit-elle pour les populations civiles, aurait provoqué Ja capitulation des Japonais et ap- porté la paix. Revenir sur cette vision des choses, Cest accepter denvisager une question terrible : et si, finale- ment, les bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki navaient serviarien ? LemsTomRe 1535. SEPTEMBRE 2025, [Léditeur et historien Pierre Nora en 2015. Historien public Spécialiste de la mémoire et du sentiment national, éditeur chez Gallimard, Pierre Nora adirigé les Lieux de mémoire entre 1984 et 1992. Il est décédé le 2 juin 2025 4 93 ans. n marge du systéme universi- taire mais au coeur de la vie in tellectuelle, Pierre Nora, qui nous a quittés, 4 93 ans, le 2 juin 2025, laisse derriére lui les marques profondes d'un eréateur et l'un passeur hors ligne. Muni d'une vaste culture, Yel bleu séduisant, vo- lontiers caustique, brillant causeur, plume acérée, ferme de conviction et esprit toujours aux aguets, il aura été un grand éditeur, un historien inventif| ct un intellectuel engagé. Longtemps, son réle d’éditeur a semblé primer : « Je batissais une cewre sur la base dune non-cuvre ersonnelle. » Chez Julliard, il avait créé en 1964 « Archives », une LeMTOWRE- W535 SEPTEMBRE 2005 Par Michel Winock* collection de poche novatrice offrant la part belle aux sources de histo- rien, qu'il transféra chez Gallimard. 1A, tue Sébastien-Bottin avant de de- venirlarue Gaston-Gallimard,ildevait animer la « Bibliothéque des sciences humaines » (1966), la « Bibliotheque des histoires » (1971) et lancer la col- lection « Témoins » (1966). Hy attira les historiens les plus connus, Georges Duby, Mona Ozouf, Emmanuel Le Roy Ladurie, Maurice Agulhon, Jacques Le Goff... Ilfutaussile fondateurde la re- ‘vue Le Débat (1980) qui, sous sa direc tion et avec Taide de Marcel Gauchet et de Krzysztof Pomian, se révéla, pen- dant quarante ans, un des foyers les plus vivants des échanges intellectuels, Devenu parallélement directeur d'études & TEHESS aprés avoir été maitre-assistant & Sciences Po, Pierre Nora, comme éditeurhistorien, a ma- gistralement innové en entreprenant la grande ceuvre collective Les Liew: cde mémoire, sept volumes parus entre 1984 et 1992, au retentissement inter- national. Cétait une forme Phistoire au second degré, celle de la mémoire: commentles représentations du passé doivent étredes objets @histoire parce qu’elles sont agissantes dans toutes les sociétés. Inspiré par La Mémoire colle: tive de Maurice Halbwachs (1950) et art de la mémoire de Vhistorienne britannique Frances A. Yates (1966), distinguant histoire et mémoire, Nora 72a inscrivait ce theme dans la probléma- tique de Phistorien, Son séminaire aux Hautes Etudes en devint, pen dant des années, le Laboratoire, au- ‘quel ont collaboré tous ceux qui par ticipérent au monument éditorial. Les faits du passé - événements, person- nages, symboles... ~ étaient réexami- nés, au-dela de leur apparition, dans les traces quils avaientlaissées et dans Pévolution de leurs résonances. Une autre histoire apparaissait, non sans lien avec la « nouvelle histoire » issue des Annales, puisqu’elle cassait Ie flux linéaire dela temporalité,s'attachait lalongue durée, sinspiraitde analyse des « mentalités », tout en saffirmant dans le cadre d'une histoire politique dont elle bousculait les traditions. Engagements d’intellectuel Mais, contrairement & la nouvelle his toire privilégiant les lentes mutations dans le temps long, il a défendu «le retour de Févénement »~ «le grain de sable dans ta machine, Vaccident qui bouleverse etprend au dépourvu » (son