Les Duchesses Tome 8 Quatre Nuits Avec Le Duc
Les Duchesses Tome 8 Quatre Nuits Avec Le Duc
JAMES
LES DUCHESSES – 8
Quatre nuits
avec le duc
Les duchesses 8
Collection : Aventures et passions
Maison d’édition : J’ai lu
Biographie de l’auteur :
ELOISA JAMES est diplômée de Harvard, spécialiste de Shakespeare. Professeure à l’université de New York, elle est auteure de
romances historiques traduites dans le monde entier.
LES PLAISIRS
1 – Passion d’une nuit d’été
N° 6211
2 – Le frisson de minuit
N° 6452
3 – Plaisirs interdits
N° 6535
LES DUCHESSES
1 – La débutante
N° 11065
2 – Le couple idéal
N° 11159
3 – Lady Harriet
N° 11172
4 – Lady Isidore
N° 11184
5 – Jemma de Beaumont
N° 11288
6 – Le duc de Villiers
N° 11297
7 – Trois semaines avec lady X
N° 11190
Au merveilleux écrivain Cathy Maxwell, qui m’a raconté les récits de fougueux
pur-sang arabes malheureux d’être séparés de ceux qui leur sont chers, puis
m’a envoyé une photo d’elle-même sur un sublime étalon qui a servi de modèle
à Jafir.
Mes livres sont comme les très jeunes enfants : il faut du monde pour les aider à grandir. Je remercie
du fond du cœur mon petit monde à moi : mon éditrice, Carrie Feron ; mon agent, Kim Witherspoon ; mon
assistante, Linda Francis Lee ; les concepteurs de mon site Web, Wax Creative ; et mon équipe
personnelle : Kim Castillo, Anne Connell, Franzeca Drouin et Sharlene Martin Moore. Jody Gayle m’a
apporté son expertise concernant les magazines de l’époque, de même que Carola Dunn, incollable sur
l’étiquette et l’affectation des loges privées aux courses hippiques sous la Régence anglaise. Je remercie
également toute l’équipe de Harper Collins, des services éditoriaux, marketing et presse, qui ont fait un
magnifique travail. Merci à chacun de vous.
Prologue
— Me ridiculiser ?
Jamais Mia n’avait entendu une voix aussi vibrante de colère. Et glaciale. Si elle avait été une
superbe femme aux grands yeux innocents, cette demande en mariage n’aurait pas été tout à fait aussi
humiliante. En l’état actuel des choses… une partie d’elle-même se tordait de honte. Une partie ? Son être
tout entier, oui.
— Je ne considère pas une demande en mariage comme ridicule, mentit-elle, luttant pour que sa voix
ne monte pas dans les aigus. Je suis en possession d’une dispense de bans et souhaiterais me marier assez
vite.
En guise de réponse, elle eut droit à un éclat de rire qui claqua comme un coup de tonnerre.
— C’est une plaisanterie ! Vous pensez sérieusement que je vous épouserais, vous ?
Il la parcourut de la tête aux pieds. Mia garda le silence, la gorge nouée. Elle s’efforçait de ne pas
penser à sa beauté – ou à son absence, en l’occurrence – et y parvenait la plupart du temps.
— Vous ne plaisantez pas, lâcha-t-il.
Il ne bougea pas, mais elle sentit le danger planer, comme s’il était capable à tout instant de flanquer
le poing à travers la fenêtre s’il perdait son sang-froid. Il venait déjà de prononcer des mots qu’elle
n’avait encore jamais entendus.
— Mon avoué a obtenu l’autorisation, s’entêta-t-elle. J’espérais que nous pourrions nous marier d’ici
quelques jours. Ou au moins dans la semaine, Votre Grâce.
— Incroyable. Je vous l’ai déjà demandé et je vous repose la question : pourquoi moi, mademoiselle
Carrington ? Est-ce une question d’ambition ? Oh, Seigneur, enchaîna Vander sans attendre sa réponse.
Vous vous vengez à cause de l’incident du poème autrefois ?
— Bien sûr que non ! C’est hors de propos, protesta Mia qui sortit une autre feuille pliée de son
réticule. Vous pouvez garder la lettre de votre père, Votre Grâce. J’ai pris la liberté de noter mes
desiderata concernant notre mariage.
— Vos desiderata ? répéta-t-il, sidéré.
Vander avait l’impression d’avoir basculé dans un autre monde. Une femme ne demandait pas un
homme en mariage. Elle ne lui dictait son comportement, qu’ils soient mariés ou pas.
Elle posa le document sur un guéridon.
— Ce sont les conditions de notre union.
Vander avança d’un pas et lui attrapa le poignet. Il était étonnamment fin.
— C’est insensé.
Elle tenta de se libérer, en vain. Il avait maîtrisé des chevaux autrement plus grands qu’elle et dix fois
plus lourds.
— Ambitionnez-vous un statut social ? Ou est-ce votre père qui vous a mis cette idée en tête avant sa
mort ?
Le regard de Mia se fit fuyant, et il devina la révoltante vérité.
— C’est cela ! Je ne vous ai même pas demandé comment cette lettre était arrivée entre vos mains. Il
l’a volée, n’est-ce pas ? Ou ma mère la lui aura donnée. L’entraîner dans le ruisseau et humilier mon père
ne lui suffisait pas, Carrington s’est aussi assuré de souiller la lignée des Pindar tout entière.
Mia cessa de se débattre et le dévisagea avec une expression absurdement innocente.
— Souiller votre lignée ?
— Oui, salir mon sang, insista-t-il, bien décidé à la blesser. Tout le monde sera d’accord pour
reconnaître que des enfants issus de votre famille entacheraient la lignée ducale. Mon père espérait me
voir épouser une femme issue d’une des meilleures familles d’Angleterre, mademoiselle Carrington. Le
vôtre n’a pas été ennobli par sa liaison avec ma mère, bien au contraire.
Elle le foudroya du regard.
— Permettez-moi de vous rappeler que vous parlez d’une lignée ducale avec à sa tête un fou et une…
Elle laissa sa phrase en suspens.
— Une quoi ? articula Vander. Quel mot utiliseriez-vous pour décrire ma mère ?
— Nous ne devrions pas avoir cette discussion, Votre Grâce.
Cette fois, il lui agrippa les deux mains et l’attira à lui avant qu’elle ait le temps d’étouffer un cri.
Son réticule tomba sur le sol.
— Le mot que vous cherchez est catin, je crois.
— Pas du tout, et vous ne devriez pas parler de votre mère ainsi, s’offusqua-t-elle. Vous ne devriez
même pas prononcer ce mot en ma présence !
Vander resserra sa prise.
— Vous ne criez pas au scandale quand je jure, mais il suffit que je dise « catin » et vous piaillez
comme une nonne outragée ? Qui êtes-vous réellement Mia Carrington ?
— Je suis toutes ces choses que vous avez dites, Votre Grâce. Une vieille fille tout juste bonne à tenir
la chandelle, une désespérée en quête d’un mari.
Il la toisa à nouveau de la tête aux pieds.
— Un mari ? Dans votre lit ? C’est de cela qu’il s’agit ?
Les joues de Mia s’empourprèrent. C’était donc cela. Elle le désirait encore. Cela aurait dû le faire
rire, mais ils étaient si proches qu’il sentait la chaleur qui émanait de son petit corps sensuel.
Il ne voulait pas la regarder dans les yeux, car cela le déstabilisait. D’un mouvement brusque, il lui fit
exécuter un demi-tour, si bien qu’elle se retrouva le dos contre son torse, prisonnière de ses bras qu’il
croisa sur son buste.
Elle était nichée à la perfection dans le cercle de ses bras, au point qu’il resserra son étreinte avant
de s’en rendre compte.
— Vous vous imaginez que nous aurons le même genre de relation qu’avaient nos parents ?
Il étala la main droite sur le ventre de Mia et la plaqua étroitement contre lui afin qu’elle n’ignore
rien de la réaction physique qu’elle suscitait en lui. Depuis qu’il s’était penché au-dessus de son fauteuil,
il était roide comme un pieu.
Ce n’était pas une dame et il refusait de la traiter comme telle. Avec elle, il voulait se comporter en
homme qui n’avait jamais entendu parler de la civilisation : il avait envie de la renverser sur ce fauteuil
et de la prendre sauvagement.
— Lâchez-moi !
Il n’entendit pas la moindre peur dans sa voix, aussi ignora-t-il son ordre.
— Si je veux une catin, je paie pour, déclara-t-il avec un mouvement du bassin sur lequel elle ne
pouvait se méprendre. Je ne l’épouse pas. Votre père ne s’est pas embarrassé de tant de cérémonie,
pourquoi le devrais-je ?
Pour toute réponse, elle se débattit, la tête penchée en avant, des épingles s’échappant de son chignon.
Vander avait la désagréable impression d’être celui que leur posture troublait le plus. Pour une raison
incompréhensible, le corps de Mia contre le sien le brûlait presque et son parfum subtil le grisait. Jamais
il n’avait éprouvé ce genre de sensations – l’ivresse du désir brut, l’envie irrépressible de la culbuter et
de lui prouver…
Avec un juron, il la lâcha et recula, comme si cela pouvait le sauver de cette concupiscence
grotesque.
Mia se retourna lentement. Ses cheveux blonds s’enroulaient en rubans pâles le long de son cou et sur
la toile grossière de sa robe. Cette vision raviva le trouble de Vander.
— Votre mère n’était pas une catin, répéta-t-elle avec fougue. Elle était amoureuse de mon père. C’est
injuste de la calomnier ainsi !
— Elle ne l’était peut-être pas, mais qu’en sera-t-il de son fils ? Après tout, vous êtes prête à acheter
mes services, non ? Le prix du marché pour un duc en condition physique honorable se limite, semble-t-il,
à une simple missive incriminante. Réfléchissez à ce que pourraient vous rapporter deux lettres du même
acabit. Deux nobles pour le prix d’un dans votre lit.
— Voilà une remarque méprisable, s’indigna-t-elle, la voix tremblante pour la première fois.
Vander fourragea dans ses cheveux, la frustration se mêlant au désir.
— Je vous accorderai une dot, si c’est là le problème, proposa-t-il, conscient de se raccrocher à un
semblant d’espoir. Je peux faire de vous une femme riche, afin que vous séduisiez un homme par des
moyens conventionnels. Rien ne vous oblige à faire ce que vous êtes en train de faire, mademoiselle
Carrington. Nous pouvons tout oublier.
Elle fronça les sourcils, le menton haut.
— Vous me croyez incapable de séduire un homme sans une dot conséquente ?
Le regard de Vander s’attarda sur son horrible robe.
— Avec une garde-robe raisonnablement à la mode, je suis sûr que vous trouveriez chaussure à votre
pied, lui assura-t-il. Ma foi, je pourrais même vous aider. Je connais plusieurs messieurs…
— Assez désespérés pour épouser une femme comme moi si un duc les rétribue généreusement ?
acheva-t-elle à sa place.
Il la détailla sans un mot, puis haussa les épaules.
Elle se raidit, telle une statue sculptée par un maître. Débarrassée de ses oripeaux, elle possédait
sans doute une certaine grâce voluptueuse que lui envieraient les déesses grecques aussi fines que des
tiges. Avec ces lèvres d’un rose profond et ces yeux-là… oui, elle réussirait certainement à avoir un
homme à ses pieds. Peut-être même toute une foule.
Mais il n’en ferait pas partie.
— Malheureusement pour vous, je possède déjà une dot conséquente. Et j’ai aussi… des revenus
personnels.
Il étrécit les yeux.
— Alors pourquoi tenez-vous tant à m’imposer cette décision ? Vous dites que ce n’est pas une
revanche. Ni du désir. Dieu sait que notre union serait un désastre.
Soudain, la vérité s’infiltra en lui tel un poison brûlant.
— Mademoiselle Carrington, gardez confiance, vous finirez par trouver quelqu’un qui tombera
amoureux de vous. Moi, vous ne m’aimez pas vraiment. Vous ne me connaissez même pas.
