0 évaluation 0% ont trouvé ce document utile (0 vote) 148 vues 100 pages LHistoire Septembre 2025
Le document présente un hommage à l'historien Marc Bloch, qui a joué un rôle crucial dans la recherche historique et la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. Il souligne son parcours, ses contributions à l'histoire, et son entrée imminente au Panthéon, marquant ainsi son importance dans la mémoire collective française. Le texte évoque également des réflexions sur l'histoire et la complexité des récits historiques, ainsi que des événements culturels liés à l'histoire en France.
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Spécial
LV’historien
combattant
Avec fA
Annette Becker
Jacques Berlioz
Patrick Boucheron
Guillaume Calafat
Sophie Coeuré
Claude Gauvard
Alain Guerreau
Jean-Noél Jeanneney
Philippe Joutard
Olivier Loubes
3 Florian Mazel
Pierre Monnet
Yann Potin
Antoine Prost
Peter Schéttler
Claire Sotinel
Pierre-Francois Souyri
=> Annette Wieviorka
=> Michel Winock
L 13413 -555 s-F: 6,90 €-R0EXPOSITION DU 12 SEPTEMBRE 2025 AU 26 JANVIER 2026
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Avec le soutien de
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MINISTERE.
DELA CULTURE
al BNP PARIBAS[Histoire
73
Le Patron
I n’étaitpas Phistorien le plus éclatantde sa gé-
nération, Né en 1886, fils d'un professeur a
Ecole normale supérieure dela rue d’UIm, bi-
beronné aux Antiquités classiques, rigoureux,
méthodique, il entame un parcours sans
heurts. La Grande Guerre retarde un peu sa
carriére. En 1919 cependant, marié a Simonne
Vidal, dontil aura vite six enfants, ilest chargé
de cours & Strasbourg, tout juste redevenue frai
‘aise. Enseignant érudit, exigeant, respecté, iladmi-
nistre sa tribu en homme de son temps : Simonne
tape les manuscrits et prend en note les séminaires,
la famille tourne rond. Les articles et les livres
tombent a belle cadence. Par dizaines, des recen-
sions d'ouvrages, beaucoup en allemand, sont pu-
bliées un peu partout, et notamment dans les
Annales, la revue qu'il invente avec Lucien Febvre,
a Strasbourg, en
11929. Bloch cepen-
dant, élu a la Sor-
bonne en 1936, est
alors bien moins
connu que Febvre,
son ainé de huit
ans, moins que
Pierre Renouvin,
quia ouverte chantier de Phistoire de la guerre, ou
quAlbert Mathiez, qui régne sur la Révolution fran-
aise. Ils’expose peu, répugne a sengager, apeude
réseaux et peu de disciples.
La Seconde Guerre mondiale transforme son
image. A 53 ans, il rempile comme capitaine
fendre la France est une priorité. Traumatisé par la
défaite de 1940, il écrit 4 chaud sa «Déposition d’un
vaincu », et, menacé comme Juif, refusant lexi, est
exfiltré & Clermont-Ferrand, en zone libre, oit s'est
repliée luniversité de Strasbourg. Rattrapé par
Vichy, le professeur qui ne croyait qu’aux biblio-
théques plonge dans la Résistance. Arrété en 1944,
torturé, il est fusillé le 16 juin et n'est plus que le
« supplicié n° 14 »,
Mais Lucien Febvre, un an plus tard, rend a son
ami un hommage qui I'intronise, et, poussé par
ses compagnons d'armes de Frane-Tireur, fait pu-
blier L’Etrange Defaite qui devient une référence. La
Mare Bloch sera,
en juin prochain,
le premier
historien a entrer
au Panthéon
profession prend conscience de la puissance de ses
travaux et de la force de ses intuitions : qu'il sagisse
de la circulation des rumeurs, de la formation des
paysages ou de la croyance au miracle, son rapport
aux sources, sa maniére de bousculer la chronologie
‘ou d’enrichir le questionnaire en s'inspirant des so-
ciologues, simposérent comme une méthode. Livre
inachevé, écrit dans la clandestinité, tApologie pour
Vhistoire (1949) est donné aux khagneux pour leur
apprendre le métier. Jacques Le Goff le r8édite avec
une préface vibrante et assure le succes des Rois
thaumaturges, republié en 1983 dansla prestigieuse
Bibliothéque des Histoires. Chez les historiens, Mare
Bloch était devenu un maitre.
Iy avait encore du chemin vers le Panthéon. La
réédition en poche de L’Etrange Défaite (« Folio »,
1990), préfacée par Stanley Hoffmann, est une
rampe de lancement. Durant ces années de révision
déchirante sur Vichy, Panalyse accablante d'un histo-
rien du présent eté dans la bataille fait mouche. Ins-
piré par Max Gallo, Nicolas Sarkozy Venrdle dans sa
campagne, citant, un peu tronquée, la phrase qui le
résume aux oreilles du grand public: « lest dew ca-
tégories de Francais quine comprendront jamais (Vhis-
toire de] France : ceux qui refusent de vibrer au souve-
nir du sacre de Reims, et cewx qui lisent sans émotion
lerécit de laféte de la Fédération. »
‘Aux politiques il n’échappe pas que ce parcours ir-
réprochable est une odea la République : Juiflaique,
professeur exemplaire, patriote, résistant et mar-
tyr, il ne lui manque méme pas, lui qui imaginait,
en 1929, un manuel d'histoire franco-allemand,
avoir ceuvré de son vivant a la réconciliation avec
Pennemi. Le centre de recherches francais & Berlin
porte son nom et, en 1998, aprés quelques remous,
Puniversité de Strasbourg. Il sera, en juin prochain,
le premier historien A entrer au Panthéon. Maisil est
beaucoup plus que cela. Quatre-vingts ans aprés sa
mort, ilest devenu le Patron.
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LemstowRe- 17535 -sePreMRe 2005,4s
VOUS NOUS ECRIVEZ
Une lutte internationale pour la liberté
Vous avez été nombreux 8 16
agir & notre numéro » Haiti.
La révolution des esclaves »
(n° 531). Simon Melchior
émet cependant un regret: «
Je suis tout de méme triste
ue, sur la trentaine de pages
.
LemsTOmRe 1535. SEPTEMBRE 2025,yy
LE GESTE.
RETROUVE
Reconstitution du torque
celte de Montans
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Joailliers
Era Rete)
de Van Cleef & Arpels
8 JUILLET
ZISERAP
Exposition
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16 bis bd Montmartre
75009 ParisSommaire
10/ LHistoire
Pred ot rect ea peation
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REDACTION, DOCUMENTATION. RALIATION
our eect: — 12 Aodt 1945. La Bombe
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tieateseagees 950 ja‘Javion ?
‘ice Wino Jes Nonny par Bruno Cabanes
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‘Cerin Bri rum Catan, kann Chapou,
Pierre Nora, historien public
par Michel Winock
‘Comment Dankichi est devenu rot
par Anthony Tristani
Poutine : histoire est une arme
par Nicolas Werth
César Oudin, premier traducteur
de « Don Quichotte »
par Mare Zuiti
Comprendre IA
ar Ania Szezepanska
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Dectoa’ urs nen Sour (1912)
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Graton
Deectouruenral: tenes S370)
‘ecto pis emir (927)
Bloch,
Dossier
so MARC BLOCH
32 Portrait intime de
Vhistorien et du résistant
entretien avec Peter Sehattler
Je suls Jui»
par Annette Becker
+ La bibliotheque spoliée
par Sophie Coouré
+ Face aux périls, comment
stengager ?
ar Christophe Prochasson
*Chronologie
Bloch et I'Allemagn«
ladmiration décue
ar Pierre Monnet
47 METHODE : A-J-IL
TOUT INVENTE ?