article de 1974 est devenu une réfé- rence). Ce qui frappe dans toutes ces réflexions rassemblées dans Présent, nation, mémoire (2011) puis dans ses Recherches de la France (2013), cest sans doute leur focalisation, comme Vindique ce dernier tire, sur le passé national. Toute son ceuvre vise & com- prendre originalité et les métamor- hoses de son pays : « D'une nation étatique, guerriére, majoritairement aysanne, chrétienne, impérialiste et messianique, dune France ateinte dans toutes ces dimensions, et qui se cherche encore souvent dans la douleui De ce point de vue, magistral histo- rien de Lavisse, il aura eu, cent ans plus tard, ambition de renouve ler « une grande tradition, un genre, Uhistoire-de-France» Nora s'est manifesté aussi par ses engagements d'intellectuel : son Historien public, paru également en 2011, compilait toutes ses inter- ventions, depuis la guerre dAlgérie Jusqu’a ses combats en faveur des li bertés pour histoire contre les lois mémorielles. Vagrégation his. toire en poche, professeur au lycée Lamoriciére d’Oran entre 1958 et ST 1931, 17 novembre Naistance a Pars. 1958 Regu a lagrégation d histoire. 1965 UW rejoint ies éaitions Gallimard. 1977 lu directeur d'études & VEHESS. 1980 IIfonde la revue Le Débat avec Marcel Gauchet, 1984-1992 1 dirige les sept volumes des Lieux ‘de mémoire (Gallimard). 2026, 2 juin Wmeurt & Paris. 1960 pour remplir ses obligations mi- litaires, il tire sans tarder de son ex- périence un livre qui éclate comme tun pamphlet : Les Francais d’Algérie (1961), préfacé par le fameux spéci liste de histoire des colonisations & la Sorbonne Charles-André Julien. Le succes de ce réquisitoire anticolonia- liste, attaqué, controversé, dénoncé ‘comme injuste, avait posé de maniére décisive le jeune Nora dans le pay- sage intellectuel francais. Quarante ans plus tard, sa notoriété acquise, membre de PAcadémie francaise de- puis 2001, il succéda & René Rémond ‘ila présidence de "Association Liberté pour histoire (créée en 2005) qui for- Toute son wuvre vise a comprendre loriginalité et les métamorphoses de son pays ‘mulait le principe quil nappartenait pas a Etat ou au Parlement d'écrire histoire. En octobre 2008, il prése tait 'Appel de Blois comme un mani- feste international : « Les historiens sont aujourd hui appelés@ se mobiliser contre Vingérence du pouvoir public dans le domaine de la recherche et de Venseignement historiques et a siinsurger contre la multiplication des lois criminalisant le passé. » Plus intimes furent ses rapports & la judéité, D'une « famille juive plus francaise que francaise », réfugié & Grenoble avec les siens pendant la guerre, il put, au moment de Varri vée des Allemands en zone sud, et alors que ses deux fréres ainés, Jean et Simon, rejoignaient le maquis du Vercors, échapper a la traque de Toc- cupant nazi. Sans pratique religieuse, Pierre Nora faitpartie de ces Juifsassi- milés qui, comme Raymond Aron, ont pris brusquement conscience de leur Judéité sous «le chocde Holocaust». La guerre des Six-Jours, en 1967, est ‘un deuxiéme choc :ilsressententalors fortement leur solidarité avec Etat d'lsraél, Nora se porte volontaire pour combattre et sauver le pays encerclé, menacé de mort. Larmée israélienne, dont la victoire foudroyante provoque Ja stupeur, n’aura pas besoin de bri gades internationales. Sensible a la précarité de ltat hébreu, ilen défen- dra résolument le droit d’existence, en partisan d'un Etat palestinien pa- rallle, seul garant d'une paix durable. ‘Une des parties de son ceuvrela plus passionnante aura été écriture de ses ‘Mémoires, en deux tomes, Jeunesse en 2021 et Une étrange obstination ‘en 2022. Il avait inventé Fexpression « egorhistoire »,« le besoin d’écrire sa propre existence dans une continuité réfléchie» : sept historiens connus en avaientrelevé le défi etfurentainsipu- bliés les Essais d’ego-histoire en 1987. Une trentaine d'années plus tard, Nora s‘employa & son tour a retracer, avec un talent sir d’écrivain, les mo- ments de sa vie qui lui tenaient e plus a coeur. Savais découvert moi-méme celui quideviendrait un ami —un frére fné su des années 1960, au in d'une association académique quise tenait dans un am- phithéatre de la Sorbonne. Je ne sais plus qui, ce jour-, faisait un exposé et quel en était le sujet, je me souviens seulement que, pendant la discussion qui suivit, un jeune thésard de Pierre Renouvin s'était levé et avait pris la parole avec une autorité et une maes- ‘ria qui me laissérent sidéré: il sappe- Jait Pierre Nora. Je ne Pai plus jamais perdu devue. a * Conseller dela direction de Histoire ‘Tous les articles de Pierre Nora sur www.lhistolre.fr @ LemsTOWRE 1535 SEPTEMBRE 2025, 8 TIES, | SF (Hea BESS Th ot \SE hens Impérialisme Dankichi et sa souris fet6s par leurs sujets ou la domination du petit Japonais sur le peuple indigane (1935). AR y Comment Dankichi est devenu roi Créé en 1933 par Shimada Keizo, ce manga méconnu en Occident a joué un réle important dans l'industrie culturelle japonaise. On a oublié qu'il fut un outil de propagande de 'expansionnisme. epuis la fin du xne sidcle, le Japon s'est lancé dans une politique expansionniste, séemparant successivement ‘du royaume de Ryukyu (1872-1879), de Taiwan (1895) et de la Corée (1910). Apartirde septembre 1931, le pays du Soleil-Levant est en guerre en LeMSTOIRE- W535 SEPTEMBRE 2025 Par Anthony Tristani* Mandchourie. Plus ou moins inspiré par les idées asiatistes anticoloniales nées la fin du x1 sidcle, Tokyo légi- time ses actions en prétendant vouloir libérer les terres asiatiques, spoliées par les « envahisseurs occidentaux ». La réalité est quil s'agit pour le gou- ‘vernement japonais, sous prétexte de créer un nouvel ordre en unifiant TAsie, de s‘approprier ces territoires, leurs richesses, de soumettre les popu- lations locales et de détruire les ‘cultures indigénes, au profit d'une po- litique de japonisation obligatoire. Tous ces éléments inspirent les mangaka'. En ce début des 123 années 1930, les mangas sont plutdt humoristiques, caricaturant parfois Varmée impériale, tel le fameux chien noir Norakuro créé par Tagawa Suiho ‘en 1931, Lentrée dans le conflit mon- dial et le enforcement du contrdle de la population par le gouvernement ja ponais conduisent un détournement de ces « dessins dérisoires ». En effet, Etat comprend trés vite que l'art et Jes mangas peuvent étre des ou- tils de propagande et de commu- nication a Vintention des classes populaires et de la jeunesse. est dans ce contexte qu’en 1933 le mangaka Shimada Keizo (1900-1973) crée Boken Dankichi, Vaventurier. Rien au départ ne prédestine cette ceuvre A connaitre le succes. Asse7. loi gnée des codes du manga que nous connaissons aujourd'hui, lle ressemble plus, selon Karyn Nishimura-Poupée, & un « conte illustré +. n'y a pas de bulles ‘mais des legends narrant les ac- tions. Cependant, cette ceuvre convaine de grands éditeurs de ‘manga comme Kodansha et elle parait dans le magazine Shonen ‘Glub, un mensuel destiné aux gar- ‘cons qui publie aussi Norakuro. Boken Dankichi conte Vhis- toire d'un petit garcon japo- nais, Dankichi, accompagné de sa souris Kariko. Lors