— Je ne vous…
— Écoutez, mon ami le plus proche, Thorn – Tobias Dautry – n’avait jamais songé à se marier. Il
n’est tombé amoureux que l’année dernière, aussi brutalement que s’il avait reçu un boulet de canon en
pleine tête.
— C’est là votre définition de l’amour ? Recevoir un boulet de canon en pleine tête ?
Il hocha la tête avec une impatience grandissante.
— Et si cela vous arrive ? continua-t-il. Si vous rencontrez l’homme de vos rêves – parce que cela
adviendra forcément –, vous serez désespérée si nous sommes mari et femme.
Les lèvres sensuelles de la jeune femme se pincèrent jusqu’à ne plus former qu’une ligne.
Apparemment, sa remarque avait fait mouche.
— Il n’y a aucune chance pour que notre union soit couronnée de succès. En aucun cas. Imaginez, j’ai
courtisé lady Xenobia l’année dernière. L’une des plus belles femmes de la capitale, peut-être de toute
l’Angleterre. Et la fille d’un marquis.
Mia garda le silence.
— India est grande et svelte, insista-t-il. D’une beauté exquise, avec un port de déesse.
Inutile de préciser qu’il l’avait trouvée un peu trop grande pour lui.
— Nous connaissons déjà tous deux votre opinion à mon sujet, Votre Grâce, commenta-t-elle, le
menton levé et le dos droit, comme devant un juge. Vous m’avez traitée de pot à tabac quand j’ai émergé
de ma cachette, dans la bibliothèque de Villiers.
En réalité, il se souvenait de sa bravoure. Plus d’une fois, il aurait pu tourner le dos à un défi, mais il
se rappelait alors la petite Mia contournant le sofa au pas de charge.
— Vos beaux discours sur l’amour ne m’ont pas fait changer d’avis, pas plus que vos insultes.
Excusez-moi.
Elle récupéra son réticule et se dirigea vers la porte.
En deux enjambées, Vander la rattrapa et lui bloqua le chemin. Ses yeux verts étaient sombres et
embués ; elle n’était pas aussi impassible qu’il y paraissait.
— Vous devez renoncer à cette idée folle, ordonna-t-il.
Elle inspira une grande goulée d’air, cherchant désespérément quoi répondre. Son avoué lui avait
dépeint le chantage comme un jeu d’enfant. Agitez la lettre et le duc comprendra qu’il n’a d’autre choix
que de se soumettre à vos exigences.
Hélas, face à Vander, la réalité était tout autre. Elle détestait agir ainsi. Elle se sentait misérable et
vile, meurtrie par sa fureur et son dégoût. Pourtant, au lieu de renoncer, elle se força à penser à l’adorable
petit Charlie. Et à son oncle, l’ignoble sir Richard. Cette pensée renforça sa conviction et elle parvint à
refouler ses larmes.
— Je suis désolée, répéta-t-elle, mais je dois vous épouser.
La mâchoire de Vander se crispa.
— Mes attentes sont énumérées sur le document que j’ai laissé sur le guéridon, dit-elle d’une voix
qui, par miracle, demeura ferme. Je ne suis pas très exigeante, ajouta-t-elle. Je vous en conjure, Votre
Grâce… faites-moi cette faveur.
Vander n’écoutait pas, elle s’en rendait compte. Si la chose avait été possible, les éclairs dans ses
yeux l’auraient carbonisée.
Il tendit la main vers elle. Tel un stupide lapin, elle se pétrifia.
— Si vous devez être ma femme, autant avoir un avant-goût de ce qui m’attend, déclara-t-il d’un ton
brusque.
Avant qu’elle ait pu dire un mot, il la fit pivoter contre la porte, et pressa la bouche sur la sienne et
lui extorqua un baiser. Un baiser furieux et vengeur.
Lorsqu’elle était fiancée à Edward Reeve, le fils du comte de Gryffyn, elle appréciait ses baisers.
Respectueux, Edward ne dépassait jamais les limites de la bienséance… ou si peu. Durant les mois
qu’avaient duré leurs fiançailles, tandis qu’ils attendaient que son deuil s’achève, il l’avait parfois
embrassée jusqu’à ce qu’elle s’empourpre et pouffe de rire.
C’était avant qu’il ne l’abandonne, bien sûr.
Le baiser de Vander n’avait rien de commun avec ceux d’Edward. Lorsqu’il captura sa bouche, une
onde de chaleur si brutale déferla sur Mia que son crâne la picota. Il força le barrage de ses lèvres avec
sa langue et plaqua son corps athlétique contre le sien sans la retenue dont son fiancé avait fait preuve.
Mia eut l’impression d’être jetée dans une rivière sans savoir nager. Là où il la touchait, elle ressentait
comme une brûlure, presque douloureuse. Devant son insistance, elle céda, la tête inclinée pour mieux
accueillir son baiser. L’esprit vide, elle cessa d’appuyer sur son torse pour le repousser et noua les mains
autour de son cou. Le contact soyeux de ses cheveux déclencha une palpitation au creux de son ventre.
Tremblante, les paupières closes, elle ne remarqua pas immédiatement que Vander s’écartait. Pas
avant que le bras qui la maintenait ne la lâche.
Si seulement elle avait gardé les yeux fermés.
Le mépris dans son regard le disputait à la pitié, et elle n’aurait su dire ce qui était le pire.
Vander lui souleva le menton.
— Vous ne pouvez pas forcer un homme à vous aimer, Mia.
Si les mots étaient durs, ils étaient aussi empreints d’une certaine condescendance à l’endroit de la
vieille fille qui n’avait d’autre moyen que le chantage pour se dénicher un mari. Et il l’avait appelée par
son prénom, tel un grand frère offrant ses conseils.
Elle inspira et l’air parut lui brûler les poumons. Pouvait-on connaître humiliation plus douloureuse ?
À peine le oui prononcé, elle partirait en Écosse avec Charlie.
— C’est une leçon difficile, je sais. Mais gardez confiance, vous finirez par en aimer un autre, ajouta
Vander, l’air navré.
Navré pour elle.
L’Écosse n’était pas assez loin. La Bavière. Charlie et elle se réfugieraient en Bavière où personne ne
les connaissait. À dix-huit ans, Charlie pourrait rentrer en Angleterre et réclamer les biens des Carrington
à Vander. Avec le duc à la tête de sa fortune, au moins avait-elle l’assurance qu’il resterait un héritage à
Charlie. Sir Richard, lui, le dilapiderait en procès aussi futiles que dispendieux, sans le moindre égard
pour le patrimoine de son neveu. En son absence, maître Plummer aiderait Vander à présenter une requête
de divorce à la Chambre des lords. Il se chargerait de tout, car elle ne remettrait jamais les pieds en
Angleterre.
Vander la transperçait du regard.
— Demandez-moi de détruire cette lettre, Mia. Conservez votre dignité et le respect de vous-même.
Ne me forcez pas à vous détester.
Il ignorait à quel point elle tenait à conserver le respect d’elle-même. Sa dignité s’était envolée…
mais qu’en était-il de son sens de la décence ? Elle frissonna, consciente de l’opinion qu’elle aurait d’une
femme ayant agi comme elle venait de le faire. Dans ses romans, les traîtresses connaissaient toujours une
fin tragique.
— Je suis désolée, murmura-t-elle, je ne peux pas.
Elle semblait éprouver du regret, toutefois Vander comprit qu’elle n’avait nulle intention de le
libérer. Elle était déterminée à lui mettre la main au collet. Ou peut-être à l’attacher au pied de son lit. La
pauvre n’avait à coup sûr pas la moindre idée de ce qu’un époux exigerait de son épouse. Pour dire les
choses crûment, elle n’était qu’une vieille fille ignorante des réalités charnelles : les ahanements, les
corps moites, le plaisir à l’état brut. La colère l’envahit de nouveau, presque au point d’ébullition.
— Vous croyez prendre possession de mon rayon de lune, Mia ? Quel que soit le nom que vous lui
donniez, je puis vous assurer qu’il ne fonctionnera pas dans ces circonstances. Pas sous la contrainte.
Nous autres hommes sommes bizarrement faits : nous aimons à avoir le choix de nos partenaires de lit. Et,
pardonnez ma brutalité, mais je ne vous aurais pas choisie.
Les joues de Mia s’enflammèrent de nouveau.
— Mon poème n’avait rien à voir avec ces… questions intimes !
— Je ne suis pas d’accord.
D’un geste brusque, Vander se débarrassa de sa redingote et la jeta derrière lui.
— Que faites-vous ?
Il entreprit de déboutonner son gilet. Sous les yeux écarquillés de Mia, le gilet rejoignit la redingote,
cette fois avec un tintement de verre brisé.
Elle étouffa un petit cri.
— Vous venez de…
— Vous devriez voir ce que le chantage fait à la virilité d’un homme, vous ne croyez pas ? Excusez-
moi, à son rayon de lune.
Il s’attaqua au premier bouton de sa culotte. Dans le même temps, la combinaison du regard effaré de
Mia, son buste opulent et la réminiscence délicieuse de leur baiser jouèrent à Vander un tour inattendu : il
était au garde-à-vous, raide comme la justice.
Il jura intérieurement. Voilà qui ruinait son plan initial. Qu’importe. Il la choquerait en lui montrant
que loin d’être poétique, le mariage était physique et moite.
— Puis-je savoir ce qui vous prend ? insista Mia.
Vander passa lentement la main sur le devant de ses pantalons et vit avec satisfaction le regard de
Mia suivre le mouvement. Elle s’imaginait probablement que les vœux du mariage possédaient une sorte
de pouvoir romantique. La pauvre avait inventé une histoire de conte de fées autour de la relation
dissolue de leurs parents. Sans doute avait-elle lu trop de ces romans remplis de fadaises dans lesquels
des messieurs au comportement indigne d’un homme ne cessaient de tomber à genoux aux pieds de leurs
belles, les suppliant à la manière d’un épagneul qui quémanderait un os.
— Je vais vous montrer la réalité de ce que vous avez écrit dans ce maudit poème, répondit-il avec
un sourire féroce.
Il lâcha un deuxième bouton de sa braguette tendue. Il s’attendait qu’elle s’enfuie avec un piaillement
de souris – une réaction on ne peut plus typique de ce genre de femme.
Mais Mia le surprit. Une fois de plus.
— Suis-je censée remarquer quelque chose ? s’enquit-elle.
Un court instant, il l’admira presque. Sans être vantard, il se savait généreusement pourvu. Quelques
courtisanes aguerries avaient même paru choquées par ses proportions.
Pas elle.
Pour une femme prête au chantage pour se glisser dans le lit d’un duc, elle semblait d’une sidérante
nonchalance.
Bouton numéro trois. Cette fois, elle parut légèrement troublée.
— Arrêtez immédiatement ! ordonna-t-elle d’une voix un peu rauque qui ne fit qu’exciter davantage
Vander.
— Vous voulez dire que vous ne souhaitez pas jeter un coup d’œil ? Sincèrement, Mia, vous devez
apprendre les us et coutumes du marché. Un vendeur expose toujours sa marchandise.
Elle se raidit.
— Il y a une raison pour laquelle les messieurs gardent ce genre de détails pour eux-mêmes. Vous,
par exemple, semblez avoir des illusions quant à vos… capacités, rétorqua-t-elle.
— En réalité, j’ai une conviction, maugréa Vander. Une conviction de grandeur.
À chaque bouton qui sautait, à chaque signe de la détermination de Mia, il sentait la colère enfler,
menaçant de le suffoquer, le forçant à se comporter de plus en plus scandaleusement. C’était le danger
qu’il courtisait, pas les femmes. Il lui était parfois arrivé de parler vaguement de prendre épouse, mais il
se rendait maintenant compte avec une brusque acuité qu’il n’en voulait pas. Son être entier se cabrait à
cette idée, lui hurlant de lutter par tous les moyens contre cette folie. Il défit le dernier bouton et son sexe
jaillit, seulement caché à la vue par la soie de son sous-vêtement.