Les temps longs de
l'économie
ar Guillaume Catatat
48ft
Vhistorien combattant
50 Serf ou esclave ? Se battre
avec les mots
par Claude Gauvard
52 Le comparatisme, jusqu’au
Japon !
par Pierre-Francois Souyri
54 « Instituteurs, mes fréres »
ar Olivier Loubes
56 Nouer les fils d'une histoire
totale
par Antoine Prost
58 Les pidges de I’érudi
par Claire Sotinel
60 Le médiéviste, ou
Vhistorien au carré
par Patrick Boucheron
63 BLOCH/FEBVRE.
CHASSE-CROISE
64 Des amis de trente ans
ar Yann Potin
eo RETOUR SUR
DES CLASSIQUES
70 < La Société féodale »
Son livre le plus mésestimé
par Florian Mazel
72 ~ Les Rois thaumaturges »
Le pionnier de
Fanthropologie
historique
par Jacques Berlioz
74 = Les Caractéres originaux de
VPhistoire rurale francaise »
Radiographie du paysage
par Alain Guorroau
(COUVERTURE : Marc Bach en 1942 son
peste eps conn repay dans ies ces
es arses Eest Pinon Brest et C215 (Aber
Hating oger Vole)
‘Ce numéro comport un encar Fis Voyages et
unencart Loses Su une partie deladifasion
stones,
76 = Réflexions d'un
historien sur les fausses
nouvelles de la guerre »
Comprendre les
«fake news »
por Joan-Noé! Jeanneney
78 - LEtrange Défaite »
La déposition d'un vaincu
par Miche! Winock
80 Apologie pour I'histoire »
L’éthique du métier
par Annette Wieviorka
+ Pour en savoir plus
84 LIVRES
Le livre du mois,
e Didier Lett
por Jacques Berlioz
La sélection de « Histoire
Les revues
La bande dessinée
or Martial Poirson
Le classique
‘Arrien par Hervé Duchéne
94 SORTIES
Expositions
por Anne Lehoérff
Cinéma
ar Antoine de Baecque
98 CARTE BLANCHE
de Pierre Assoutin
Lejendi4 septembre A heures,
reeraver Paste
‘ne Feiaon
deXavier audit
‘Le Cours de histoire»
LEHISTOURE- W535 SEPTEMBRE 2025Evénement
Aout 1945
La Bombe
a-t-elle fait
capituler
le Japon ?
histoire est connue. Les 6 et 9 aotit 1945, deux bombes atomiques sont larguées sur
Hiroshima puis Nagasaki, au prix de dizaines de milliers de victimes civiles. Six jours
plus tard, le Japon capitule. Depuis, entre historiens « orthodoxes » et « révisionnistes »,
la polémique n’a jamais cessé. Fallait-il bombarder le Japon ? En observant é la fois
une chronologie plus fine et en changeant d’échelle, Bruno Cabanes rouvre le dossier.
€ 6 aofit 1945 4 8h15 une pre.
mire bombe atomique est lar
guée par les Etats-Unis sur la
ville d’Hiroshima, provoquant
lamort d’au moins 120000 personnes
dans les six mois qui suivent. Trois
AUTEUR Titular de la chalre
Donald G. and Mary A. Dunn
histoire de ta guerre a Ohio State
University,
Bruno Cabanes
vient de publier
Les Fantomes de
Fle de Peteliu
(Seu «Fiction et
ie», 2025).
LeMsTOWRE 0595. SEPTEMBRE 2025,
Par Bruno Cabanes
jours plus tard, le 9 aodt, 81102,
tune autre bombe de plus grande
taille, baptisée « Fat Man », explose a
la verticale d’Urakami, un faubourg
de Nagasaki, faisant instantanément
40000 morts et 30000 de plus dé-
but 1946, Aux Etats-Unis, Popinion
publique est partagée entre leffroi
suscité par la puissance de cette arme
nouvelle et 'admiration pour la tech-
nologie de pointe qu’elle met en
‘ceuvre. Toutefois, dans les sondages
Gallup des 24-29 aoait, 70 % des
Américains se disent favorables & la
Bombe. La principale raison a ce sou-
tien massif: Tentrée brutale dans ere
atomique, qui va modifier les rela-
tions internationales pour plusieurs
décennies, entraine la capitulation du
Japon, annoncée le 15 aott 1945
dans un discours radiophonique de
Vempereur Hirohito et officialisée
avec la signature des actes de capitu-
lation par Mamoru Shigemitsu, le mi-
nistre des Affaires étrangéres japo-
nais, & bord de TUSS Missouri dans la
baie de Tokyo, le 2 septembre.
Arrivé au pouvoir aprés a mort
de Franklin D. Roosevelt le 12 avril
1945, le président Harry S. Truman
est la Maison-Blanche depuis
moins de quatre mois. Dans quelles=
© Inédite A gauche, cliché aérien du champignon atomique aprés le largage de «Little Boy » sur Hiroshima,
ito, petits de Hirohito et empereur japonais depuls 2019,
use, Masako, se recueillent a Tokyo pour ;nniversaire de la reddition japonaise. Vaincu et sous occupation
américaine de 1945 & 1952, le Japon conserva cependant ses institutions impériales.
LmsTOWRE 1535 SEPTEMBRE 2025,14/
Evénement
> circonstances et pour quelles rai-
sons décide-t-il de utilisation non
seulement de la premiére bombe,
mais aussi de la seconde ? Les deux
attaques ont-lles provoqué ou méme
accéléré la capitulation japonaise ?
Ces questions ont fait objet d’une
importante controverse historiogra-
phique, qui se poursuit jusqu’a nos
jours. Ces débats ont connu une in.
tensité particuliére en 1995, avec
organisation d’une exposition com-
mémorative sur la fin de la Seconde
Guerre mondiale par le National Air
and Space Museum & Washington
D.C. Le projet fut tout simplement
annulé car, selon de nombreux vété-
rans et membres du Congrés, il emet-
tait en question le caractére Iégitime
dela bombe atomique et présentait les
Japonais comme de simples victimes
de la guerre’. A cette époque comme
aujourd'hui, les enjeux de la contro-
verse ne sont pas seulement
graphiques, mais également mémo-
riels et moraux, étant donné Fhorreur
des conséquences humaines pour les
populations civiles japonaises.
és le mois d'aodtt 1945, la justifica-
tion de Farme atomique vient du pré-
sident Truman lui-méme: «Nousavons
utilisé la Bombe pour abréger la guerre
ct sauver la vie de plusieurs milliers de
Jeunes Américains, » Cette interpréta-
tion, a laquelle Truman restera fidale
Jjusqu’a la fin de ses jours, s'appuie
sur la préparation par les Américains
d'une invasion terrestre du Japon
(opération Downfall), d’abord celle
de Kyushu, Vile la plus méridionale
de Varchipel, prévue le 1" novembre
1945 (opération Olympic), puis de
Bomibes Incendliaires Tokyo ravagée par des bombes incendiaires en avril 1948. Avant méme le largage des deux bombes
_atomiques, les villes japonaises étaient déja en prole a des bombardements destructeurs américains.
DATES-CLES
1944 1945 16 juillet 17 juillet-2 aoat 26 juillet
‘A partir de novembre, Mars Ces attaques Les Etats-Unis Conférence de Les Etats-Unis
les bombardements ciblent de plus testent la premiére Potsdam. Les Alliés _ demandent au Japon
sur le Japon fen plus, outre bombe atomique exigent la redidition de se rendre
staccélérent avec les complexes dans le désert du du Japon. Truman ‘sans conditions,
ouverture des Industriets, les Nowveau-Mexique _apprend le succes du ‘ce quil refuse.
bases alliées dans ‘centres urbains. (essai Trinity) test nuctéaiee.
les jles Mariannes..
LeMSTOIRE 1595. SEPTEMBRE 2025,
i7/15
la plaine du Kanto prés de Tokyo en
‘mars 1946 (opération Coronet), et
le cofit humain considérable que ces
deux débarquements successifs au-
raient entrainé pour Parmée améri-
‘caine : sur 1,7 million d’hommes enga-
és, entre 193000 et 220000 morts et
Dlessés selon une estimation du Joint
War Plans Committee, peut-étre pris
Une invasion du Japon
aurait entrainé, pour
armée américaine.
jusqu’a 220000 morts
et blessés
de 1 million selon certains conseillers
militaires de Truman, qui soulignaient
la résistance intacte de Yinfanterie et
de aviation ennemies.
Epargner Ia vie des boys ?
Dis lors, faut-il considérer la bombe
atomique comme une arme providen-
tielle ? Cest Pavis de nombreux com-
battants, par exemple Phistorien Paul
Fussell,21 ansen 1945, qui,aprésavoir
&&é blessé & deux reprises en Furope,
aurait di participer & invasion du
Japon si l'ennemi n’avait pas capi
‘ulé entre-temps : « Malgré un flegme
apparent, nous nous sommes effondrés
et nous avons pleuré de soulagement et
dejoie, sesouvientil. Nousallions vivre
etfinalement atteindre Vage adulte.»