d'une partie de péche, tous les deux tombent — littéralement — sur une ile du Pacifique, habitée par une popula- tion noire, « primitive » et présentée Les Japonais sont présentés comme des héros et la force devient le seul moyen de se défendre ‘comme sympathique et candide. Ces autochtones reconnaissent « Uintel- ligence supérieure » de Dankichi et Vélisent roi. Méme les animaux dan gereux deviennent ses amis. Tenant figrement un drapeau japonais, le gar ‘gonnet entreprend de « les civiliser » : il fait construire un hépital, une école primaire, un chemin de fer avec un ‘wagon-éléphant et leur apprend les coutumes japonaises. Le shinto de- vient aussi la religion d'Ftat et les au- tochtones seront rapidement conver tis. Surtout, Dankichi empéche des envahisseurs blancs de conquérir son royaume, combattant tour & tour pi- rates ou marins ayant certaines res- semblances avec les Américains. Les ‘Magazine Cette une du mensuel Shonen Club publié en octobre 1935 est consacrée ‘ux aventures de Dankichl. Occidentaux apparaissent comme des étres cupides,pillant les ressources de Tile (diamant, ivoire et coral. ls sont aussi des colonisateurs, tuant et mal- traitant les indigenes’ aspect militaire est un point fort de Fceuvre. Dankichi forme les indi- _genes indisciplinés & Fart de la guerre et leur fait construire des armes «« pseudo-modernes » (faux fusils et ‘canons & animaux). La bande dessi- née se mue alors en outil d’embrig: En aodt 1924, Marc Bloch en Suisse, avec I'ainée de ses filles, Alice. est alors chargé de cours d'histoire du Moyen Age a I'université de Strasbourg. Une viey 33 DATES-CLES Mare Bloch nait & Lyon. West le fils de Gustave Bloch, Alsacien d origine, professeur histoire a Funiversité, et de Sarah Ebstein, entre a "Ecole normale supérieure de Paris, alors dlirigée par Ernest Lavisse. West regu troisiéme & Vagrégation dhistol ‘et de géographie. Mare Bloch effectue un séjour €en Allemagne, oi il sult des cours & université de Berlin et de Leipzig. Wenseigne Ihistoire- _stographie au lycée de Montpelier puis a'Amiens. Mare Bloch est mobilisé ‘comme sergent d'infanterie. U1 regoit la Croix de guerre et la Légion d'honneur en 1949. U1 se marie avee Simone Vidal a son retour de la guerre. La méme anné iNest chargé de cours @istoire du Moyen Age 8 la Faculté de lettres de Strasbourg 1 publi sa thése de doctorat, Intitulée Rois et Serfs. Un chapltre histoire capétienne, Publication des Rois thaumaturges. IN fonde la rewe des Annales histoire économique et sociale avec Lucien Febvre. I publie Les Caractéres originaux de histoire rurale francaise. UMISTOIRE 595 SEPTEMBRE 2025, a4 / DRS Marc Bloch >> 1934 Mare Bloch candidate ‘au Collage de France pour enseigner lune histoire comparée des ‘sociétés européennes », mais Il nest pas retenu. 1936 lest nommé maitre de contérences fen histolre économique a la Sorbonne et obtient une chaire dans. cette méme discipline en 1938. 1939, 23 aoat Mare loch est mobilise, sa emande I puble en 4939-1940 Tes deux tomes de La Société Téodel. 1940, mai-juin I partcipe @ la campagne du Nord test 6vacué on Angleterre. Exfitré dela Sorbonne, i est détaché a universté de Strasbourg ‘qui stest repiée & Clermont-Ferrand. 1940-1941 Ente juillet et septembre 1940, I rédige LEtrange Défaite. test exclu de la fonction publique sulte du statut des Jus le 3 octobre, mals Il est «relevé de la déchéance » pour « services ‘scientifiques exceptionnets » en 1944 et affecté en juliet & Vuniversité de Mont 1943-1944 ‘Mare Bloch prend place dans la résistance lyonnalse au sein ‘du mouvement FrancTireur. 