— Alors, mademoiselle Carrington, le rayon de lune est-il à la hauteur de vos attentes ?
L’espace d’une seconde, il aurait juré voir ses yeux s’assombrir ; la seconde d’après, elle croisa les
bras sur la poitrine.
— Si ma mémoire est bonne, quand vous n’aviez que quinze ans, vos amis les plus proches
exprimaient déjà quelque préoccupation au sujet de vos… proportions.
Pris au dépourvu, Vander éclata d’un rire sonore.
— Ce que je vois, Votre Grâce, poursuivit-elle, c’est un homme qui a le bon sens de célébrer ce que
la Nature lui a offert sans prendre ombrage de sa pingrerie.
Le duc sourit. Peu de gens avaient l’audace de le défier ainsi. Il s’apprêtait à répliquer quand il se
rendit compte que Mia cherchait à tâtons la poignée de la porte dans son dos. Aussitôt, il l’attira à lui,
cambrant le bassin contre son corps. Puis il glissa les mains le long de son dos et les étala sur son
postérieur, la plaquant contre lui avec autorité.
Mia ne pipa mot, mais le petit soupir affolé qui lui échappa déclencha un frisson en réponse.
Il venait de commettre une nouvelle erreur en jouant son jeu. À quoi pensait-il donc ? Cette femme
écrivait des poèmes érotiques à quinze ans. Elle le voulait dans son lit et se moquait sans doute
éperdument de son titre.
Après tout, elle était la digne fille de son père.
Avant qu’il ait pu dire un mot, Mia le repoussa et il la lâcha. Les joues en feu, elle évitait son regard,
gardant les yeux rivés sur son épaule gauche.
— Je vais prendre congé, articula-t-elle, la voix toujours un peu rauque. Faites-moi connaître votre
réponse à mes exigences, je vous prie.
Vander était si abasourdi qu’il ne l’arrêta pas.
Il demeura planté là, fixant la porte close, la culotte déboutonnée, le sexe palpitant.
Il était bien avancé à présent.
4
NOTES SUR L’INTRIGUE
Premier chapitre s’ouvre sur Flora qui se rend à pied à son… travail. Elle est dentellière (ajoute origines humbles,
orpheline, etc.).
Un vieux gentleman respectable, M. Mortimer, la voit traverser la rue dans sa robe propre et rapiécée. Une jeune fille si
charmante, gentille et méritante ne peut être laissée dans le Dénuement, à la merci du Monde Cruel (cette idée me plaît !).
Il meurt le soir même après avoir changé son testament en sa faveur. Il lui lègue cent mille livres (trop) à la condition
formelle qu’elle ne dépense jamais un sou pour quiconque à part elle-même. Si p. ex. elle achète un cottage à sa vieille nourrice
– ou une feuille de laitue – elle perd l’héritage tout entier.
Intéressant. Grosse dot en cas de mariage.
Alors pourquoi Frédéric la quitte-t-il ?
Qui obtient l’argent par la suite ? Des parents acariâtres ?
Une bouteille de brandy à moitié vide sur la petite table près de lui, Vander fixait le feu dans l’âtre.
Pour une des rares fois de sa vie, il maudit sa capacité à tenir l’alcool.
Il voulait être ivre.
Après le départ de Mia, il avait eu une conversation avec son avoué qui lui avait déclaré sans détour
qu’il n’avait pas le choix. Quelles que soient les exigences de Mia dans cette satanée missive – qu’il
n’avait pas encore décachetée –, il serait contraint de s’y plier.
Ou de perdre son duché.
Quand Thorn entra dans le salon, Vander ne leva même pas les yeux, même s’il sentait le regard de
son ami rivé sur lui.
— Que diable se passe-t-il ? s’inquiéta celui-ci qui saisit la bouteille et se laissa choir dans un
fauteuil. Tu as perdu aux courses ?
Vander garda le silence.
— Un jour, je t’ai dit que j’envisageais de me marier par amour, tu te souviens ? Une de mes idées les
plus stupides, pourrais-je ajouter.
Qu’avait-il donc imaginé ? Ce n’était pas pour les hommes, toute cette passion.
— Je ne me considère pas comme idiot, fit remarquer Thorn en examinant la bouteille. Un brandy mis
en fût en 1878. Voilà qui mérite un verre.
Il se leva et revint un instant plus tard avec un verre aux armoiries du duc de Pindar.
— Ton mariage n’est pas le sujet de la présente conversation, dit Vander avant d’avaler une
généreuse gorgée de brandy. Il s’agit du mien. Tu arrives à pic pour me féliciter.
Thorn posa son verre auquel il n’avait pas touché.
— Bonté divine, que s’est-il passé ?
Le duc observa le ruissellement du liquide doré sur le bord de son verre tandis qu’il l’inclinait.
— Non seulement mon père était fou, mais il s’avère que c’était aussi un traître. Et pas n’importe
quel traître : il se proposait dans une missive d’assassiner le roi en personne, permettant ainsi à Bonnie
Prince Charlie de monter sur le trône.
— Pardon ?
Vander continua de suivre le fil de ses pensées.
— C’était un dément. Et un cocu. Mais que je sois damné si je le laisse accuser de haute trahison.
— Quel rapport avec ton mariage ? demanda Thorn, perdu.
— La lettre qui prouve sa trahison est entre les mains d’une femme. Et elle exige le mariage.
— Nom de Dieu !
— C’est exactement mon avis.
— Comment pourrait-on te confisquer ton duché ? Le traître, ce n’est pas toi.
Vander haussa les épaules.
— À en croire mon avoué, la confiscation est inévitable. Apparemment, les duchés à distribuer aux
favoris sont une denrée rare et je n’ai jamais été un lèche-bottes de la Couronne.
Il n’était pas du genre à se préoccuper de s’insinuer dans les bonnes grâces de George et de sa cour.
Ni de la bonne société en général, d’ailleurs. En témoignait le fait qu’il avait pour unique ami un bâtard.
Fils d’un duc, certes, et néanmoins bâtard.
— Nom de Dieu, répéta Thorn entre ses dents. Qui est la femme ?
— Tu l’as rencontrée.
— Vraiment ? Quel est son nom ?
— La poétesse.
Thorn fronça les sourcils.
— La poétesse ? Je ne me souviens d’aucune… Non ! La fille Carrington ?
— En personne.
Vander se resservit un verre.
— La fille de l’amant de ta mère te contraint au mariage ?
Thorn paraissait sous le choc, ce qui était d’autant plus amusant qu’ayant grandi dans la rue, il était
rarement surpris par la capacité à nuire de ses semblables.
— C’est cela même. Tu peux aussi l’appeler l’Imminente duchesse de Pindar, dit Vander. Si je n’étais
pas aussi furieux, je serais impressionné par son ingéniosité. Sans parler de sa ténacité.
— Elle te fait chanter sous la menace d’une accusation de haute trahison et de la perte de ton duché
dans le seul but de te passer la bague au doigt ?
— Présentée ainsi, l’histoire a tout d’une tragédie grecque.
— Qu’elle aille au diable, lâcha Thorn, la voix vibrante de dégoût. Entre ce poème atrocement
mauvais qu’elle avait écrit sur toi, et son père, qui était un coureur de jupons dépravé, votre union sera la
risée de tous jusqu’à la fin de ta vie. Cela n’en vaut pas la peine. Renonce à ton duché.
— J’y ai songé.
— Et ?
— La folie de mon père a terni notre nom, mais ce nom n’en reste pas moins le mien. Un de mes
ancêtres a fini décapité en défendant le roi Charles contre les puritains. Un autre s’est battu pour le roi
Henry II. Le château des Pindar se dressait ici même trois cents ans avant que cette demeure ne soit
érigée. Et je devrais renier l’histoire de ma famille juste parce qu’une femme me désire si ardemment
qu’elle a recours au chantage ?
— Je dirai juste ceci : ta mère a épousé un fou et tu t’apprêtes à épouser une folle.
La voix de Thorn trahissait sa préoccupation et Vander réfléchit un instant. Il connaissait la folie. Il
l’avait côtoyée toute sa vie. Il lui suffisait d’approcher quelqu’un atteint du moindre symptôme pour que
son crâne se mette à le picoter. Mia ne lui faisait aucunement cet effet-là.
— Elle n’est pas folle, finit-il par déclarer. Je serais bien en peine de la décrire, mais elle n’est pas
folle. Obsédée, peut-être.
— Nous allons faire appel aux meilleurs avocats du pays, suggéra Thorn. Ils la discréditeront. Folle
ou pas, nous la ferons enfermer à Bedlam. Ou nous pouvons lui voler la lettre ! Donne-moi son adresse et
je la fais suivre immédiatement.
— Inutile, le dissuada Vander avec une ébauche de sourire. Elle me l’a donnée.
— Brûle-la, lâcha Thorn sèchement.
— Impossible. Un gentleman a un code d’honneur.
— Foutaises. En tout cas, moi, je ne suis pas gentleman. Donne-la-moi.
— Non.
— C’était un coup de génie de te remettre cette lettre, reconnut Thorn. Elle devait se douter que tes
nobles principes te lieraient les mains. Moi, j’aurais mis sa maison sens dessus dessous ou je l’aurais
même réduite en cendres et l’affaire était close.
— C’est une question de nom et de lignée, expliqua Vander. Cela dépasse ma propre personne. Cette
sordide affaire m’a fait réfléchir à ce que je veux vraiment. Ma mère était éperdument amoureuse de
Carrington, prête à tout risquer pour être avec lui, quand bien même cet homme n’était qu’un malandrin
doublé d’un sot.
— Entièrement d’accord.
Vander regarda Thorn, conscient d’afficher un air contrit.
— Je parlais toujours vaguement de tomber amoureux… parce que c’était une excellente excuse pour
éviter les mondanités où je pourrais trouver une épouse. Franchement, je serais horrifié de me retrouver
piégé dans une passion de ce genre.
— Je pensais la même chose.
— Pis encore, je détesterais que mon nom devienne synonyme de cocufiage si mon épouse prenait des
amants. Je pourrais en perdre la raison, avoua Vander, impassible.
— Étant donné la persistance de son adoration, je doute que Mlle Carrington ait un jour des vues sur
un autre homme, fit remarquer Thorn.
— Précisément, approuva Vander avec un sourire dur. Le parti idéal pour moi.
— Elle sera censée porter ton héritier, lui rappela Thorn. Bref, il te faudra l’honorer. J’en serais
incapable ; impossible avec une femme qui me fait chanter. Mais peut-être qu’elle n’en a qu’après ton
nom ?
— Tu as oublié le fameux poème ? Si ma mémoire est bonne, mon titre vient loin après mon rayon de
lune.
Thorn jura de nouveau.
— C’est intolérable.
— Pas nécessairement. J’ai souvent pensé que ce serait l’enfer d’avoir une épouse froide. En
l’occurrence, j’ai l’impression que ce n’est pas du tout le cas. J’ai toutefois bien l’intention d’imposer
certaines restrictions à cet égard.
— C’est-à-dire ?
— Je lui octroie quatre nuits.
— Par mois ou par semaine ?
— Ni l’un ni l’autre, répondit Vander, visiblement content de lui. Quatre nuits par an.
Le visage de Thorn s’éclaira d’un grand sourire.
— Je lui accorderai peut-être une nuit supplémentaire de temps en temps, plaisanta le duc. Le jour de
son anniversaire.
Thorn riait rarement – ce n’était pas dans sa nature –, pourtant là, il s’esclaffa.
— Quatre nuits devraient suffire pour avoir un héritier, ajouta Vander.
Ce n’était pas la fin du monde d’avoir une épouse en adoration devant lui. D’autant que les conditions
de leur arrangement signifiaient qu’il n’avait nul besoin d’être aux petits soins pour elle.
— India la détestera de toute façon, avertit Thorn en se levant. Elle avait des projets pour toi.
— Cette fille que vous avez poussée dans mes bras à notre dernière sortie au théâtre m’a bêlé des
fadaises toute la soirée. Et elle avait des sortes de becs saillants sur la figure.