‘Une abondante production historio-
graphique s'est développée sur cette
base dés Fimmédiat aprés-guerre. En
1947 parait un article de Fancien se-
crétaire Ala Guerre Henry L. Stimson,
cexpliquant que Truman et son adm
nistration avaient choisi « foption la
‘moins cruelle » entre V'invasion ter-
restre et la bombe atomique. Ce >
Le Japon en étau
7
rss
CHINE
Bombardement atomique
Vile bombard er 08 25)
tt taux de destruction du it)
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‘des bombard omériesins
+ Invasion svitique de
IMandchouri ae 045)
Prot invasion american
/ Terrie corr parle Japon
raeptensre 500k
‘Avant les bombardements atomiques, 26 villes japonaises ont été pllonnées
‘avee des bombes incendiaires américaines, provoquant des destructions
ravageuses : Toyama est rasée a 99,5 %. Los Russes envahissent, le 9 aoit,
la Mandchourie et menacent le Japon par le nord (ile de Sakhaline), tandis
‘que les Etats-Unis préparent, par le sud, une intervention terrestre (qui n’aura
as lieu, pulsque le ministre des Affaires étrangéres japonais signe la reddition
le 2 septembre).
6 aott, 8h15
La premiére bombe
atomique est larguée
‘sur Hiroshima. Le
Japon n'organise pas
‘de réunion de crise.
8 aout
Staline rompt
le pacte de neutralté
{ui le lait au Japon
depuis le 43 avril 1944
ct lui déclare la guerre.
9 aout, 41h02 10 aoct, 2 septembre
La deuxime bombe vers 2 heures Le Japon signe
‘atomique explose Lempereur Hirohito offciellement sa
sur Nagasaki décide de capituler. _reddition sur le navire
Le méme jour, annonce le 45 aout USS Missouri dans la
Armée rouge envahit dans un discours bale de Tokyo.
a Mandehourie radiophonique.
LmsTOWRE 1535 SEPTEMBRE 2025,16 /
Evénement
> courant dit orthodoxe »estencore
florissant au début des années 1960,
comme Villustre Pouvrage de l'his
torien et ancien diplomate améri-
cain Herbert Feis Japan Subdued. The
Atomic Bomb and the End of the War in
the Pacific (Princeton University Press,
1961), qui ajoute une autre dimen-
sion & Vargumentaire : les Etats-Unis
auraient en un intérét diplomatique &
impressionner Fallié soviétique avec
cette manifestation de la puissance
technologique américaine.
intervention terrestre ?
I faut attendre le milieu des an
nées 1960 pour qu'un autre courant,
déja présent apres la guerre mais de
maniére encore marginale, prenne
son essor. Linterprétation dite « ré-
visionniste », initiée par le physicien
britannique Patrick M. S. Blackett
en 1949, et surtout amplifiée avec
Ja parution d'un ouvrage influent de
Gar Alperovitz en 1965, estime que
Je Japon était déja au bord de Pépui-
sement & été 1945, par les moyens
conjugués duu bombardement straté.
gique de ses villes et du blocus naval
deses cétes?
Des bombardements d’abord, dont
la mémoire globale Hiroshima et
de Nagasaki a quelque peu éclipsé la
violence. Noublions pas que prés de
1100000 habitants trouvérent la mort
dans le raid aérien contre Tokyo dans
la nuit du 9 au 10 mars 1945 (opéra-
tion Meetinghouse), cest-A-dire plus
quelenombre de victimes immédiates
dela Bombe & Hiroshima ou Nagasaki
A Lété 1945, les villes de Tokyo,
Yokohama et Kobe ont été réduites
de moitié. A la date du 7 aod 1945,
seules sept villes japonaises de plus
de 100000 habitants rvont jamais été
bombardées, parmi lesquelles Kyoto
épargnée & la demande du secrétaire
Ala Guerre américain pour sa valeur
historique, culturelle et symbolique.
Encequiconcernel'arme dela faim, le
blocus (opération Starvation) mis en
ceuvreen avril 1945 parles itats-Unis,
avec Putilisation massive de mines, a
pour conséquence de priver le Japon
de ressources essentielles en matiéres
premigreset nourriture, faisant planer
LeMISTOIRE 0595. SEPTEMBRE 2025,
Crépuscule d'empite Des soldats soviétiques pendant Fotfens
a PortArthur en
Mandchourie, alors protectorat japonais du Mandchoukouo, déclenchée entre les
‘deux bombardements atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki. Cidessous, afiche
de propagande américaine de 1944, appelant a un sixiéme emprunt de guerre.
la menace d'une famine de masse‘
En autres termes, une guerre totale
contre le Japon avait été lancée depuis
longtemps, bien avant les attaques
contre Hiroshima et Nagasaki.
Gertains tenants de Técole dite « ré-
visionniste » vont plus loin. Selon eux,
le gouvernement japonais était non
seulement affaibli, mais déja disposé
8 la capitulation avant les bombar-
dements atomiques — ce que d'autres
historiens contestent, par exemple
Richard B. Frank, pour qui, s appuyant
sur des échanges (interceptés par les
Américains) entre le ministre des
Affaires étrangéres japonais et 'am-
bassadeur japonais en Union sovié-
tique au mois de juillet 1945, méme
les modérés du Conseil supréme ja-
ponais n’étaient pas préts & envisager
lune reddition fondée uniquement sur
une garantie du statut de Tempereur
apris guerre’.
Se rendre aux Américains
plutét qu’aux Russes
Mais pourquoi Truman avaitil choisi
utiliser Parme atomique alors que
les ravages combinés du blocus et des
bombardements et la menace d'une
intervention russe semblaient suf-
fire & apporter la victoire aux Alliés
a relativement court terme ? Le pré-
sident américain espérait que le gou
vernement japonais adresserait la
demande de capitulation aux Etats-
Uniset euxseuls, commele souligne
Thistorien nippo-américain Tsuyoshifar
Hasegawa*. Hiroshima et Nagasaki
ne sont pas seulementles événements
paroxystiques d'une guerre entre le
Japon et les Etats-Unis particuligre-
ment atroce. Ce sont aussi les pre-
miers actes de la guerre froide et de la
rivalité entre les Etats-Unis et l'Union
soviétique, annonce du succes des
premiers tests de la bombe améri-
caine dans le désert du Nouveau
Mexique (16 juillet 1945) ayant eu
un téle psychologique considérable
au beau milieu de la conférence inter-
alliée de Potsdam (17 juillet-2 ao6x),
‘ol est exigée Ia capitulation incondi-
tionnelle du Japon (26 juillet)
és lors, si Yon admet l'hypo-
these selon laquelle le Japon était
déja considérablement affaibli début
aofit 1945, Iutilisation de la bombe A
a-telle acoéléré, voire provoqué sa ca-
pitulation ? Et, finalement, était-elle
nécessaire ? Pour répondre ces ques:
tions, changeons d’échelle d’analyse
cet intéressons-nous de prés a la chro-
nologie des premiers jours du mois
daotit 1945.
Dans la perspective adoptée par les,
historiens dits « orthodaxes », Cest le
6 aotit 1945, le jour du bombarde-
ment d'Hiroshima, qui compte, car
Cest lui qui aurait décidé les Japonais
A la capitulation neuf jours plus tard,
Mais pour les Japonais, le véritable
tournant se produit le 9 aott, le jour
oit le Conseil supréme pour la direc:
tion de la guerre, composé des six
membres les plus éminents du gou-
vernement, est convoqué pour dis-
cuter de la capitulation incondition
nelle. Cette réunion, soulignons-le,
débute peu aprés le bombardement
de la ville de Nagasaki, qui a liew &
11h02, La nouvelle parvient & Tokyo
au moment de Fajournement de la
réunion, sans effet direct sur Pavis du
Conseil supréme, qui reste ailleurs
divisé, trois contre trois. Suivent deux
réunions successives du cabinet japo-
nais dans Vaprés-midi et en début de
soirée, puis de la conférence impé-
riale un peu avant minuit, au terme
de laquelle la décision de capituler
est prise par Hirohito le 10 aod, vers
2heures du matin,
Par ailleurs, le Conseil supréme
se réunit plus de trois jours aprés le
bombardement ¢’Hiroshima, ce qui
remet en cause la thése d'un lien de
cause & effet entre les deux événe-
ments. Le rapport préliminaire rédigé
par larmée sur les destructions et les
pertes humaines liges & Hiroshima
‘arrive dans a capitale japonaise que
le 10 aott. Le 8 aod, le ministre des
Hiroshima et Nagasaki
sont aussi les premiers
actes de Ia rival
entre les Etats-Unis et
l'Union soviétique
Affaires étrangéres Shigenori Togo
avait rencontré Kantaré Suzuki, qui
exerca briévement les fonctions de
Premier ministre entre le 7 avril et le
17 aoiit 1945, et lui avaitdemandé, en
vain, de réunirles membres du Conseil
supréme en urgence afin de discuter
des conséquences du bombardement
Hiroshima. Si le choc du premier
bombardement atomique avait été tel
que le prétendent les historiens dits
« orthodoxes », le Conseil supréme
rauraitil pas pris aussitOt la décision
de capituler ?