1944, 8 mars lest artété par la Gestapo, torturé, ‘et enfermeé & la prison de Montluc. 1944, 16 juin Mare Bloch est tusill prés de Saint Didier-de-Formans. 1946 Ltrange Defaite est publiée titre posthume. 1949 ‘Apologie pour histoire ou Métier historien est publié a titre posthume, 2026, juin Mare Bloch entre au Panthéon. LeHIToIRE 9535 SEPTEMBRE 2025 Dynastie Le pare de Marc, Gustave Bloch, état lul aussi historien est assis a ‘gauche au cdté de son épouse, de son fils (Marc a alors 9 ans) et de sa bellemére (photo de 1895, prise a Demouvile). > tui vaut quatre citations a ordre de Varmée, la croix de guerre et la Légion @honneur a titre militaire. On la connait principalement par ses quatre carnets de guerre dont il tirera ses Souvenirs de guerre, 1914-1915, et par un certain nombre de lettres, de photographies et de rapporis adressés Asahigrarchie, Cest surtout en 1919, avec les d buts de sa carridre universitaire ~ & Strasbourg puis Ia Sorbonne & par- tir de 1936-, que sa vie devient mieux documentée, parle biais notamment de ses papiers de travail, aujourd'hui constitués en «fonds Mare-Bloch » aux Archives nationales. Avant la Seconde Guerre mondiale, ils étaient tous stockés dans son grand duplex du 17, rue de Sevres, & Paris, de méme que sa bibliothéque. Cet appartement est spoligen 1942parles Allemands. Dans Tinventaire des biens qu'Etienne Bloch rédigele 4 octobre 1946appuid'une demande d'indemnisation, il évoque ainsi « une bibliothéque comprenant livres rare, collections historiques com- plétes, entre 5000 et 7000 volumes », et précise en note : « Le chifre donné pour Pévatuation de ta Bibliotheque ne pourra étre justfié, tant donné que le catalogue des tires été emporté par les Allemand. Cette bibliothéque, consti- tuée par mon pére, état la bibliothéque d'un savant. Elle comprenait un fonds classique (par exemple Veeuvre complete de Voltaire en 72 volumes), des polyp ques, des livres du xa siécle, dont cer tains valent aujourd'hui chacun envi ron 50000 francs, des livres modernes (par exemple La Comédie humaine de « Un feu de circulation it installé prés de son bureau, pour en interdire l'accés a ses enfants » Balzac dans la coll “La Pléiade”) et sur tout deslives historiquesallemands, an sais, italiens, belges ainsi que desrevues scientifiques completes depuis 1920, eu ropéennes et méme américaines. » En méme temps que ses livres, une partie des archives de Marc Bloch sont envoyées vers Berlin, avant d'étre sai- sies par les Russes et restituées finale- ment la France, & partir de 1994, au Une vie /35 sein ducéltbre.fondsde Moscou» des Archives nationales (cf. p. 40). On y ‘trouve certains des documents les pis, anciens de la main de Marc Bloch, de- puis ses études supérieures — avec ses «Devoirs de khiigne au lycée Louis-le Grand en 1903 » et ses « Notes prises et cours suivis 4 l'Ecole normale et la Sorbonne »— jusqu’a ses premidres an- nées d'enseignement, documentées pares «Notes de cours prises par Marc Bloch dans enseignement secondaire Amiens et Montpellier » La majorité de ses papiers avait ou- tefois été récupérée dans son apparte- ment, avant larrivée des Allemands, par des prochesde la Rue d'Ulm—dont Lucien Febvre et Paul Etard, le biblio- thécaire -, et transportée en camion- nette dans le Sud, oi Bloch avait pu la recouvrer et Yentreposer dans sa maison de Fougéres. Parmi ces pa- piers, son fils Etienne et sa petite-fille Suzette Bloch ont versé aux Archives nationales ceux qui documentent son ceuvre dhistorien : ils y forment au Jourdhui le«fonds principal »du fonds Mare-Bloch, classé par ouvrages, par cours et par objets ce recherche, au quel ont été adjoints en 1994 les pa- piers tités du fonds de Moscou. Certains n’ont en revanche pas été versés aux archives et Cest surtout la correspondance de Marc Bloch qui permet, derriére ’historien, @approcher 'homme. On conserve tout d'abord sa correspondance sa- vante. Bertrand Miiller a publié en trois tomes, entre 1994 et 2004, ses échanges avec Lucien Febvre, tandis que les lettres entre Bloch, Febvre et Henri Pirenne — le seul historien que Mare Bloch ait jamais reconnu comme son maitre — ont fait Fobjet en 1991 une édition en Belgique, hélas in- compléte. Ce nest la toutefois qu'une infime portion de son ceuvre épisto- laire, éclatée entre d’innombrables fonds darchives, sans méme comp- terles lettres que Yon retrouve au mi lieu de ses papiers de travail, ear Marc Bloch prenait souvent des notes au dos de lettres recues, ou de brouillons de lettres envoyées. Je me suis inté- ressé a sa correspondance avec des sa vants allemands, britanniques, améri cains, mais il existe probablement des centaines de lettres, hors d'Europe, dont je n'ai pas connaissance tant il avait de correspondants : Mare Bloch était un véritable graphomane, qui écrivait du matin au soir, et ce serait oeuvre d'une vie quede rassembler sa correspondance complete. Poéme d’adieu a sa femme 662==" cette année Pour le grand voyage sans retour Et te laisser seule, mon aimée ? ‘Mon amour, hélas, ‘mon pauvre amour La route parfois fut malaisée Le fardeau par moments ‘ous fut lourd Mals nous étions deux, ‘8 mon aimée.” Ballade rise, 1943. ‘Simonne Quand cette photographie ‘est prise on 1919, Simone Vidal s'appréte a épouser Marc Bloch, Vient ensuite sa correspondance fa- miliale. On connait notamment une partie de ses échanges avec Etienne. Ce dernier a en effet accepté que les lettres que lui adressait son pére, en 1939-1940, pendant la Dréle de guerre, paraissent en 1991, édi tées par Francois Bédarida et Denis Peschanski, dans un numéro des Cahiers de Uinstitut d'histoire du temps présent. Des lettres qui se résument presque une litanie de réprimandes: son pére lui reproche de ne pas assez travailler, de ne pas se lever assez tot, de trop taquiner sa mére... Un ritable Pere Fouettard ! Mais on ne connait pase contenu des lettres quill adressait sa fille ainée, pas plus que sa correspondance avec son épouse, Simone, a laquelle, quand il était ab- sent, il écrivait presque chaque jour. Que sait-on done de ’homme, de son caractére? Ge sont surtout les témoignages de ses proches qui nous renseignent sur le caractére de Mare Bloch. Ftienne lui a consacré une série de petits textes, oii Yon peut lire par exemple : «Le premier mot qui me vient d Ves- prit quand je pense & mon pére, cest le mot “sévérité” » I ne faut pas oublier quil s'agissait d'un homme de la fin du xix siécle ! « Avant la guerre, écrit encore Etienne, dans notre enfance, nous avions quotidiennement le spec: tacle du paterfamilias. » Il rapporte par exemple qu'un feu de circulation était installé, dans le duplex de la rue de Sévres, au pied de lescalier mon- tant au bureau, pour en interdire lac: cs aux enfants. Plusieurs de ses an- ciens éléves ont également écrit sur lui, etleurs textes confirmentcombien il était autoritaire et impressionnant. Mare Bloch change toutefois avec la Seconde Guerre mondiale : lui que ses étudiants surnommaient avant le confit le « capitaine Bloch », et dont ils soulignaient volontiers la raideur, écrit pendant la guerre a ses anciens étudiants des letres