— Ce sont des pommettes, idiot.
— Eh bien, elles ne me plaisaient pas.
Cette fille tout en os et angles droits. Personnellement, il préférait une femme qu’il pouvait nicher
sous son bras tel un petit oiseau. Même la sublime épouse de Thorn, India, était trop grande à son goût.
Thorn le dévisagea un instant, puis :
— Dis-moi, Mlle Carrington approuve-t-elle ton quota de quatre nuits ?
— Je ne lui en ai pas encore parlé, mais elle le sera. Elle est folle d’amour, si je me rappelle les
termes exacts de son poème. Elle est prête à grappiller le peu de miettes que je lui jetterai. Elle a dû
réitérer sa demande trois ou quatre fois. Bref, elle m’a supplié.
— Seigneur, bougonna Thorn d’un air dégoûté, ce mariage va faire de toi un être bouffi d’orgueil !
Vander lui décocha un grand sourire.
5
NOTES SUR FLORA ET LONDRES
— L’avoué de M. Mortimer lui achète des bijoux, une voiture, des domestiques… quoi d’autre ?
— Célèbre couturière ravie de fournir une garde-robe à une jeune femme si charmante. Grande et mince, jambes de
gazelle, yeux de biche (attention à l’excès de métaphores animalières).
— En qqs semaines Londres aux pieds de Flora.
— Fermier propriétaire terrien pauvre, mais vertueux, M. Wolfington. « Mon cœur est le seul or que j’ai à offrir ! »
— Le comte Frédéric – en lisière de la salle de bal – rêve de la main de Flora.
— Frédéric invite Flora à une danse, puis deux. La salle soupire devant la beauté céleste du comte, boucles brunes et
blonde chevelure, etc.
— Pourtant, au milieu des réjouissances, Flora consciente d’un inexplicable sentiment d’appréhension…
Toute la journée, Vander avait éludé la question du mariage, travaillant dans ses écuries de l’aube au
soir. Un étalon acheté en Afrique, choisi pour sa lignée, avait été livré le matin même. Le jeune cheval,
Jafir, s’était révélé à la fois féroce et complètement perturbé par sa nouvelle résidence, et Vander avait
passé le plus clair de l’après-midi à essayer de le calmer.
Son palefrenier en chef était persuadé qu’une bonne nuit de sommeil aurait un effet bénéfique sur
l’humeur de Jafir. Vander n’en était pas si sûr. Il y avait dans les hennissements du pur-sang arabe une
véhémence qui trahissait une réelle détresse. Merveilleux. Cet étalon, qui avait fait le long voyage depuis
l’Afrique, s’annonçait difficile, voire impossible à dresser.
Vander entra dans son bureau et son regard tomba sur la lettre encore cachetée : les prétendues
exigences de Mia pour le mariage. La rage s’empara de lui. Non seulement cette femme le faisait chanter,
mais elle s’imaginait sérieusement pouvoir lui imposer les conditions de leur union ? De quel droit ! Un
homme était maître de sa vie. Une fois Mia et lui mariés, ce serait lui qui tiendrait les rênes.
Elle réussirait peut-être à acheter son titre, mais rien de plus. S’emparant de la lettre, il la froissa et
la jeta dans le feu. Elle se consuma en quelques secondes. Avec sa carrure imposante et ses manières
brusques, il se savait le duc le moins raffiné du pays. Pourtant, Mia n’avait fait montre d’aucune crainte
lorsqu’il avait laissé libre cours à sa colère, alors même que des hommes faits tremblaient en sa
présence.
Son amour était à ce point puissant.
Elle avait dû y succomber dans sa jeunesse, rongeant son frein jusqu’à aujourd’hui, un an jour pour
jour après le décès de sa mère à lui. Il serra le poing et en assena un coup sur le manteau de la cheminée.
Qu’elle puisse le désirer autant – même après tout ce temps – au point de le faire chanter, était
profondément déroutant. Il aurait toutes les raisons d’être révolté à l’idée de devoir l’honorer. Pourtant,
fou qu’il était, malgré son indignation, il ne pouvait s’empêcher d’aimer ses formes voluptueuses.
Il retourna à son bureau. Sans doute tenterait-elle d’utiliser le désir qu’il éprouvait pour le soumettre.
Chaque parcelle de son corps rejetait cette aberration.
Peut-être était-il temps de renoncer au duché.
Sauf que ce duché était toute sa vie. Les portraits de ses ancêtres tapissaient les murs de sa demeure.
La crypte abritait leurs dépouilles. Sa mère y reposait auprès de son père, pathétique ironie étant donné
les circonstances.
Non. Impossible de laisser ce destin historique tomber entre des mains étrangères à cause d’une
futilité telle que le mariage. Il tenait à conserver le titre pour ses propres enfants, dussent-ils sortir du
ventre de Mia Carrington.
Une pulsion sauvage monta en lui. Les courbes de Mia, ses lèvres pleines, sa blonde chevelure : tout
cela serait bientôt à lui.
L’irrépressible tentation céda la place à la répulsion. Cette femme était d’une incroyable naïveté. Et
s’il l’enfermait dans le grenier ? L’affamait ? L’assassinait ? Il avait le sentiment que ses pairs se
refuseraient à le condamner pour meurtre en cas de procès, si les faits sordides de leur mariage venaient
à être connus.
Non qu’il eût l’intention de lui faire du mal. Penser était une chose, passer à l’acte, une tout autre.
Mais elle avait intérêt à accepter ses conditions à lui et au diable, les exigences ridicules qu’il venait de
confier au feu !
Il se laissa choir dans son fauteuil, attrapa une feuille de papier à en-tête et griffonna quelques mots
qu’il signa de son titre au grand complet :
Mademoiselle Carrington,
Vous trouverez ci-dessous les clauses du mariage. Sans votre consentement exprès, cette union n’aura pas lieu et le duché
ira au diable.
Evander Septimus Brody
4 e duc de Pindar
Vicomte Brody
Baron Drummond
Il sortit la cire à cacheter rouge qu’il n’utilisait jamais, alluma une chandelle, et ferma le pli à l’aide
du sceau ducal.
Un sourire mauvais aux lèvres, il tira le cordon de la sonnette. Quand le domestique apparut, il lui
tendit la lettre.
— Portez ceci chez les Carrington. Informez Mlle Carrington que vous attendrez sa réponse.
6
P.-S. : Merci de me faire parvenir tous les romans de Mlle Julia Quiplet par retour du courrier. J’ai adoré celui que vous m’avez
envoyé. Pour maintes raisons, ces derniers jours ont apporté leur lot de contrariétés, mais ce livre m’a été d’un grand
réconfort. En fait, j’ai été incapable de trouver le sommeil la nuit dernière avant d’avoir tourné la dernière page du Duc perdu
de Windhower.
Mia s’arrêta. Ses lecteurs seraient surpris par cet attrait pour la pauvreté, car dans ses précédents
romans, ses héroïnes se retrouvaient à la tête d’une cohorte de serviteurs, sans parler d’une fortune en
rivières de diamants. En fait, elle subodorait que nombre d’entre eux ne partageraient pas les conceptions
de Flora sur les plaisirs de la vie dans une masure.
Elle haussa les épaules. Creusant la terre battue de sa cahute, M. Wolfington pouvait découvrir un sac
d’or.
La porte s’ouvrit.
— Oui ?
Son regard tomba sur le plateau d’argent que tenait son majordome. Une lettre était posée dessus.
L’épais papier crème cacheté avec de la cire rouge comme si le pli provenait de l’empereur Charlemagne
en personne.
Son estime pour Vander diminuait d’heure en heure. Non qu’elle fût en position de lui jeter la pierre.
Mais l’homme semblait avoir développé une outrecuidance démesurée.
Le bon sens l’aiguillonna. À quoi s’attendait-elle donc ? Il était duc, pour l’amour du ciel. Sans doute
avait-il l’habitude qu’on lui lèche les bottes à longueur de temps.
Dieu merci, Vander ne se doutait pas qu’il s’apprêtait à épouser une femme dotée d’un alter ego
indigne répondant au charmant pseudonyme de Lucibella Delicosa. Le saurait-il qu’il renoncerait sans
doute à son duché plutôt que d’endurer cette humiliation. Sa future épouse n’était pas qu’un pot à tabac à
qui l’on faisait la charité : grâce à son talent pour la poésie larmoyante, elle faisait aussi carrière dans un
genre de fiction peu recommandable.
Elle prit la lettre et brisa le sceau tandis que son majordome lui précisait qu’un valet attendait la
réponse.
Ainsi, il promettait d’envoyer son duché au diable si elle ne se soumettait pas à ses exigences ?
découvrit-elle. Peu lui importait d’en connaître la teneur ; elle n’avait d’autre choix que de les accepter.
À la guerre comme à la guerre.
Elle lut deux fois le message et, contre toute attente, éclata de rire. Elle allait épouser un fou, si
arrogant qu’il la croyait sincèrement éperdue d’amour et prête à l’implorer de l’honorer.
Et il avait l’intention de la rationner. Quatre nuits par an, pas une de plus.
L’implorer ? Son sourire s’évanouit. Vander pouvait attendre que tous les cercles de l’enfer de Dante
gèlent avant qu’elle le supplie de lui accorder ne serait-ce qu’une nuit.
Le duc était extraordinairement séduisant, nul doute à ce sujet, c’était aussi l’homme le plus vaniteux
qu’elle ait jamais rencontré. De très loin. Elle repensa au moment où il avait déboutonné ses pantalons.
Était-elle censée être impressionnée par sa magnificence et frissonner d’effroi ?
Probablement n’était-elle pas censée être curieuse (ce qui était bel et bien le cas, une attitude
honteuse, indigne d’une dame).
De toute évidence, Vander s’était imaginé qu’elle le jaugerait d’un coup d’œil et s’enfuirait à toutes
jambes. Jusque-là, sa connaissance de l’anatomie masculine se limitait à quelques statues de marbre et à
ce qu’elle imaginait derrière les feuilles de vigne.
La taille desdites feuilles suggérait qu’il avait raison au sujet de sa « grandeur ».
Cependant, les femmes devaient l’avoir outrageusement flatté s’il avait cru qu’un seul coup d’œil la
terrifierait.
Quoi qu’on pût en conclure d’autre de cette lettre, il était clair que Vander avait ignoré la sienne dans
laquelle elle expliquait que leur union serait de courte durée. Soit. Il suffisait qu’il se présente le jour dit
à l’église et M. Plummer se chargerait du reste.
Sa réponse fut brève.
J’accepte vos conditions, à savoir que vous et moi n’aurons de relations intimes que si je vous
supplie de m’accorder ce privilège, et en aucun cas plus de quatre nuits par an.
À la seule pensée de relations intimes, ses doigts tremblèrent, laissant une tache d’encre après sa
signature. Vander… nu. Dans un lit.
Comme elle quitterait Rutherford Park tout de suite après la cérémonie, la question ne se posait pas.
Le mariage ne serait pas consommé, car cela menacerait son annulation – mais pas la tutelle de Vander
sur Charlie, selon maître Plummer.
Cette union n’avait rien à voir avec le plaisir.
Pas même pour quatre nuits…
Mia cacheta la lettre et la fit remettre au valet de Vander. Puis elle écrivit encore deux phrases
qu’elle barra avant de décider qu’elle ferait mieux de s’installer dans un fauteuil et de se replonger dans
le roman de Mlle Julia Quiplet. Cette lecture la convaincrait que, Dieu merci, il existait, des hommes bien
sur cette terre.
Toutefois, elle tenait d’abord à s’assurer que Charlie allait bien. Elle se leva et gagna la chambre
d’enfant. Duc, mariage, nuit de noces… Charlie comptait tellement plus que toutes ces futilités.
Son neveu était assis au petit bureau dans un angle de la pièce. Son regard s’illumina dès qu’il la vit.
— Tante Mia ! Vous voulez lire mon essai sur Aristophane ?
— Certainement, répondit-elle avec un sourire.