Dans les trois semaines précé-
dant le bombardement d’Hiroshima,
26 villes japonaises sont bombardées
par aviation américaine, Hiroshima
arrivant en deuxiéme position en
termes de pertes humaines, en qua-
triéme position en termes de super-
ficie détruite et en dix-septiéme po-
sition en termes de pourcentage de
Ia ville détruite (a ville de Toyama,
sur la céte septentrionale de Honshu,
par exemple, est dévastée a 99,5 %).
Evidemment, dans le cas d’Hiro-
shima et de Nagasaki, ils'agit d’armes
nouvelles, mais les Japonais n’en
connaissent pas encore la nature pré-
cise, ni les effets physiologiques sur
les victimes : la premiére délégation
mixte de médecins américains et ja-
ponais en charge d'étudier les effets
de la Bombe n’arrive & Hiroshima >
—O0VT.°>-—-7- FEE
Morts et blessés
Hiroshima Nagasaki
a5 milions dhabtants 340 000 habitants 263.000 habitants
700 000 morte 120,000 140.000 morte "16000 morte
innit
trenenenty
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Henenenty
Les bombardements
incendiaires américains
firent des milliers de vietimes :
onestime ainsi qu'il y eut
100000 morts rien qu’a Tokyo,
dans la nuitdu 9 au 10 mars 1945.
Lenombre total de personnes
tuées par les explosions et
les effets des radiations des
deux bombes atomiques reste
()tsihouette» 75 000 personnes
ff Hotitants
ee
titi
incertain. A Hiroshima, fin
décembre 1945, on compte
entre 120000 et 140000 morts
(Little Boy) ; Nagasaki,
70000 environ (Fat Man).
Entre 1945 et 1995, ily aurait
eu au total entre 300000 et
420000 victimes. Les survivants
étaient environ 200000 pour
Ja seule ville d’'Hiroshima.
LmsTOWRE 1535 SEPTEMBRE 2025,> qu’au mois d'octobre 1945. 1 faut
attendre 1946 pour qu'une agence
américaine permanente dite Atomic
Bomb Casualty Commission (ABCC)
commence & enquéter sur les effets &
long terme des radiations.
Les archives du Conseil supréme ré
vélent que les bombardements stra-
tégiques des villes japonaises ne sont
évoqués qu’a deux reprises dans les
délibérations, une fois au mois de
mai 1945, une autre fois dans la nuit
du 9 aoiit. Aux yeux des dirigeants ja
ponais, Hiroshima et Nagasaki ne se
distinguent pas réellement, dans un
premier temps du moins, des bom-
bardements stratégiques, dont ils es-
timent quils contribuent & renforcer
esprit de résistance de la population
civile, sans atteindre son moral.
Quelle est dés lors la préoccupa-
tion principale qui pousse les diri-
sgeants japonais a s'acheminer vers la
capitulation ? Sans aucun doute, la
menace soviétique. Le 13 avril 1941,
Je Japon avait signé un pacte de neu-
tralité de cing ans avec l'Union so-
viétique, donc jusqu’en avril 1946.
Début aoiit 1945, certains membres
du cabinet de guerre japonais restent
persuadés que Staline peut jouer
les intermédiaires pour obtenir des
Etats-Unis que les conditions de ca-
pitulation soient les plus favorables
possibles, notamment éviter un chan-
sgement de régime, un renversement
de Pempereur ou son renvoi devant
des tribunaux militaires pour crimes
de guerre. Au lendemain du bombar-
dement atomique d'Hiroshima, cette
option est encore ouverte ; 4 millions
de combatants japonais sont sous
les drapeaurx, 1,2 million préts 4 dé-
fendre le pays contre une éventuelle
invasion. La combativité des troupes
est entigre.
tout le monde
Ge sont la déclaration de guerre de
Union soviétique au Japon le 8 aovit
1945 et invasion consécutive de la
Mandchourie par les troupes russes,
Je 9 en début de journée (done avant
ry
Du point de vue des Japonais
Das 1946, Vhistorien des idées
‘Maruyama Masao, dans un texte
une grande lucidité, montra
‘comment l'appareil d'état
Japonais, y compris 'armée, était
tiraillé par des éléments
contradictoires, ce qui rendait
les prises de décision difficiles (Le
Fascisme japonais, 1931-1945,
Les Belles Lettres, 2021). Tout
lesystéme était construit
pour pousser au conformisme
‘et Pobéissance passive. Cette
irresponsabilité générale, qui
‘conduisit le pays a la catastrophe
finale, interroge.
Lineapacité & imposer une
ligne globale fut particulizrement
visible dans les dernigres
semaines de la guerre. Les
historiens japonais ont pu
‘montrer comment ceux qui
étaient ala téte de FEtat se
bercaient dillusions concernant
Pavenir immédiat et, ivres
didéologie, vivaient dans un
monde irréel. Le processus de
décision qui mena ala
‘capitulation reste difficile a saisir
car de nombreux documents
ont été détruits. Mais beaucoup
Deéfalts La nouvelle de la défaite du
Japon vient d'artiver aux prisonniers
‘Faponals de File de Guam.
@historiens au Japon pensent,
comme aux Etats-Unis, que
Pusage dela bombe atomique
na pas vraiment fait bouger les
lignes. En fait, les miliewx
dirigeants japonais restaient
persuadés que Parmée du
Kwantoung, stationnée en
Mandchourie, qui n’avait jamais
été engagée dans les combats ni
bombardée par les Américains,
constituait une force redoutable,
capable de tenir téte aux Alliés.
Onignorait a Tokyo que cette
armée était sous-équipée et
démoralisée. Elle s'effondra en
quelques jours a partir du9 aodt
1945 sous les coups de Armée
rouge. Les officiers japonais
s‘enfuyaient, en un sauve-qui-
peut général, en voiture, en train,
enavion, laissant leurs soldats
démunis face aux Soviétiques,
quifirent alors des centaines
de millers de prisonniers, tandis
que des millions de colons
Japonais étaient abandonnés
Aleursort. Autour du 11 aoat,
Pétat-major & Tokyo réalisa enfin
que la partie était perdue et
4qu’a tout prendre, il valait mieux
se rendre aux Américains qu'aux
Soviétiques... Mais personne ne
prenait'initiative. Ily eut encore
trois jours avant que 'empereur
enregistre, le 14, le discours
quine sera diffusé que le 15 aod,
invitant son peuple a « supporter
Vinsupportable».
Pierre-Frangois Souyri
LeMSTOIRE 1595. SEPTEMBRE 2025,719
Je bombardement de Nagasaki, qui in-
tervient en fin de matinée) qui préci-
pitent la situation et entrainent la ré
union d'urgence du Conseil supréme.
Lile septentrionale d’Hokkaido est
menacée, larmée japonaise satten-
dant 8 érre submergée par la XVI ar
ge russe et ses 100000 hommes qui
La menace russe
est une question de
semaines, peut-étre
méme une dizaine de
jours tout au plus
se trouvent dans Tile de Sakhaline.
Le Japon risque d'étre pris en tenaille
entre un débarquement soviétique
au nord et une invasion américaine
au sud. Sur le front septentrional, le
danger est encore plus pressant que
sur le front méridional : selon état:
major japonais, il faudra encore plu-
sieurs mois pour que les Américains
envahissent Kyushu. En revanche, la
menace russe est une question de se-
maines, peut-étre méme une dizaine
de jours tout au plus.
Cependant, la thése dite « ortho:
doxe », avec une grande diversité de
nuances, est restée infiuente jusqu’a
nos jours. Aux yeux des Japonais, elle
a avantage d'exonérer Fempereur et
le haut commandement de toute res:
ponsabilité dans la défaite. Celle-ci
ne serait due qu’a l'utilisation par les
Frats-Unis d'une arme nouvelle d'une
Puissance inédite que le Japon ne
Pouvait pas anticiper, par définition,
NOTES
4.01. H. Kahn, « History and the
‘Cuiture Wars: The Case ofthe Smithsonian
Insttulon’s Enola Gay Exhibition »,
The Joural of American Histo, vol. 82,
1 3, décembre 1995, pp. 1036-1063.
22 PFussell, Thank God forthe Atom Bomb
‘aed Other Essays, New York, Summit Books,
1988.
3.2M.S. Blackett Fear, War, andthe
Bomb. itary and Polical Consequences
‘oF Atomic Energy, Now York, MeGran-Hil
41949, eG. Alperoitz, Atomic Diplomacy.