d'une incroyable bienveillance, et fait plus volontiers montre d'un humour quiil ne laissait pas transparaitre auparavant. Des facettes du personage résistent toutefois a inquisition de Thistorien, LPMISTOURE- W535 SEPTEMBRE 2025 36/0) Marc Bloch Sans jamais rejeter son héritage juif, quill endosse encore au plus fort des persécutions antisémites, Marc Bloch aura lutté toute sa vie pour n’étre jamais réduit é sa judéité. “ene revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d'un antisémite. » Lajudéité de Mare Bloch est souvent réduite & cette phrase LLAUTEURE Professeure émérite ‘AYuniversité de Paris Nanterre, Annette Becker a notamment publi Des Juifstrahis par leur France (Galimara, 2024) « Je suis Juif » Par Annette Becker J crest ala synagogue (cicontre, celle de Strasbourg) que Mare Bloch (cidessus, & gauche, vers 411. ans) a 6pousé Simonne. de L'Etrange Défaite, comme sila date n’avait pas d’importance : Phistorien estalors, a 54.ans, persécuté comme Juif, spolié de sa bibliothéque, exfiltré de son poste dela Sorbonne, et ce dés avantle statut des Juifs du3 octobre 1940. La« Présentation du témoin » est un acte militant de été 40, quand les citoyens francais d'origine jive, ces « fous » de la République, furent exclus de la société. Pour connaitre quel Juif était Mare Bloch, cest au reste de sa vie qu’il faut retourner, vers Forigine alsacienne de sa famille et option pour la France en 1871, puis son appartenance a «a pointe de la génération de Faffaire Dreyfus », dans engagement républicain au service de la vérité pourla nation. -Méme s'il se considérait assimilé et sécularisé, Mare, tout comme son pére Gustave, se rattachait a des réseaux familiaux et intellectuels souvent juifs. Gustave Bloch, quis’était battu dans Strasbourg assiégée en 1870, fut un des animateurs du «Comité de recherche des documents LISTOIRE 595. SEPTEMBRE 2025, Une vie /37 concernant les Israélites pendant Ja guerre», destiné & recueillirles initiatives juives entre 1914 et 1918, surles fronts domestique et militaire ot se battait Mare Bloch. Auretour de sa trés «belle guerre», ce dernier épouse ala synagogue Simonne Vidal, infirmiére volontaire pendant le conflit. La rubrique de la vie juive ‘lu Rayon signale en 1927 que Bloch est nommé professeur & Strasbourg. Sil dénonce tot Vantisémitisme hitlérien, ile voit ‘comme extérieur, hypostasié dans un pays étranger, Allemagne. Lors de ses ‘candidatures au College de France ila pourtant rencontré, mais Pa toujours relativisé, réduisant cette contamination un phénomene d’« osmose d travers lamembrane frontiére ». Du soldat au paria Bloch est bien trop Francais pour accepter la francité de ce qui le frappe dans les années 1930. Lorsqu’ilrédige L’ftrange Défaite, Ialliste des soldats de sa famille illustre la normalité, voire la banalité, citoyenne et patriote de son parcours. Mais les notes additionnelles non publiées ‘montrent son désarroi,jusque dans la graphie tourmentée. Désormais paria, Bloch mesure ce qui sera toujours pour lui, au double sens trés fort du terme, Vinnommable :« Assex bon historien, [je] n'ignore point que les prédispositions raciales sont un mythe et la notion méme de race ure une absurdité. » est professeur Ala Sorbonne, fonctionnaire et officier francais, ‘on voudrait Paffubler dun «statut» des Juifs?Ils‘affirme plus que jamais Francais en rrefusant Vichy, une anti-France dont les responsables ont mené a défaite et vont désormais au-devant des exigences de Yennemi. Il voit avec impuissance que le «poison » de la«grande injustice » se répand