Depuis le décès de son frère, sir Richard avait congédié le précepteur de Charlie, à la suite de quoi
Mia avait convaincu le pasteur de se charger de l’éducation de son neveu.
Son frère John aurait été effaré. S’il avait été déçu par la condition physique de son fils unique,
jamais il n’avait lésiné sur son éducation, sachant qu’un jour Charles Wallace serait amené à diriger le
domaine familial.
Charlie se précipita sur ses jambes maigrichonnes, s’arrêta près du sofa, où Mia s’était assise, et prit
appui sur sa béquille.
— Que se passe-t-il ?
Elle l’attira sur ses genoux et l’étreignit avec tendresse. Bientôt, il aurait neuf ans. Puis dix, puis
vingt…
Si elle devait se marier avec le diable en personne pour assurer son bonheur et sa sécurité, elle
n’hésiterait pas. Le testament de John exigeait qu’elle soit mariée ; par chance, il ne spécifiait pas
combien de temps.
— Rien du tout ! assura-t-elle avec une gaieté forcée. Tout va bien. En fait, je tiens à ce que tu sois le
premier à savoir que je viens d’accepter la demande en mariage d’un duc.
Mia choisit d’oublier que ladite demande émanait d’elle. Charlie n’avait nul besoin de le savoir. Il
avait déjà eu bien trop de soucis durant sa courte vie.
— Tu imagines, mon chéri, je vais être duchesse. C’est beaucoup mieux que d’épouser M. Reeve.
— Non ! protesta le garçon. M. Reeve va revenir, je le sais ! Il a promis de me fabriquer une
nouvelle béquille. Il ne partirait pas sans avoir tenu sa promesse.
Mia soupira. Charlie refusait d’admettre qu’elle avait été abandonnée par son fiancé.
— M. Reeve a laissé un mot disant qu’il s’embarquait pour l’Inde, tu te souviens ?
Edward n’avait pas pris la peine de lui éviter la honte de l’attendre en vain à l’église, un coup bas
qu’elle ne lui pardonnerait jamais. Pourquoi n’avait-il pas décidé de fuir la veille du mariage ?
L’humiliation aurait été plus supportable. Elle aurait pu pleurer en privé. Mais la lettre avait été remise à
sir Richard qui l’avait lue à voix haute alors qu’elle attendait dans le vestibule de Saint-Ninian.
Edward n’avait même pas informé ses parents. Quand elle avait vu le comte de Gryffyn et son épouse
plus tard ce matin-là, ils semblaient aussi choqués et bouleversés qu’elle.
Dans un recoin secret de son cœur, elle voulait croire que Charlie avait raison. Qu’un jour, Edward
reviendrait. Il l’avait aimé. Il la regardait… eh bien, comme elle regardait Vander autrefois.
Un jour, Edward se libérerait de la terreur du mariage qui l’avait poussé à la fuite ; ce serait, hélas,
trop tard.
— Je ne peux attendre, Charlie, murmura-t-elle, la gorge nouée. Il ne reste que deux semaines avant
que la clause de tutelle dans le testament de ton père ne prenne effet.
Son frère l’avait nommée tutrice de Charlie – à condition qu’elle soit mariée dans les douze mois
suivant son décès. À un homme de bien et de valeur.
Son frère n’aurait jamais envisagé qu’elle, Mia, pût se charger de la gestion du domaine, tâche ô
combien ennuyeuse et répétitive pourtant. Son père et lui l’avaient toujours écartée avec désinvolture,
traitant ses romans de « griffonnages ».
Les griffonnages en question avaient rapporté davantage que le domaine en un an, mais elle n’en avait
rien dit à son père, pas depuis la sortie de son premier livre, quand, magnanime, il lui avait accordé le
droit de « garder ses quatre sous pour elle-même ».
— J’aurais préféré qu’il reste, insista Charlie. M. Reeve m’avait promis d’acheter un traîneau l’hiver
prochain et de me tirer dans la neige. Et il devait aussi m’apprendre à inventer des choses.
Mia resserra son étreinte. À la mort de son frère, sir Richard avait tenté de s’arroger la tutelle de son
neveu sous prétexte que son fiancé était un enfant illégitime et ne pouvait, de ce fait, être considéré
comme un homme « de bien et de valeur ». Dieu merci, sa démarche n’avait pas abouti.
Sir Richard gagnait souvent ses procès – qui étaient légion –, mais il avait perdu celui-ci. Les avocats
d’Edward avaient contre-attaqué pour diffamation. Illégitime, Edward n’en était pas moins le fils d’un
comte. Il était en outre, professeur à Oxford et avait fait fortune en mettant au point diverses machines,
dont une, révolutionnaire, à fabriquer le papier qui rencontrait un franc succès chez les imprimeurs.
Mia l’avait rencontré dans le bureau de son éditeur, alors que Lucibella Delicosa était en visite à
Londres. Un instant, elle songea avec nostalgie aux premiers jours enivrants de leur idylle, lorsque son
père et son frère vivaient encore et qu’elle croyait avoir enfin rencontré un homme qu’elle admirait.
Elle se ressaisit. Ironie de l’histoire, les faits avaient donné raison à sir Richard : Edward n’était pas
un homme de bien et de valeur. Sinon, jamais il ne l’aurait abandonnée.
— Tu apprendras à inventer des choses par toi-même, répondit-elle à Charlie. Je suis obligée
d’épouser un autre homme que M. Reeve. Cette offre du duc est une chance pour nous. Je ne te laisserai
pas aux mains de sir Richard, mon Charlie chéri, ajouta-t-elle avant de plaquer un baiser sur son front.
Le garçon posa la tête sur son épaule et elle l’entoura de son autre bras. Elle sentait son petit corps
frêle et osseux contre le sien. Un jour, il deviendrait un homme ; pour l’heure, il n’était encore qu’un
enfant. Un enfant fragile.
— Je n’aime pas être le pupille de sir Richard. Il me regarde comme si j’avais trois doigts, ou deux
nez.
— Nous n’aurons plus jamais à nous inquiéter de ton oncle. Tu seras le pupille d’un duc. Qu’en
penses-tu ?
L’indécision de Charlie lui fendit le cœur.
— Je n’ai jamais rencontré de duc. Vous le connaissez bien ?
— Bien sûr, affirma Mia. Je connais Sa Grâce depuis l’enfance. Voilà pourquoi il est assez généreux
pour nous faire cette faveur, en l’honneur de notre vieille amitié.
Si seulement c’était vrai.
— Je me suis dit qu’après le mariage, nous pourrions faire un voyage, tous les deux. Que dirais-tu
d’aller visiter la Bavière ?
À ses yeux, la Bavière avait toujours été un endroit des plus romantiques, avec ses châteaux qui
pourraient servir de cadre aux aventures futures de ses héroïnes.
Plus vite elle quitterait l’Angleterre, plus vite Vander pourrait engager une procédure de divorce pour
abandon du domicile conjugal ou d’annulation pour non-consommation du mariage. À lui de voir, comme
elle le lui expliquait dans la lettre qu’il n’avait pas pris la peine de lire.
Dès lors que Charlie l’accompagnait, Mia réalisa non sans tristesse qu’à part son cheval Lancelot,
rien ni personne ne la retenait en Angleterre. En cet instant, sa vie lui parut étrangement vide.
— Oh oui, s’il vous plaît ! s’exclama son neveu avec enthousiasme. J’adorerais faire ce voyage !
— Alors c’est décidé, nous partirons.
— Je pourrais avoir du mal à marcher sur le pont du bateau.
Mia frissonna à la pensée de Charlie sur un pont glissant.
— Nous resterons dans la cabine, et nous serons de l’autre côté de la Manche avant que tu aies eu le
temps de dire ouf ! assura-t-elle, s’efforçant de nouveau d’apparaître gaie.
Sans grand succès.
Charlie noua les bras autour de son cou.
— Tout ira bien, tantine, la rassura-t-il.
Sa tignasse brune rappelait à Mia celle de son frère.
— Je t’aime, murmura-t-elle.
— Moi aussi, je vous aime, répondit son neveu d’une toute petite voix.
7
NOTES SUR L’INTRIGUE
— Tout Londres aux pieds de Flora.
— Flora a des doutes sur le comte Frédéric. Se pourrait-il qu’en dépit de sa cour assidue, il ne soit en réalité qu’un Traître
Cruel ?
Frédéric : « Qui pourrait regarder pareil tableau de la grâce et la douceur féminines et ne pas y reconnaître l’œuvre
parfaite du Créateur ? »
— Doit-il se déclarer immédiatement, dès le premier bal ?
« Mon cœur vous est follement dévoué », s’écria le comte (s’exclama ? protesta ?). Peut mieux faire.
« Par tout ce que mon âme a de plus sacré, je vous jure que mon cœur est à vous pour l’éternité ! » s’exclama le comte, en
proie aux affres de la passion qu’il ressentait.
Pas mal.
1. Shakespeare, La Nuit des rois, acte II scène 3, traduction de Pierre Leyris. (N.d.T.)
8
NOTES SUR LE LEGS
Comte Frédéric riche au-delà des rêves les plus fous – supplie Flora de renoncer au legs de M. Mortimer. « Achetez un
petit bouquet pour ma boutonnière, ma bien-aimée. Aucun homme à part moi ne vous offrira rien. Pas même par-delà la
tombe ! »
— Flora appréhende de lui faire confiance (éviter « Flora appréhende »).
« Si vous n’avez pas confiance en moi, nous ne sommes pas destinés à nous marier ! s’exclama Frédéric, la trahison luisant
au fond de ses yeux bleus. Comment puis-je prendre comme comtesse une femme qui n’a pas confiance ne m’aime pas ? »
Puis il l’abandonne le jour du mariage – après l’avoir convaincue de renoncer à son héritage. (Perfide ! Diabolique !
J’adore !)
Le pasteur était visiblement contrarié, pour toutes sortes de raisons sans doute.
— Qui assiste cette femme ? demanda-t-il avec autorité.
Vander nota avec fierté que Mia ne cilla pas. Elle regarda le pasteur droit dans les yeux et joignit les
mains.
— Mon parent vivant le plus proche a huit ans.
Chuffy s’avança en titubant.
— Elle m’a moi. Je veux dire, je serai son parent de substitution et l’accompagnerai là où elle doit
aller. Je dois la mener à l’autel, c’est cela ?
Le pasteur le regarda avec dégoût.
— Sir Cuthbert, comment faites-vous pour être si tôt dans cette… léthargie ?
— Il est tôt ? s’étonna Chuffy.
— Je crois que nous ferions mieux de commencer, intervint Vander.
Ils patientèrent tandis que le pasteur s’affairait avec son missel et Vander se mit à penser aux
divagations de son père. Sa mère l’écoutait, ou faisait semblant, puis se tournait vers un autre homme à la
première occasion. Songeant à l’union catastrophique de ses parents, il regarda Mia avec un sourire
sincère. Elle avait la tête inclinée et le soleil du matin qui inondait la chapelle accrochait des reflets d’or
et de miel dans ses cheveux.
Jamais il ne l’aurait imaginé quelques jours plus tôt, mais il commençait à se dire que ce mariage
était ce qui pouvait lui arriver de mieux : éperdument amoureuse, jamais Mia ne se détournerait de lui. De
son côté, insensible à tout sentimentalisme comme il l’était, il n’avait pas à craindre de s’enticher d’une
autre femme.
Comme si elle avait senti son regard, Mia leva les yeux vers lui. Certes, il ne lui avait promis que
quatre nuits par an, il ne serait cependant pas contre lui en octroyer davantage.
Son regard descendit un peu plus bas, jusqu’à l’endroit où ses seins tendaient le tissu fatigué de sa
robe. Elle avait besoin de toilettes plus seyantes ; des tenues de duchesse et non de gouvernante.
La robe d’India attira l’attention de Vander. Son buste était mis en valeur avec élégance et il ne
verrait pas d’objection à ce que celui de Mia soit ainsi dévoilé.
— Pourquoi ce sourire ? lui murmura sa future épouse.