Hiroshima and Potsdam, Londres, Pluto
Press, 1994,
Le calvaire des Hibakusha
Cotte photographie montre une victime Hiroshima en 1954,
le dos irradié par la défiagration. La nouvelle arme provoque
‘aussi la mort de milliers de personnes plusiours semaines aprés impact. Les hiba-
‘kusha, ces « personnes exposées aux bombes atomiques », sont les survivants di-
rects, ceux qul se sont rendus sur les lieux pendant les deux semaines suivant les
‘explosions, le personnel sanitaire et les individus
és In utero. Leur statut a été
reconnu en 1957. Ils sont aujourd’hul pris de 200 000 enrogistrés aupros du gou-
‘vernement et ont ainsi droit & une couverture sociale.
Mettre Paccent sur la brutalité et la
violence de la capitulation permet
également de dérourner Pattention
des atrocités commises par 'armée
impériale pendant la guerre,
En ce qui concerne les Etats-Unis,
cette méme interprétation a aussi
4. 01.R. Overy, Rain of Run. Tovo,
Hiroshima and the Surrender of Japan,
Lonares, Allen Lane, 2025 ; S. Garon
+ Operation Starvation, 1945.
A Transnational History of Blockades
and the Defeat of Japan», Te International
History Review, 2024, vol. 46, n°
ott 2024, pp. 535-550.
8.8. B. Frank, Donel The End of
the Imperial Jgpanese Empire, (1993),
New Yor, Penguin Group, 2003.
6, Tsuyoshi Hasegawa, Racing the Enemy.
Stain, Fuman, and the Surender of Japan,
Cambridge, Belknap Press, 2006.
quelques avantages. Elle permet
dabord de marginaliser Pimpact de
Yentrée en guerre de l'Union sovi
tique contre le Japon et de présenter
les Etats-Unis comme les seuls véri
tables vainqueurs — un récit essentiel
ala fois dans le contexte de la guerre
froide et dans celui de occupation
américaine du Japon, qui se poursuit
Jjusqu'en 1952.
Enfin, et peut-étre surtout, malgré
toutes ses faiblesses, la thase dite « or
thodoxe » confére une forme de légi-
timité & Putilisation de la bombe ato-
mique qui, sicruelle fit-elle pour les
populations civiles, aurait provoqué
Ja capitulation des Japonais et ap-
porté la paix. Revenir sur cette vision
des choses, Cest accepter denvisager
une question terrible : et si, finale-
ment, les bombardements atomiques
d'Hiroshima et de Nagasaki navaient
serviarien ?
LemsTomRe 1535. SEPTEMBRE 2025,[Léditeur et historien Pierre Nora en 2015.
Historien public
Spécialiste de la mémoire et du sentiment national, éditeur chez Gallimard, Pierre Nora
adirigé les Lieux de mémoire entre 1984 et 1992. Il est décédé le 2 juin 2025 4 93 ans.
n marge du systéme universi-
taire mais au coeur de la vie in
tellectuelle, Pierre Nora, qui
nous a quittés, 4 93 ans, le
2 juin 2025, laisse derriére lui les
marques profondes d'un eréateur et
l'un passeur hors ligne. Muni d'une
vaste culture, Yel bleu séduisant, vo-
lontiers caustique, brillant causeur,
plume acérée, ferme de conviction et
esprit toujours aux aguets, il aura été
un grand éditeur, un historien inventif|
ct un intellectuel engagé.
Longtemps, son réle d’éditeur a
semblé primer : « Je batissais une
cewre sur la base dune non-cuvre
ersonnelle. » Chez Julliard, il avait
créé en 1964 « Archives », une
LeMTOWRE- W535 SEPTEMBRE 2005
Par Michel Winock*
collection de poche novatrice offrant
la part belle aux sources de histo-
rien, qu'il transféra chez Gallimard.
1A, tue Sébastien-Bottin avant de de-
venirlarue Gaston-Gallimard,ildevait
animer la « Bibliothéque des sciences
humaines » (1966), la « Bibliotheque
des histoires » (1971) et lancer la col-
lection « Témoins » (1966). Hy attira
les historiens les plus connus, Georges
Duby, Mona Ozouf, Emmanuel Le Roy
Ladurie, Maurice Agulhon, Jacques Le
Goff... Ilfutaussile fondateurde la re-
‘vue Le Débat (1980) qui, sous sa direc
tion et avec Taide de Marcel Gauchet
et de Krzysztof Pomian, se révéla, pen-
dant quarante ans, un des foyers les
plus vivants des échanges intellectuels,
Devenu parallélement directeur
d'études & TEHESS aprés avoir été
maitre-assistant & Sciences Po, Pierre
Nora, comme éditeurhistorien, a ma-
gistralement innové en entreprenant
la grande ceuvre collective Les Liew:
cde mémoire, sept volumes parus entre
1984 et 1992, au retentissement inter-
national. Cétait une forme Phistoire
au second degré, celle de la mémoire:
commentles représentations du passé
doivent étredes objets @histoire parce
qu’elles sont agissantes dans toutes les
sociétés. Inspiré par La Mémoire colle:
tive de Maurice Halbwachs (1950) et
art de la mémoire de Vhistorienne
britannique Frances A. Yates (1966),
distinguant histoire et mémoire, Nora72a
inscrivait ce theme dans la probléma-
tique de Phistorien, Son séminaire
aux Hautes Etudes en devint, pen
dant des années, le Laboratoire, au-
‘quel ont collaboré tous ceux qui par
ticipérent au monument éditorial. Les
faits du passé - événements, person-
nages, symboles... ~ étaient réexami-
nés, au-dela de leur apparition, dans
les traces quils avaientlaissées et dans
Pévolution de leurs résonances. Une
autre histoire apparaissait, non sans
lien avec la « nouvelle histoire » issue
des Annales, puisqu’elle cassait Ie flux
linéaire dela temporalité,s'attachait
lalongue durée, sinspiraitde analyse
des « mentalités », tout en saffirmant
dans le cadre d'une histoire politique
dont elle bousculait les traditions.
Engagements d’intellectuel
Mais, contrairement & la nouvelle his
toire privilégiant les lentes mutations
dans le temps long, il a défendu «le
retour de Févénement »~ «le grain de
sable dans ta machine, Vaccident qui
bouleverse etprend au dépourvu » (son
article de 1974 est devenu une réfé-
rence). Ce qui frappe dans toutes ces
réflexions rassemblées dans Présent,
nation, mémoire (2011) puis dans ses
Recherches de la France (2013), cest
sans doute leur focalisation, comme
Vindique ce dernier tire, sur le passé
national. Toute son ceuvre vise & com-
prendre originalité et les métamor-
hoses de son pays : « D'une nation
étatique, guerriére, majoritairement
aysanne, chrétienne, impérialiste et
messianique, dune France ateinte dans
toutes ces dimensions, et qui se cherche
encore souvent dans la douleui
De ce point de vue, magistral histo-
rien de Lavisse, il aura eu, cent ans
plus tard, ambition de renouve
ler « une grande tradition, un genre,
Uhistoire-de-France»
Nora s'est manifesté aussi par ses
engagements d'intellectuel : son
Historien public, paru également
en 2011, compilait toutes ses inter-
ventions, depuis la guerre dAlgérie
Jusqu’a ses combats en faveur des li
bertés pour histoire contre les lois
mémorielles. Vagrégation his.
toire en poche, professeur au lycée
Lamoriciére d’Oran entre 1958 et
ST
1931, 17 novembre
Naistance a Pars.
1958
Regu a lagrégation d histoire.
1965
UW rejoint ies éaitions Gallimard.
1977
lu directeur d'études & VEHESS.
1980
IIfonde la revue Le Débat
avec Marcel Gauchet,
1984-1992
1 dirige les sept volumes des Lieux
‘de mémoire (Gallimard).
2026, 2 juin
Wmeurt & Paris.
1960 pour remplir ses obligations mi-
litaires, il tire sans tarder de son ex-
périence un livre qui éclate comme
tun pamphlet : Les Francais d’Algérie
(1961), préfacé par le fameux spéci
liste de histoire des colonisations &
la Sorbonne Charles-André Julien. Le
succes de ce réquisitoire anticolonia-
liste, attaqué, controversé, dénoncé
‘comme injuste, avait posé de maniére
décisive le jeune Nora dans le pay-
sage intellectuel francais. Quarante
ans plus tard, sa notoriété acquise,
membre de PAcadémie francaise de-
puis 2001, il succéda & René Rémond
‘ila présidence de "Association Liberté
pour histoire (créée en 2005) qui for-
Toute son wuvre vise a
comprendre loriginalité
et les métamorphoses
de son pays
‘mulait le principe quil nappartenait
pas a Etat ou au Parlement d'écrire
histoire. En octobre 2008, il prése
tait 'Appel de Blois comme un mani-
feste international : « Les historiens
sont aujourd hui appelés@ se mobiliser
contre Vingérence du pouvoir public
dans le domaine de la recherche et
de Venseignement historiques et a
siinsurger contre la multiplication des
lois criminalisant le passé. »
Plus intimes furent ses rapports &
la judéité, D'une « famille juive plus
francaise que francaise », réfugié &
Grenoble avec les siens pendant la
guerre, il put, au moment de Varri
vée des Allemands en zone sud, et
alors que ses deux fréres ainés, Jean
et Simon, rejoignaient le maquis du
Vercors, échapper a la traque de Toc-
cupant nazi. Sans pratique religieuse,
Pierre Nora faitpartie de ces Juifsassi-
milés qui, comme Raymond Aron, ont
pris brusquement conscience de leur
Judéité sous «le chocde Holocaust».