et nhésite pas sur le seul contrepoiso engagement pour sa France, celle de la Résistance, dans la primauté absolue de son identité nationale. Son refus d'adhérer & une Union des Israélites illustre ce principe : iirédige une lettre-pétition avec 27 autres « notables» juifs, pour quil’UGIF est comme un comité de collaborateurs. Crest que le communautarisme leur est étranger:lalettre comprend quatorze fois les mots « francais » et patriote. Ine faut pas en dédutire que Bloch refuse sa judéité, comme le prouve sa Tettre~ testament » du 18 mars 1941. Non pratiquant, ilne veut pas que «fussent récitées les priéres hébraiques» sur sa tombe ; en revanche, «il me serait plus odiewe ‘encore que dans cet acte de probité personne pat rien voir qui ressemblat & un ldche reniement. affirme done, s'il le faut, face & la mort, queje suis né Juif; queje Wai jamais songé a men défendre ni trouvé aucun motif d’étre tenté de lefaire. »Invité A la New School for Social Research de New York, ilrenonce a s'y rendre pour rester avec ceux de sa famille quine peuvent bénéficier de visa, pendant qu'il est contraint de voir son nom retiré des Annales. «Nous sommes francais. Nous n’imaginons pas que nous puissions ccesser de V’étre. Ni pour nous, ni our nos enfants, nous ne saurions concevoir d’autres destinées ‘qu'un avenir francais ». En 1941, Mare Bloch V'lsraélite patriote ne pouvait imaginer la suite de Phistoire. En 1944, Otto Abetz, Yambassadeur allemand & Paris, triomphe a Varrestation du« Juif francais nommeé Block [sic], et dont Te pseudonyme est Narbonne ». > tel par exemple son rapport aux femmes. Tout au plus peut-on spécu- ler 4 partir des comptes rendus quill a consacrés aux ouvrages de colle- gues historiennes : certaines de ces recensions, excessivement sévéres et condescendantes, ont quelque peu vieilli aujourd'hui. De méme que fon préterait désormais un regard plus cri tique sur son habitude de faire taper ses manuscrits& son épouse Simonne, dans un bureau en face du sien - des manuscrits portent ainsi des correc: tions d’unemain qu'Ftienne identifait comme celle de sa mere, Quant a sa vision de la vie senti- mentale et de la sexualité, les conseils prodigués en la matiére & Etienne, dans une lettre du 3 novembre 1939, jettent sur elle une lumidre inattendue (6f.p. 38). Vient ensuite entrée dans la Résistance : comment connait-on Je réle que joue alors Mare Bloch? Difficile de savoir de quand datent exactement les premiers contacts de Marc Bloch avec la Résistance. De Clermont-Ferrand, oit Puniversité de Strasbourg a été délocalisée aprés la ré-annexion de Alsace-Moselle et oi, aprés s'étre engagé volontairement dans la guerre — alors que ses 53 ans, ses six enfants, tous mineurs, et sa chaire a la Sorbonne lui permettaient d'y échapper ~ il reprend le travail & Vautomne 1940 ? De Montpellier, oi —aprés avoir finalement décidé de dé- liner, faute de pouvoir emmeneravec luisa mare et ses ainés, invitation qui Ii était faite de rejoindre a New York Ja New School for Social Research -, il obtient d’étre muté en 1941 pour que son épouse, atteinte de pleurésie, uisse y profiter des bienfaits du cli- mat méditerranéen ? Malgré Vantisémitisme de certains de ses collégues et étudiants, Mare Bloch maintient & Montpellier des relations avec le gouvernement de Vichy, notamment grce a Yadmira- tion que le ministre de Pinstruction publique Jéréme Carcopino portait & son pére Gustave Bloch, dont il avait &é Péleve, tout en participant aux P LEMISTOURE- W535 SEPTEMBRE 2025

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