Surpris, il l’effaça aussitôt.
— Peut-être suis-je heureux de me marier.
— Inutile de vous moquer de moi !
Chuffy s’agita.
— Vander, va te placer là-bas, ordonna-t-il avec un geste vague en direction de l’autel. Moi, je ferai
entrer la demoiselle par la cour et tu feindras de ne pas l’avoir vue ce matin. C’est important, sais-tu, de
ne pas voir la mariée avant la cérémonie.
Sans attendre de réponse, il agrippa Mia par le bras et l’entraîna dans son sillage.
Thorn s’esclaffa.
— Dois-je me tenir auprès de toi ? demanda-t-il à Vander.
Ce dernier se souvint du mariage de Thorn, à Saint-Paul. La cathédrale était remplie jusqu’au dôme
de membres de la bonne société londonienne pressés de voir la fille d’un marquis épouser un bâtard,
quoique fils d’un duc. Lui-même se tenait près de Thorn devant l’autel, regardant une India rayonnante
s’avancer vers eux. Pas un instant elle n’avait détaché les yeux de son futur époux.
— Oui, répondit Vander avant de se tourner vers le duc de Villiers. Si vous acceptiez de vous joindre
aussi à moi, j’en serais honoré.
— Vous êtes comme un fils pour moi, dit le duc en lui touchant le bras. Entre nous, Thorn et moi
allons arranger cette triste affaire, je vous le promets.
— Je me tiendrai près de Mlle Carrington, déclara India d’un air lugubre.
Vander hocha la tête.
— Merci.
Chuffy passa la tête par la porte de la chapelle.
— Dois-je faire entrer la mariée maintenant ? brailla-t-il.
Le pasteur eut un reniflement de mépris, puis se tourna vers la petite assemblée. Vander s’écarta sur
le côté, rasséréné par la présence de Thorn.
Chuffy remonta la travée, Mia à son bras. Il marchait à grands pas, l’air digne. À mi-chemin, il
trébucha et fit une embardée sur le côté, entraînant Mia à sa suite. India réprima un petit cri. Par chance,
Chuffy réussit à se rattraper à un banc et reprit sa marche solennelle.
— Par Dieu et tous les saints à la porte du Purgatoire, j’ai bien cru nous faire chavirer tous les deux !
s’exclama-t-il avec entrain lorsqu’ils parvinrent à la balustrade du chœur et qu’il remit Mia entre les
mains de Vander. Avec l’âge, j’ai tendance à tanguer un peu.
— Je vous rappellerai, sir Cuthbert, de ne pas invoquer le nom du Seigneur en vain dans sa propre
maison ! aboya le pasteur.
Chuffy lui adressa un regard noir.
— Crois-tu donc qu’à cause de ta vertu il n’y aura plus de brioches ni de bamboches ?
Cette déclaration suscita un rire charmant chez Mia. Alors que Vander tentait encore de déchiffrer les
paroles sibyllines de son oncle et qu’India fronçait les sourcils avec perplexité, Chuffy et Mia
échangèrent un sourire.
— Celle-ci a fait mouche, n’est-ce pas, ma chère ? se réjouit le vieil homme. En plein dans le mille.
— Sir Cuthbert cite des répliques de La Nuit des rois, expliqua Mia. Il s’est amusé à ce petit jeu
toute la matinée.
— Vraiment ? s’étonna India, visiblement aussi surprise que Vander.
Le pasteur s’éclaircit la voix. Même lui semblait amusé, quoique à contrecœur.
— Je pourrais considérer cette référence comme une offense, sir Cuthbert. À présent, vous devez
cesser vos « désordres », afin que je puisse procéder à l’union de Sa Grâce avec Mlle Carrington.
— D’accord ! approuva Chuffy. Il est temps de lui passer la corde au cou.
Le pasteur se lança dans sa lecture. À l’évidence, il avait compris que le mariage qu’il célébrait
n’avait pas grand-chose à voir avec l’amour ni, en l’occurrence, avec le caractère sacré de ce sacrement.
Tout en prêtant une oreille distraite aux paroles du pasteur, Vander songeait à sa future épouse. Mia
connaissait Shakespeare. Chuffy l’appréciait. Son oncle était un vieil ivrogne, mais de toute la famille,
c’était son parent le plus proche. Il l’adorait déjà quand il était enfant et son affection ne s’était pas
démentie depuis.
Lorsque vint son tour de prononcer ses vœux, il fut envahi par une sérénité inattendue. Ce mariage lui
était imposé, et sans doute ne pardonnerait-il jamais complètement à Mia. Cela dit, il y gagnait une
épouse qui lui demeurerait fidèle. Cette pensée fit naître en lui un sentiment primitif, un élan possessif qui
remontait sans doute à l’époque où sa mère avait fait entrer un autre homme dans la maison pour la
première fois.
Mia répéta ses vœux d’une voix claire et posée. Vander s’en étonna. Il s’attendait qu’elle fût en
larmes, ayant enfin atteint le but qu’elle s’était donné depuis l’enfance. À aucun moment, son regard ne
croisa le sien durant la cérémonie. Il aima néanmoins lui glisser au doigt l’alliance qui avait appartenu à
son arrière-grand-mère.
Le pasteur les déclara mari et femme, et ferma son missel.
— Vous pouvez embrasser la mariée.
Vander n’avait pas réfléchi à cette partie du rituel. Sa pensée première fut de ne pas se permettre ce
genre de familiarités – sa toute nouvelle duchesse pourrait en conclure qu’il entendait lui prodiguer
régulièrement des gestes d’affection. Mia leva les yeux. Son regard le transperça, même s’il n’y lut aucun
reproche.
Sans lui laisser le temps de réagir, Chuffy beugla :
— Ma foi, mon garçon, si tu n’y vas pas, moi, je fonce !
Sur ces mots, il fit pivoter Mia et lui plaqua un baiser sur les lèvres, lui arrachant un rire gêné.
Vander se força à se détendre. Pour l’amour du ciel, il se contrefichait que son oncle embrasse sa
femme !
Thorn, India et Villiers les entourèrent et leur adressèrent des félicitations polies. Vander vit Mia
ciller lorsqu’on l’appela Votre Grâce pour la première fois. Son manque d’assurance était touchant.
— Parfait ! s’exclama Chuffy qui, à l’évidence, s’était arrogé le rôle de maître de cérémonie. J’ai
chargé Nottle de préparer le champagne et un déjeuner de mariage digne de ce nom. Alors, allons-y ! Tu
peux accompagner ta femme maintenant, je suppose ? glissa-t-il à Vander avec un regard noir qui
paraissait étonnamment sobre.
En guise de réponse, Vander offrit le bras à son épouse.
Son épouse.
En proie à un immense soulagement, Mia remonta la travée au bras de Vander. C’était fait. Personne,
pas même le méprisable sir Richard, ne pourrait contester son mariage. Il le liait à un homme qui la
détestait, certes, et la vouait à une vie de solitude une fois leur union officiellement rompue, mais la
sécurité de Charlie était assurée.
Adieu, sir Richard, sa pingrerie et son esprit procédurier. Elle engagerait un précepteur sans attendre
et le paierait double afin qu’il les accompagne en Bavière. Elle ferait réparer les toits de chaume du
village ; l’hiver dernier, alors qu’ils fuyaient, sir Richard avait décrété que les réparations incombaient
aux villageois eux-mêmes, quand bien même ces derniers avaient été toute leur vie au service des
Carrington.
Elle congédierait aussi tout domestique qui regardait Charlie comme s’il avait deux nez. Penser à lui
apaisa le tourbillon d’émotions en elle. Elle lui avait promis d’être de retour à la fin de l’après-midi.
La vie reprendrait bientôt son cours. Elle se remettrait à l’écriture, et peut-être réussirait-elle à finir
son roman d’ici à un mois. Elle feindrait de n’avoir jamais vécu ce douloureux épisode. Elle ne manquait
pas d’expérience lorsqu’il s’agissait d’oublier les humiliations… Ce n’était qu’une de plus, quoique
profonde.
Pendant le déjeuner, l’assemblée discuta de La Nuit des rois, ce qui leur évita d’aborder des sujets
plus épineux.
— Je n’ai pas aimé cette pièce, confessa lady Xenobia. Je trouve absurde que la comtesse jure de
garder le deuil toute sa vie à cause du décès de son frère. Étant fille unique, je sous-estime peut-être le
lien fraternel.
— Les frères et sœurs s’imposent à vous de manière insidieuse, observa son époux. Je m’estime
chanceux d’être proche des miens.
— Mais iriez-vous jusqu’à prendre le deuil et à renoncer à vous marier si l’un d’eux venait à
disparaître ? insista lady Xenobia. L’hypothèse de base de cette pièce est absurde. Shakespeare a créé
une improbabilité dont il fait dépendre toute l’intrigue.
— Ah ! mort, viens-t’en, viens-t’en me prendre, chanta Chuffy.
— La pièce a pour sujet la façon dont le chagrin peut submerger la raison, intervint Mia. Viola est un
peu folle de chagrin. Quand mon frère…
Elle s’interrompit, affolée. Que diable lui prenait-il ? Jamais elle ne parlait de ses sentiments. C’était
sûrement le champagne.
— J’en conclus que vous avez perdu votre frère, raison pour laquelle c’est moi qui vous ai menée à
l’autel, dit Chuffy. Plus âgé ou plus jeune ? Je ne peux pas dire que j’ai passé beaucoup de temps à
éplucher le Debrett.
— John était mon aîné. En fait, il a péri dans le même incendie que mon père et feu la duchesse,
répondit Mia avec un pâle sourire.
— Sacrée déveine, commenta Chuffy qui lui tapota la main. Voilà pourquoi vous êtes un peu fêlée, je
suppose.
— Ah, vous êtes fêlée ? fit Thorn d’un air innocent, comme si la question n’était pas incroyablement
discourtoise.
— Bien sûr qu’elle l’est, insista l’oncle de Vander. Épouser le fils de la maîtresse de son père, si ce
n’est pas fou, je ne sais pas ce que c’est. Qui se ressemble s’assemble, n’est-ce pas ? Et la folie sévit
dans cette famille.
Après cette charmante observation, Mia jeta un regard à la ronde et se rendit compte que toutes les
assiettes étaient vides. Vander et elle allaient avoir l’ultime conversation de leur vie conjugale. Comme il
n’avait pas daigné l’embrasser à l’issue de la cérémonie, il se réjouirait sûrement d’apprendre que son
épouse prévoyait de le quitter avant la nuit de noces. Autant lui faire ce plaisir maintenant.
Elle se leva avec peut-être un peu plus de hâte que ne l’exigeait la politesse.
Un pétillement amusé au fond des yeux, le duc de Villiers lui baisa la main.
— Ce fut une matinée littéraire des plus distrayantes. Je me découvre, je l’avoue, beaucoup plus
intéressé par votre personne qu’auparavant, ma chère. Ma femme regrettera sincèrement de n’avoir pu se
joindre à nous.
Mia secoua la tête.
— Je n’ai rien d’intéressant, croyez-moi, Votre Grâce.
Elle croisa intérieurement les doigts – d’aucuns pourraient considérer une identité secrète d’écrivain
comme plutôt intéressante.
— Juste un instant, reprit Villiers. La littérature n’est pas mon fort. Et ma mémoire n’est plus ce
qu’elle était.
— Je vois, dit poliment Mia.
— Ô temps, défais ce nœud trop embrouillé pour moi, déclama Villiers.
— Il n’y a aucun nœud à défaire, je vous assure, mentit-elle. Mais j’applaudis votre aisance avec
Shakespeare.
— Le mariage m’a rendu plus intelligent, confia le duc, presque amical.
Mia s’empressa de libérer sa main. Elle ne tenait pas du tout à ce que ces gens la considèrent comme
une amie. Elle ne l’était pas. Elle s’était comportée de manière méprisable avec Vander dans son seul
intérêt et serait très bientôt sortie de leurs vies.
Après leur départ, elle se tourna vers son époux avant de perdre tout courage.