La guerre des Six-Jours, en 1967, est
‘un deuxiéme choc :ilsressententalors
fortement leur solidarité avec Etat
d'lsraél, Nora se porte volontaire pour
combattre et sauver le pays encerclé,
menacé de mort. Larmée israélienne,
dont la victoire foudroyante provoque
Ja stupeur, n’aura pas besoin de bri
gades internationales. Sensible a la
précarité de ltat hébreu, ilen défen-
dra résolument le droit d’existence,
en partisan d'un Etat palestinien pa-
rallle, seul garant d'une paix durable.
‘Une des parties de son ceuvrela plus
passionnante aura été écriture de ses
‘Mémoires, en deux tomes, Jeunesse
en 2021 et Une étrange obstination
‘en 2022. Il avait inventé Fexpression
« egorhistoire »,« le besoin d’écrire sa
propre existence dans une continuité
réfléchie» : sept historiens connus en
avaientrelevé le défi etfurentainsipu-
bliés les Essais d’ego-histoire en 1987.
Une trentaine d'années plus tard,
Nora s‘employa & son tour a retracer,
avec un talent sir d’écrivain, les mo-
ments de sa vie qui lui tenaient e plus
a coeur. Savais découvert moi-méme
celui quideviendrait un ami —un frére
fné su des années 1960, au
in d'une association
académique quise tenait dans un am-
phithéatre de la Sorbonne. Je ne sais
plus qui, ce jour-, faisait un exposé
et quel en était le sujet, je me souviens
seulement que, pendant la discussion
qui suivit, un jeune thésard de Pierre
Renouvin s'était levé et avait pris la
parole avec une autorité et une maes-
‘ria qui me laissérent sidéré: il sappe-
Jait Pierre Nora. Je ne Pai plus jamais
perdu devue. a
* Conseller dela direction de Histoire
‘Tous les articles de Pierre Nora
sur www.lhistolre.fr
@
LemsTOWRE 1535 SEPTEMBRE 2025,8
TIES, | SF
(Hea
BESS Th ot \SE
hens
Impérialisme Dankichi et sa souris fet6s par leurs sujets ou la domination du petit Japonais sur le peuple indigane (1935).
AR
y
Comment Dankichi
est devenu roi
Créé en 1933 par Shimada Keizo, ce manga méconnu en Occident a joué
un réle important dans l'industrie culturelle japonaise. On a oublié qu'il fut
un outil de propagande de 'expansionnisme.
epuis la fin du xne sidcle, le
Japon s'est lancé dans une
politique expansionniste,
séemparant successivement
‘du royaume de Ryukyu (1872-1879),
de Taiwan (1895) et de la Corée
(1910). Apartirde septembre 1931, le
pays du Soleil-Levant est en guerre en
LeMSTOIRE- W535 SEPTEMBRE 2025
Par Anthony Tristani*
Mandchourie. Plus ou moins inspiré
par les idées asiatistes anticoloniales
nées la fin du x1 sidcle, Tokyo légi-
time ses actions en prétendant vouloir
libérer les terres asiatiques, spoliées
par les « envahisseurs occidentaux ».
La réalité est quil s'agit pour le gou-
‘vernement japonais, sous prétexte de
créer un nouvel ordre en unifiant
TAsie, de s‘approprier ces territoires,
leurs richesses, de soumettre les popu-
lations locales et de détruire les
‘cultures indigénes, au profit d'une po-
litique de japonisation obligatoire.
Tous ces éléments inspirent
les mangaka'. En ce début des123
années 1930, les mangas sont plutdt
humoristiques, caricaturant parfois
Varmée impériale, tel le fameux chien
noir Norakuro créé par Tagawa Suiho
‘en 1931, Lentrée dans le conflit mon-
dial et le enforcement du contrdle de
la population par le gouvernement ja
ponais conduisent un détournement
de ces « dessins dérisoires ». En effet,
Etat comprend trés vite que l'art et
Jes mangas peuvent étre des ou-
tils de propagande et de commu-
nication a Vintention des classes
populaires et de la jeunesse.
est dans ce contexte qu’en
1933 le mangaka Shimada
Keizo (1900-1973) crée Boken
Dankichi, Vaventurier. Rien au
départ ne prédestine cette ceuvre
A connaitre le succes. Asse7. loi
gnée des codes du manga que
nous connaissons aujourd'hui,
lle ressemble plus, selon Karyn
Nishimura-Poupée, & un « conte
illustré +. n'y a pas de bulles
‘mais des legends narrant les ac-
tions. Cependant, cette ceuvre
convaine de grands éditeurs de
‘manga comme Kodansha et elle
parait dans le magazine Shonen
‘Glub, un mensuel destiné aux gar-
‘cons qui publie aussi Norakuro.
Boken Dankichi conte Vhis-
toire d'un petit garcon japo-
nais, Dankichi, accompagné
de sa souris Kariko. Lors d'une
partie de péche, tous les deux
tombent — littéralement — sur une ile
du Pacifique, habitée par une popula-
tion noire, « primitive » et présentée
Les Japonais sont
présentés comme
des héros et la force
devient le seul moyen
de se défendre
‘comme sympathique et candide. Ces
autochtones reconnaissent « Uintel-
ligence supérieure » de Dankichi et
Vélisent roi. Méme les animaux dan
gereux deviennent ses amis. Tenant
figrement un drapeau japonais, le gar
‘gonnet entreprend de « les civiliser » :
il fait construire un hépital, une école
primaire, un chemin de fer avec un
‘wagon-éléphant et leur apprend les
coutumes japonaises. Le shinto de-
vient aussi la religion d'Ftat et les au-
tochtones seront rapidement conver
tis. Surtout, Dankichi empéche des
envahisseurs blancs de conquérir son
royaume, combattant tour & tour pi-
rates ou marins ayant certaines res-
semblances avec les Américains. Les
‘Magazine Cette une du mensuel Shonen
Club publié en octobre 1935 est consacrée
‘ux aventures de Dankichl.
Occidentaux apparaissent comme des
étres cupides,pillant les ressources de
Tile (diamant, ivoire et coral. ls sont
aussi des colonisateurs, tuant et mal-
traitant les indigenes’
aspect militaire est un point fort
de Fceuvre. Dankichi forme les indi-
_genes indisciplinés & Fart de la guerre
et leur fait construire des armes
«« pseudo-modernes » (faux fusils et
‘canons & animaux). La bande dessi-
née se mue alors en outil d’embrig:
En aodt 1924, Marc Bloch en Suisse, avec I'ainée de ses filles, Alice.
est alors chargé de cours d'histoire du Moyen Age a I'université de Strasbourg.
Une viey 33
DATES-CLES
Mare Bloch nait & Lyon.
West le fils de Gustave Bloch,
Alsacien d origine, professeur
histoire a Funiversité, et de
Sarah Ebstein,
entre a "Ecole normale
supérieure de Paris, alors
dlirigée par Ernest Lavisse.
West regu troisiéme &
Vagrégation dhistol
‘et de géographie.
Mare Bloch effectue un séjour
€en Allemagne, oi il sult des
cours & université de Berlin
et de Leipzig.
Wenseigne Ihistoire-
_stographie au lycée de
Montpelier puis a'Amiens.
Mare Bloch est mobilisé
‘comme sergent d'infanterie.
U1 regoit la Croix de guerre et
la Légion d'honneur en 1949.
U1 se marie avee Simone
Vidal a son retour de
la guerre. La méme anné
iNest chargé de cours
@istoire du Moyen Age
8 la Faculté de lettres de
Strasbourg
1 publi sa thése de doctorat,
Intitulée Rois et Serfs. Un
chapltre histoire capétienne,
Publication des Rois
thaumaturges.
IN fonde la rewe des Annales
histoire économique et
sociale avec Lucien Febvre.
I publie Les Caractéres
originaux de histoire rurale
francaise.