— Votre Grâce, nous devons parler.
— Les possibilités de conversation sont inépuisables, en effet, plaisanta celui-ci. Lear ? Hamlet ?
Comme on pouvait s’y attendre, il semblait ne pas avoir apprécié la conversation littéraire autant que
lady Xenobia et elle.
— Je suis sérieuse, insista-t-elle.
— Je ne peux vous accorder qu’un court moment. Je dois me changer et aller aux écuries. J’ai un
nouveau cheval qui a du mal à s’acclimater.
Mia compatissait déjà avec celle qui épouserait Vander quand ils auraient divorcé. La pauvre serait
contrainte de voler des minutes de conversation, puisque à l’évidence les chevaux étaient plus importants
aux yeux du duc que son épouse. Elle espérait que la nouvelle duchesse, elle, n’aurait pas de mal à
s’acclimater, parce que Vander passerait son temps aux écuries à dorloter un cheval.
— Dix minutes, promit-elle.
9
Mia entra dans le bureau de Vander, s’efforçant d’ignorer les battements désordonnés de son cœur.
Le pire dans toute cette affaire – hormis le fait qu’elle se détestait d’avoir contraint Vander au
mariage –, c’était de découvrir qu’en dépit du désespoir, de l’humiliation et des années écoulées depuis
la débâcle du poème, cet homme était encore capable d’éveiller en elle… un je-ne-sais-quoi.
Rien à voir avec la flamme amoureuse. Certainement pas.
Ce devait être un désir animal. Elle avait lu quelque chose à ce sujet. Le désir était un constituant
naturel de tout animal en bonne santé, ce qu’elle était.
Quant à Vander, jamais elle n’avait vu un homme en aussi bonne santé. Tout en muscles et peau tannée
par le soleil, il paraissait littéralement déborder de vie. Son époux – quel mot étrange – ressemblait
davantage à un boxeur qu’à un gentleman. Jamais il ne domestiquerait sa crinière en sages ondulations,
comme son père à elle. Et ses ongles n’étaient pas manucurés. Non, il avait les mains calleuses de celui
qui maniait les rênes quotidiennement.
Une fois dans le bureau, elle se rendit compte que Vander lui parlait. Elle leva les yeux vers lui,
déconcertée. À cet instant, alors qu’elle regardait ses lèvres remuer sans comprendre un traître mot de ce
qu’il disait, elle eut une révélation capitale : son époux avait le pouvoir de causer sa perte.
Elle avait beau avoir décidé de le mépriser depuis qu’il avait tourné son poème en ridicule, il n’en
demeurait pas moins son premier amour.
Faiblesse de gamine stupide, se rappela-t-elle. Son côté un peu dévergondé – pour appeler un chat un
chat. Aujourd’hui, elle était une femme et savait qu’un corps musclé était bien moins important qu’un
cœur bon.
Bon n’était du tout un qualificatif qui convenait à Vander. Il fallut un moment à Mia pour réaliser qu’il
s’impatientait.
— Je suis désolée, s’excusa-t-elle. Vous disiez ?
— Je vous demandais quand arriveraient vos affaires. J’ai une course importante le quinze et
j’aimerais que vous soyez installée. Je peux envoyer des domestiques les chercher à Carrington House si
vous n’avez pas encore pris vos dispositions. Oh, et je suppose qu’ils devront aussi ramener votre
neveu ! Mon avoué m’a informé hier après-midi que j’avais désormais un pupille.
Il prononça cette dernière phrase avec une aigreur suggérant qu’il était aussi au courant de la
probable intention de sir Richard Magruder de lui intenter un procès.
Mia étouffa un soupir et s’assit. Le moment était venu.
— Je suis presque sûre que vous n’avez pas lu la lettre exposant mes attentes quant à ce mariage.
Vander se laissa choir dans le fauteuil en face d’elle.
— Je n’ai pas pris cette peine, en effet. Vous devriez savoir, duchesse, qu’un homme est maître dans
son foyer. Si je décidais de vous faire dormir au grenier, le majordome y ferait monter un lit avant la
tombée de la nuit.
— Inutile d’en arriver à cette extrémité ; le lit dans le grenier peut attendre votre prochaine épouse. Il
ne nous faut rester mariés que six mois, après quoi maître Plummer, mon avoué, organisera l’annulation
de notre union.
Les détails s’enchaînaient dans son esprit en ordre parfait, comme dans l’un de ses romans. C’était
maintenant à Vander d’exprimer sa joie.
— Pardon ?
— Maître Plummer est par nature conservateur, mais il espère pouvoir mettre un terme à ce mariage
d’ici le début de l’année prochaine. Je lui ai demandé de vous rendre visite demain afin de vous
expliquer les détails.
Vander se pencha en avant, le regard étincelant.
— De quoi diable parlez-vous ? Vous m’avez forcé à vous épouser. Vous m’avez passé la bride
autour du cou plus adroitement qu’à tous les chevaux que j’ai dressés !
Il ressemblait à l’un de ces grands dieux nordiques capables de brandir un éclair qui la fendrait en
deux, songea Mia. Elle n’aurait pas été surprise d’entendre un roulement de tonnerre dans le lointain.
Elle se recentra sur le sujet en cours.
— Inutile d’en faire un drame. Il suffit à chacun d’aller de son côté. Le divorce n’est permis qu’en
cas d’infidélité ou d’abandon de…
— Vous prévoyez d’être infidèle ? la coupa-t-il. Après même pas une journée de mariage ?
Vander crispa les mâchoires, et l’image du boxeur sur le ring traversa de nouveau l’esprit de Mia. Il
la foudroyait du regard, mais elle ne se laissa pas impressionner. Elle savait d’instinct que s’il serrait les
poings jamais il ne se montrerait violent.
— Bien sûr que non, Vander. Je pensais que nous pouvions requérir une annulation.
— Vander ? répéta-t-il, cinglant.
Catastrophe. Elle avait oublié que si elle l’appelait mentalement par le surnom que lui avaient donné
ses amis, lui se souvenait à peine d’elle.
— Je vous présente mes excuses, bafouilla-t-elle. Préférez-vous Votre Grâce ? Oui, bien sûr, vous
préférez Votre Grâce. Vous êtes duc.
Elle avait conscience de babiller, mais ne pouvait s’en empêcher.
— Ma mère est morte il y a des années et j’ignore comment les couples se parlent dans l’intimité.
Non pas que nous en soyons vraiment un. C’est juste que je… Je suis désolée.
Après un silence de mauvais augure, Vander se passa la main dans les cheveux.
— C’est à moi de vous présenter mes excuses. Vous m’avez pris au dépourvu. Personne ne s’adresse
à moi ainsi, à part mes amis les plus proches.
— Bien sûr, dit Mia en s’obligeant à sourire. Inutile de vous excuser. Comme je l’ai dit, mon avoué
m’a assuré qu’il pouvait obtenir l’annulation de ce mariage en six mois. Nul besoin d’établir entre nous
une intimité de quelque nature que ce soit.
Elle sortit un document plié de son réticule.
— J’ai rédigé une nouvelle liste de mes conditions, sachant que vous n’aviez pas lu la première.
Il lui prit la feuille des mains, la survola.
— Vous voulez que nous restions mariés six mois, après quoi notre union prendra fin. Et vous
n’attendez aucun soutien financier pendant ou après.
— C’est cela, confirma-t-elle d’un ton enjoué.
Maintenant qu’il avait compris, il pouvait tirer un trait sur sa colère. Son regard allait sans nul doute
s’illuminer de joie.
Mia se trompait. Vander pinça les lèvres, puis entreprit de déchirer lentement, méthodiquement, ladite
liste en petits morceaux qu’il laissa tomber sur le sol.
— Que faites-vous ? bredouilla-t-elle, sidérée.
— J’ai la ferme intention de ne subir qu’une fois dans ma vie la farce que nous avons endurée à la
chapelle.
— Pourquoi voudriez-vous… De quoi parlez-vous ?
— Du mariage. Ce mécanisme par lequel deux personnes sont forcées de rester ensemble leur vie
durant. En vérité, votre demande m’a fait réaliser qu’un mariage d’amour est la dernière chose au monde
que je souhaite.
— Mais…
— Comme je vous l’ai dit, vous n’êtes pas celle que j’aurais choisie, poursuivit-il, balayant sa robe
du regard. Il n’en demeurait pas moins que le risque existait que je commette l’erreur de mon père et
épouse une belle femme qui accumulerait les amants tel un écureuil des noisettes.
Les joues de Mia s’embrasèrent. Une partie d’elle-même, celle qui écrivait des histoires d’amour,
voulait croire qu’elle ne déplaisait pas à tous les hommes. Son côté superficiel et naïf.
Elle leva le menton d’un cran.
— Il n’empêche que je ne souhaite pas demeurer votre épouse. Vous ne rêvez peut-être pas d’un
mariage d’amour, mais moi si, un jour. Votre Grâce, conclut-elle avec une pointe de rudesse.
Il eut un rire bref.
— Vous auriez dû y penser avant de m’infliger votre chantage, duchesse. Vous êtes prise à votre
propre piège, semble-t-il. C’est souvent le cas, je crois.
Elle le dévisagea, s’efforçant de trouver ses mots. Il était sérieux. Il tenait à ce qu’ils restent mariés.
— Je vous en prie, dit-elle, commençant à ressentir une authentique inquiétude. Je vois que vous êtes
furieux contre moi et je le mérite. Toutefois ne pourrions-nous pas laisser parler la raison ? J’offrirai
volontiers une preuve d’adultère qui nous laissera tous deux libres de tirer un trait sur cette union.
Il se pencha en avant.
— Ma mère a passé des années à se pavaner aux yeux de tout le pays au bras d’un autre homme, votre
père soit dit en passant, articula-il d’une voix vibrante de colère. Je ne suis ni fou ni handicapé. Mon
épouse vivra sous mon toit. Elle ne commettra jamais d’adultère.
Mia inspira une grande goulée d’air.
— Mais je ne désire pas vivre avec vous, expliqua-t-elle. Je ne nous considère pas comme vraiment
mariés.
Un sourire mauvais incurva les lèvres de Vander.
— Le pasteur qui vient de nous unir ne serait pas de cet avis.
Le cœur de Mia battait si vite qu’elle craignait de défaillir.
— Vous ne voulez même pas de moi. C’est censé être un arrangement provisoire !
— Que nenni.
— Vous n’êtes pas sérieux ? dit-elle, au désespoir. Je suis sûre que vous finirez par rencontrer une
femme que vous aimerez. Vous vous souvenez ? Vous m’avez affirmé que cela arriverait probablement, et
vous avez raison.
— Quelle différence fera notre mariage ?
La cruauté dans sa voix lui fit l’effet d’une gifle. Après le sale tour qu’elle lui avait joué, elle pouvait
difficilement se prétendre insultée qu’il aille voir ailleurs.
— Avez-vous une maîtresse en ce moment ? demanda-t-elle dans un souffle.
Le regard de Vander n’aurait pu être plus glacial.
— Cela ne vous regarde en rien. Vous avez réussi à accéder à mon lit, mais pas à gagner ma
confiance. Quatre nuits par an, duchesse, siffla-t-il. C’est ce à quoi vous aurez droit en échange de la
lettre de mon père. Vous avez donné votre assentiment. Détail que vous semblez avoir négligé : ces quatre
nuits par an s’entendent jusqu’à la fin de nos jours.
Le sang rugissait aux oreilles de Mia. La situation tournait au désastre.
— Un mariage, un vrai, ne marcherait jamais entre nous, voulut-elle argumenter, la voix rauque
d’angoisse.
D’un bond, il fut devant elle et la força à se lever, les doigts si serrés autour de ses bras qu’elle en
aurait à coup sûr des bleus.
— Comme on fait son lit, on se couche ; vous coucherez quatre nuits par an avec moi. Cela suffira, je
pense, pour assurer une descendance, n’est-ce pas ? Mes parents n’ont pas pris la précaution d’un héritier
de réserve, mais nous devrions peut-être y songer après le premier. Par héroïsme aristocratique, vous
comprenez. Afin de perpétuer la lignée.