UMISTOIRE 595 SEPTEMBRE 2025,a4 / DRS
Marc Bloch
>>
1934
Mare Bloch candidate
‘au Collage de France pour enseigner
lune histoire comparée des
‘sociétés européennes »,
mais Il nest pas retenu.
1936
lest nommé maitre de contérences
fen histolre économique a la
Sorbonne et obtient une chaire dans.
cette méme discipline en 1938.
1939, 23 aoat
Mare loch est mobilise, sa
emande I puble en 4939-1940
Tes deux tomes de La Société
Téodel.
1940, mai-juin
I partcipe @ la campagne du Nord
test 6vacué on Angleterre.
Exfitré dela Sorbonne, i est
détaché a universté de Strasbourg
‘qui stest repiée & Clermont-Ferrand.
1940-1941
Ente juillet et septembre 1940,
I rédige LEtrange Défaite. test
exclu de la fonction publique
sulte du statut des Jus le
3 octobre, mals Il est «relevé de
la déchéance » pour « services
‘scientifiques exceptionnets » en
1944 et affecté en juliet &
Vuniversité de Mont
1943-1944
‘Mare Bloch prend place dans
la résistance lyonnalse au sein
‘du mouvement FrancTireur.
1944, 8 mars
lest artété par la Gestapo, torturé,
‘et enfermeé & la prison de Montluc.
1944, 16 juin
Mare Bloch est tusill prés de
Saint Didier-de-Formans.
1946
Ltrange Defaite est publiée
titre posthume.
1949
‘Apologie pour histoire ou Métier
historien est publié a titre
posthume,
2026, juin
Mare Bloch entre au Panthéon.
LeHIToIRE 9535
SEPTEMBRE 2025
Dynastie Le pare de Marc, Gustave Bloch, état lul aussi historien
est assis a
‘gauche au cdté de son épouse, de son fils (Marc a alors 9 ans) et de sa bellemére
(photo de 1895, prise a Demouvile).
> tui vaut quatre citations a ordre
de Varmée, la croix de guerre et la
Légion @honneur a titre militaire.
On la connait principalement par ses
quatre carnets de guerre dont il tirera
ses Souvenirs de guerre, 1914-1915, et
par un certain nombre de lettres, de
photographies et de rapporis adressés
Asahigrarchie,
Cest surtout en 1919, avec les d
buts de sa carridre universitaire ~ &
Strasbourg puis Ia Sorbonne & par-
tir de 1936-, que sa vie devient mieux
documentée, parle biais notamment
de ses papiers de travail, aujourd'hui
constitués en «fonds Mare-Bloch » aux
Archives nationales. Avant la Seconde
Guerre mondiale, ils étaient tous
stockés dans son grand duplex du 17,
rue de Sevres, & Paris, de méme que
sa bibliothéque. Cet appartement est
spoligen 1942parles Allemands. Dans
Tinventaire des biens qu'Etienne Bloch
rédigele 4 octobre 1946appuid'une
demande d'indemnisation, il évoque
ainsi « une bibliothéque comprenant
livres rare, collections historiques com-
plétes, entre 5000 et 7000 volumes »,
et précise en note : « Le chifre donné
pour Pévatuation de ta Bibliotheque ne
pourra étre justfié, tant donné que le
catalogue des tires été emporté par les
Allemand. Cette bibliothéque, consti-
tuée par mon pére, état la bibliothéque
d'un savant. Elle comprenait un fonds
classique (par exemple Veeuvre complete
de Voltaire en 72 volumes), des polyp
ques, des livres du xa siécle, dont cer
tains valent aujourd'hui chacun envi
ron 50000 francs, des livres modernes
(par exemple La Comédie humaine de
« Un feu de circulation
it installé prés
de son bureau, pour
en interdire l'accés
a ses enfants »
Balzac dans la coll “La Pléiade”) et sur
tout deslives historiquesallemands, an
sais, italiens, belges ainsi que desrevues
scientifiques completes depuis 1920, eu
ropéennes et méme américaines. »
En méme temps que ses livres, une
partie des archives de Marc Bloch sont
envoyées vers Berlin, avant d'étre sai-
sies par les Russes et restituées finale-
ment la France, & partir de 1994, auUne vie /35
sein ducéltbre.fondsde Moscou» des
Archives nationales (cf. p. 40). On y
‘trouve certains des documents les pis,
anciens de la main de Marc Bloch, de-
puis ses études supérieures — avec ses
«Devoirs de khiigne au lycée Louis-le
Grand en 1903 » et ses « Notes prises
et cours suivis 4 l'Ecole normale et la
Sorbonne »— jusqu’a ses premidres an-
nées d'enseignement, documentées
pares «Notes de cours prises par Marc
Bloch dans enseignement secondaire
Amiens et Montpellier »
La majorité de ses papiers avait ou-
tefois été récupérée dans son apparte-
ment, avant larrivée des Allemands,
par des prochesde la Rue d'Ulm—dont
Lucien Febvre et Paul Etard, le biblio-
thécaire -, et transportée en camion-
nette dans le Sud, oi Bloch avait pu
la recouvrer et Yentreposer dans sa
maison de Fougéres. Parmi ces pa-
piers, son fils Etienne et sa petite-fille
Suzette Bloch ont versé aux Archives
nationales ceux qui documentent son
ceuvre dhistorien : ils y forment au
Jourdhui le«fonds principal »du fonds
Mare-Bloch, classé par ouvrages, par
cours et par objets ce recherche, au
quel ont été adjoints en 1994 les pa-
piers tités du fonds de Moscou.
Certains n’ont en revanche pas été
versés aux archives et Cest surtout
la correspondance de Marc Bloch
qui permet, derriére ’historien,
@approcher 'homme. On conserve
tout d'abord sa correspondance sa-
vante. Bertrand Miiller a publié en
trois tomes, entre 1994 et 2004, ses
échanges avec Lucien Febvre, tandis
que les lettres entre Bloch, Febvre et
Henri Pirenne — le seul historien que
Mare Bloch ait jamais reconnu comme
son maitre — ont fait Fobjet en 1991
une édition en Belgique, hélas in-
compléte. Ce nest la toutefois qu'une
infime portion de son ceuvre épisto-
laire, éclatée entre d’innombrables
fonds darchives, sans méme comp-
terles lettres que Yon retrouve au mi
lieu de ses papiers de travail, ear Marc
Bloch prenait souvent des notes au
dos de lettres recues, ou de brouillons
de lettres envoyées. Je me suis inté-
ressé a sa correspondance avec des sa
vants allemands, britanniques, améri
cains, mais il existe probablement des
centaines de lettres, hors d'Europe,
dont je n'ai pas connaissance tant il
avait de correspondants : Mare Bloch
était un véritable graphomane, qui
écrivait du matin au soir, et ce serait
oeuvre d'une vie quede rassembler sa
correspondance complete.
Poéme
d’adieu a
sa femme
662=="
cette année
Pour le grand voyage sans retour
Et te laisser seule, mon aimée ?
‘Mon amour, hélas,
‘mon pauvre amour
La route parfois fut malaisée
Le fardeau par moments
‘ous fut lourd
Mals nous étions deux,
‘8 mon aimée.”
Ballade rise, 1943.
‘Simonne Quand cette photographie
‘est prise on 1919, Simone Vidal
s'appréte a épouser Marc Bloch,
Vient ensuite sa correspondance fa-
miliale. On connait notamment une
partie de ses échanges avec Etienne.
Ce dernier a en effet accepté que les
lettres que lui adressait son pére,
en 1939-1940, pendant la Dréle
de guerre, paraissent en 1991, édi
tées par Francois Bédarida et Denis
Peschanski, dans un numéro des
Cahiers de Uinstitut d'histoire du temps
présent. Des lettres qui se résument
presque une litanie de réprimandes:
son pére lui reproche de ne pas assez
travailler, de ne pas se lever assez tot,
de trop taquiner sa mére... Un
ritable Pere Fouettard ! Mais on ne
connait pase contenu des lettres quill
adressait sa fille ainée, pas plus que
sa correspondance avec son épouse,
Simone, a laquelle, quand il était ab-
sent, il écrivait presque chaque jour.
Que sait-on done de ’homme,
de son caractére?
Ge sont surtout les témoignages de
ses proches qui nous renseignent sur
le caractére de Mare Bloch. Ftienne
lui a consacré une série de petits
textes, oii Yon peut lire par exemple :
«Le premier mot qui me vient d Ves-
prit quand je pense & mon pére, cest le
mot “sévérité” » I ne faut pas oublier
quil s'agissait d'un homme de la fin
du xix siécle ! « Avant la guerre, écrit
encore Etienne, dans notre enfance,
nous avions quotidiennement le spec:
tacle du paterfamilias. » Il rapporte
par exemple qu'un feu de circulation
était installé, dans le duplex de la rue
de Sévres, au pied de lescalier mon-
tant au bureau, pour en interdire lac:
cs aux enfants. Plusieurs de ses an-
ciens éléves ont également écrit sur
lui, etleurs textes confirmentcombien
il était autoritaire et impressionnant.
Mare Bloch change toutefois avec la
Seconde Guerre mondiale : lui que
ses étudiants surnommaient avant le
confit le « capitaine Bloch », et dont
ils soulignaient volontiers la raideur,
écrit pendant la guerre a ses anciens
étudiants des letres d'une incroyable
bienveillance, et fait plus volontiers
montre d'un humour quiil ne laissait
pas transparaitre auparavant.
Des facettes du personage résistent
toutefois a inquisition de Thistorien,
LPMISTOURE- W535 SEPTEMBRE 202536/0)
Marc Bloch
Sans jamais rejeter son
héritage juif, quill endosse
encore au plus fort des
persécutions antisémites,
Marc Bloch aura lutté toute
sa vie pour n’étre jamais
réduit é sa judéité.
“ene revendique jamais mon
origine que dans un cas :
en face d'un antisémite. »
Lajudéité de Mare Bloch est
souvent réduite & cette phrase
LLAUTEURE Professeure émérite
‘AYuniversité de
Paris Nanterre,
Annette Becker a
notamment publi
Des Juifstrahis
par leur France
(Galimara, 2024)
« Je suis Juif »
Par Annette Becker
J crest
ala synagogue
(cicontre, celle
de Strasbourg)
que Mare Bloch
(cidessus,
& gauche, vers
411. ans) a 6pousé
Simonne.
de L'Etrange Défaite, comme sila
date n’avait pas d’importance :
Phistorien estalors, a 54.ans,
persécuté comme Juif, spolié de sa
bibliothéque, exfiltré de son poste
dela Sorbonne, et ce dés avantle
statut des Juifs du3 octobre 1940.
La« Présentation du témoin » est
un acte militant de été 40, quand
les citoyens francais d'origine
jive, ces « fous » de la République,
furent exclus de la société. Pour
connaitre quel Juif était Mare
Bloch, cest au reste de sa vie qu’il
faut retourner, vers Forigine
alsacienne de sa famille et option
pour la France en 1871, puis son
appartenance a «a pointe de la
génération de Faffaire Dreyfus »,
dans engagement républicain au
service de la vérité pourla nation.
-Méme s'il se considérait assimilé
et sécularisé, Mare, tout comme
son pére Gustave, se rattachait a
des réseaux familiaux et
intellectuels souvent juifs.
Gustave Bloch, quis’était battu
dans Strasbourg assiégée en 1870,
fut un des animateurs du «Comité
de recherche des documents
LISTOIRE 595. SEPTEMBRE 2025,Une vie /37
concernant les Israélites pendant
Ja guerre», destiné & recueillirles
initiatives juives entre 1914 et
1918, surles fronts domestique et
militaire ot se battait Mare Bloch.
Auretour de sa trés «belle
guerre», ce dernier épouse ala
synagogue Simonne Vidal,
infirmiére volontaire pendant le
conflit. La rubrique de la vie juive
‘lu Rayon signale en 1927 que
Bloch est nommé professeur &
Strasbourg. Sil dénonce tot
Vantisémitisme hitlérien, ile voit
‘comme extérieur, hypostasié
dans un pays étranger,
Allemagne. Lors de ses
‘candidatures au College de France
ila pourtant rencontré, mais
Pa toujours relativisé, réduisant
cette contamination un
phénomene d’« osmose d travers
lamembrane frontiére ».
Du soldat au paria
Bloch est bien trop Francais pour
accepter la francité de ce qui le
frappe dans les années 1930.
Lorsqu’ilrédige L’ftrange Défaite,
Ialliste des soldats de sa famille
illustre la normalité, voire la
banalité, citoyenne et patriote
de son parcours. Mais les notes
additionnelles non publiées
‘montrent son désarroi,jusque
dans la graphie tourmentée.
Désormais paria, Bloch mesure
ce qui sera toujours pour lui, au
double sens trés fort du terme,
Vinnommable :« Assex bon
historien, [je] n'ignore point que
les prédispositions raciales sont un
mythe et la notion méme de race
ure une absurdité. »
est professeur Ala Sorbonne,
fonctionnaire et officier francais,
‘on voudrait Paffubler dun
«statut» des Juifs?Ils‘affirme
plus que jamais Francais en
rrefusant Vichy, une anti-France
dont les responsables ont mené
a défaite et vont désormais
au-devant des exigences de
Yennemi. Il voit avec impuissance
que le «poison » de la«grande
injustice » se répand et nhésite
pas sur le seul contrepoiso
engagement pour sa France, celle
de la Résistance, dans la primauté
absolue de son identité nationale.
Son refus d'adhérer & une Union
des Israélites illustre ce principe :
iirédige une lettre-pétition
avec 27 autres « notables» juifs,
pour quil’UGIF est comme un
comité de collaborateurs. Crest
que le communautarisme leur
est étranger:lalettre comprend
quatorze fois les mots « francais »
et patriote. Ine faut pas en
dédutire que Bloch refuse sa
judéité, comme le prouve sa
Tettre~ testament » du 18 mars
1941. Non pratiquant, ilne veut
pas que «fussent récitées les priéres
hébraiques» sur sa tombe ; en
revanche, «il me serait plus odiewe
‘encore que dans cet acte de probité
personne pat rien voir qui
ressemblat & un ldche reniement.
affirme done, s'il le faut, face &
la mort, queje suis né Juif; queje
Wai jamais songé a men défendre
ni trouvé aucun motif d’étre tenté
de lefaire. »Invité A la New School
for Social Research de New York,
ilrenonce a s'y rendre pour rester
avec ceux de sa famille quine
peuvent bénéficier de visa,
pendant qu'il est contraint de voir
son nom retiré des Annales.
«Nous sommes francais. Nous
n’imaginons pas que nous puissions
ccesser de V’étre. Ni pour nous, ni
our nos enfants, nous ne saurions
concevoir d’autres destinées
‘qu'un avenir francais ». En 1941,
Mare Bloch V'lsraélite patriote ne
pouvait imaginer la suite de
Phistoire. En 1944, Otto Abetz,
Yambassadeur allemand & Paris,
triomphe a Varrestation du« Juif
francais nommeé Block [sic], et dont
Te pseudonyme est Narbonne ».
> tel par exemple son rapport aux
femmes. Tout au plus peut-on spécu-
ler 4 partir des comptes rendus quill
a consacrés aux ouvrages de colle-
gues historiennes : certaines de ces
recensions, excessivement sévéres et
condescendantes, ont quelque peu
vieilli aujourd'hui. De méme que fon
préterait désormais un regard plus cri
tique sur son habitude de faire taper
ses manuscrits& son épouse Simonne,
dans un bureau en face du sien - des
manuscrits portent ainsi des correc:
tions d’unemain qu'Ftienne identifait
comme celle de sa mere,
Quant a sa vision de la vie senti-
mentale et de la sexualité, les conseils
prodigués en la matiére & Etienne,
dans une lettre du 3 novembre
1939, jettent sur elle une lumidre
inattendue (6f.p. 38).
Vient ensuite entrée
dans la Résistance :
comment connait-on
Je réle que joue alors
Mare Bloch?
Difficile de savoir de quand datent
exactement les premiers contacts de
Marc Bloch avec la Résistance. De
Clermont-Ferrand, oit Puniversité de
Strasbourg a été délocalisée aprés la
ré-annexion de Alsace-Moselle et oi,
aprés s'étre engagé volontairement
dans la guerre — alors que ses 53 ans,
ses six enfants, tous mineurs, et sa
chaire a la Sorbonne lui permettaient
d'y échapper ~ il reprend le travail &
Vautomne 1940 ? De Montpellier, oi
—aprés avoir finalement décidé de dé-
liner, faute de pouvoir emmeneravec
luisa mare et ses ainés, invitation qui
Ii était faite de rejoindre a New York
Ja New School for Social Research -,
il obtient d’étre muté en 1941 pour
que son épouse, atteinte de pleurésie,
uisse y profiter des bienfaits du cli-
mat méditerranéen ?
Malgré Vantisémitisme de certains
de ses collégues et étudiants, Mare
Bloch maintient & Montpellier des
relations avec le gouvernement de
Vichy, notamment grce a Yadmira-
tion que le ministre de Pinstruction
publique Jéréme Carcopino portait &
son pére Gustave Bloch, dont il avait
&é Péleve, tout en participant aux P
LEMISTOURE- W535 SEPTEMBRE 2025
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