Mia s’enjoignit de ne pas s’affoler.
— Vous ne voulez pas dire…
— Vous êtes ma femme, la coupa-t-il de nouveau. Mon unique femme, Mia. Vous m’avez peut-être
épousé pour six mois, en ce qui me concerne, c’est pour la vie.
— Il s’agit d’un simple mariage de convenance.
— Sûrement pas. Il ne nous convient ni à l’un ni à l’autre.
Un frisson d’horreur la secoua. Elle ne pouvait être sérieusement mariée à Vander. Pas pour toujours.
Pas dans cette maison. Non !
Il avait dû deviner ses pensées.
— Vous résiderez ici, à Rutherford Park. Votre neveu vivra aussi sous mon toit. Et vous ne coucherez
avec aucun autre que moi, murmura-t-il, une lueur glaçante dans le regard.
— Vous ne comprenez pas !
— Oh, que si ! Je ne comprends que trop bien la folie, et je vous soupçonne d’en avoir une bonne
dose. Je dirais que nous sommes à égalité pour faire courir le risque à nos enfants d’être complètement
fêlés. Raison pour laquelle nous devrions en avoir plusieurs : l’aîné pourrait finir à l’asile avant
d’atteindre sa majorité.
Le sanglot que Mia retenait éclata et elle tenta de se libérer.
— Lâchez-moi !
Il obtempéra et elle se réfugia derrière un fauteuil.
— Vous pensiez vraiment que je ne trouverais rien à redire à une union provisoire ? demanda-t-il,
incrédule.
— J’imaginais que nous vivrions séparés les quelques mois que durerait notre mariage, avoua-t-elle
en se frottant les bras là où les doigts de Vander s’étaient enfoncés dans sa chair. J’avais prévu – j’ai
prévu – d’aller en Bavière avec Charlie.
— Je suppose que vous ne vous êtes pas imaginée remplissant votre devoir conjugal. Sans doute
aviez-vous l’intention de séduire un Bavarois crédule qui vous fournirait une preuve d’adultère si
l’annulation tombait à l’eau ?
— Non ! J’aurais pu payer quelqu’un, j’en suis sûre. Sur mes propres deniers. J’écris, voyez-vous,
expliqua-t-elle.
— S’il vous prend l’envie d’écrire encore un seul de vos déplorables poèmes sur moi ou une partie
de mon anatomie, je ne saurai être tenu pour responsable des conséquences, déclara Vander d’un ton
catégorique.
Piquée au vif, Mia se redressa de toute sa hauteur.
— Mon poème n’était pas déplorable, se défendit-elle. Si vous pensez que je pourrais écrire le
moindre vers sur votre personne, vous vous trompez lourdement. De toute façon, je n’écris plus de
poésie.
D’un geste brusque, Vander écarta le fauteuil qui les séparait et fit un pas en avant.
— Ne bougez pas ! s’écria Mia. Si vous… si vous essayez de me faire du mal de quelque façon que
ce soit, je vous abats !
Vander éclata d’un rire rauque. Elle détestait que son visage l’émeuve toujours à ce point, et alors
même qu’il se montrait si odieusement arrogant. Il était toutefois indéniablement séduisant, dans le genre
très viril.
— Sachez, duchesse, que je tiens à ce que mon épouse vive sous mon toit.
— Non.
Le refus était, poli mais ferme.
— Non ?
À l’entendre, personne ne lui avait jamais rien refusé de sa vie.
— Non, répéta-t-elle, tel un perroquet. Non, Votre Grâce, je ne vivrai pas chez vous, je ne dînerai pas
davantage à votre table… ni ne coucherai avec vous, même pour quatre nuits.
10
NOTES SUR FRÉDÉRIC
— Flora s’éveille, consciente que son cœur appartient à Frédéric, avec son regard d’ange et… ce je-ne-sais-quoi.
— Je n’aimerai aucun nul autre que lui, annonce-t-elle à l’avoué de M. Mortimer.
— Le renoncement au legs qu’il exige d’elle trouve un écho chez Flora qui a le sens du sacrifice. « La crasse ne me rebute
pas ; je vivrais dans une masure avec mon bien-aimé. »
— L’avoué de M. Mortimer fait remarquer que Frédéric possède un palazzo en Italie (devrait-il s’appeler plutôt
Frederico). Frédéric possède un palazzo quelque part en Bavière. Ou plutôt un château, petite gourde.
Frédéric la prend dans ses bras, l’embrasse avec passion. Flora en a la tête qui tourne et son corps svelte tangue contre le
sien, dominé par la force du Sentiment Pur. Elle se ressaisit grâce au murmure d’un Ange dans les Cieux (feu sa mère) qui lui
caresse la joue de ses doigts graciles. « Comment osez-vous vous laisser aller ainsi, comte ! J’ai affronté de dures Épreuves,
mais mon Âme est celle d’une dame ! »
Vander était sous le choc. Personne – pas même Thorn – ne l’avait jamais contredit. Non qu’il donnât
des ordres à Thorn. Néanmoins, lorsqu’il commandait, il entendait qu’on lui obéisse de manière
inconditionnelle.
Il était duc, après tout.
Sa femme ne semblait pas se rendre compte de ce que ce titre impliquait. Son petit corps était raide
de défiance. Vander en était ébranlé jusqu’au tréfonds. Pour une fois, il avait commis une erreur,
semblait-il : il avait à la fois sous-estimé son adversaire et s’était mépris sur son compte.
— Pourquoi diable souhaitiez-vous un mariage provisoire ? demanda-t-il. Si vous êtes tellement
éprise de moi, pourquoi ne pas exiger davantage de temps ?
— Vous pensez sérieusement que je vous contraindrais au mariage parce que je suis encore
amoureuse de vous – alors même que je n’ai pas vu votre visage depuis plus de dix ans ?
Vander étrécit les yeux. Présentée ainsi, son hypothèse apparaissait en effet illogique.
— Et la clause des « quatre nuits » ? continua Mia, d’un ton nettement narquois. Je suppose que
c’était pour tempérer mon adulation. C’est votre trouvaille ou celle de votre avoué ?
— La mienne, lâcha-t-il.
— Mon père avait une haute opinion de lui-même, mais, contrairement à vous, je ne pense pas qu’il
se trouvait à ce point irrésistible.
Vander jura entre ses dents.
— Je me suis apparemment mépris sur le motif de votre demande en mariage, reconnut-il.
La lueur moqueuse disparut du regard de Mia.
— Ce n’était pas une demande, rectifia-t-elle, c’était un odieux chantage. Jamais je ne m’y serais
résolue si je n’avais été désespérée. Aucune femme honnête ne s’y serait résolue, du reste.
Un petit sourire éclaira son visage.
— J’avoue cependant être surprise par votre arrogance. Comment pouvez-vous imaginer une seule
seconde que j’aurais commis pareil forfait dans le seul but de m’acheter quatre nuits dans votre lit !
Le silence qui suivit était empreint d’une telle tension que l’air en vibrait presque.
Vander fourragea dans ses cheveux.
— Je dois perdre la tête, lâcha-t-il. Rien de tout cela n’a de sens. Vous ne vous mariez ni par
ambition, ni par intérêt financier, ni par amour. Pourquoi diable ce chantage ?
— C’est une longue histoire.
— J’ai tout mon temps, dit-il sombrement.
— J’ai été abandonnée le jour de mes noces, avoua Mia sans préambule. Devant l’autel de Saint-
Ninian. Enfin, pas tout à fait devant l’autel, car j’attendais dans le vestibule. En revanche, tous les invités
étaient réunis dans l’église.
Voilà qui était inattendu.
— Quand est-ce arrivé ?
— Il y a environ un mois. J’étais obligée de me marier, voyez-vous. Je… eh bien… je suis mère.
Vander se figea. Pas étonnant qu’elle ait une poitrine aussi opulente. Elle était enceinte. India aussi
avait pris quelques rondeurs depuis qu’elle portait l’enfant de Thorn.
Mia écarquilla les yeux, comprenant le malentendu.
— Pas ce genre de mère !
— Vous me prenez pour un idiot, duchesse ? Je le vois bien à vos formes. Que me direz-vous dans
quatre mois, quand votre taille s’épaissira ? Enfin, plus qu’aujourd’hui, ajouta-t-il, conscient de sa
perfidie, mais incapable de tenir sa langue.
La bouche de Mia trembla, et il ressentit un pincement de culpabilité.
— Je n’attends pas d’enfant. Pourtant, je suis une mère dans tous les sens qui comptent vraiment.
Celle de mon neveu, depuis sa naissance. Charles Wallace Carrington est l’enfant qu’a mentionné votre
avoué. Le testament de mon frère spécifiait que je resterais sa tutrice à condition que je me marie à un
homme de bien et de valeur dans l’année. Au décès de John, j’étais fiancée ; le problème ne se posait
donc pas. Nous avons attendu la fin de ma période de deuil – mais il a préféré fuir le pays plutôt que de
m’épouser.
Vander fronça les sourcils.
— Et je suppose que la tutelle serait revenue à sir Richard Magruder si vous ne vous étiez pas
mariée.
Elle acquiesça.
— Malheureusement, sir Richard m’a fait clairement comprendre que je ne serais plus la bienvenue
dans la maison et que je devrais lui laisser Charlie, expliqua-t-elle, la voix chevrotante. Je n’ai pas pu
m’y résoudre. Sir Richard est en outre procédurier au-delà de toute raison. Il dilapiderait l’héritage de
mon neveu. Rien que l’année dernière, il a engagé trois procédures au nom du domaine.
Bonté divine, tout s’expliquait. Abandonnée et désespérée, Mia avait usé de la seule arme qu’elle
avait à sa disposition : la lettre de trahison de son père. Vander ravala un juron.
— D’où la proposition que vous m’avez faite et que je me suis empressé de jeter au feu.
— Selon mon avoué, si je vous avais révélé d’emblée tous les détails, notamment le fait que sir
Richard vous poursuivrait presque à coup sûr, vous auriez été encore plus réticent à faire de moi votre
duchesse, provisoire ou non.
Vander ressentit dans un recoin de son esprit, dans son sang même, comme une pulsation qu’il
identifia aussitôt.
Sa femme avait été fiancée. À un autre.
Il prit le temps d’examiner cette émotion rationnellement. Ce n’était pas de la possessivité. Enfin,
quelques jours plus tôt, il se souvenait à peine de l’existence de Mia ! Ce n’était pas tout à fait vrai : il
avait d’elle des souvenirs clairs qui remontaient à des années. Il aurait toutefois accueilli la nouvelle de
son mariage sans ciller, cela ne faisait aucun doute.
Pas de la possessivité, non. Du désir, pur et simple. Sa petite femme ne le laissait pas indifférent avec
ses courbes appétissantes et sa chevelure un peu en désordre.
Cela avait sans doute quelque chose à voir avec leur mariage. Cela changeait la donne. Il avait vu des
hommes parfaitement sains d’esprit devenir fous lorsqu’ils soupçonnaient leur épouse d’être infidèle.
Satisfait, Vander relégua ce sentiment dans la case appropriée. Un jour, il posséderait Mia, que ce
soit pour quatre nuits ou plus. Il devait juste la convaincre qu’il n’avait nulle intention de s’infliger la
comédie nécessaire pour trouver une deuxième épouse, d’autant que le divorce noircirait sa réputation et
rendrait la procédure plus difficile. Mia ferait l’affaire, et qu’il soit damné s’il lui permettait de le quitter
pour adultère, un scandale qui s’ajouterait à ceux qui avaient déjà terni son nom.
Maintenant qu’il connaissait son point faible, il n’était pas exclu qu’il s’autorise à l’exploiter.
— Il semble que je sois désormais le tuteur de Charles Wallace, fit-il remarquer.
— Cela ne signifie pas pour autant que nous devions vivre ensemble !
Il lui sourit.
— Charles Wallace vivra ici, sous mon toit.
Il vit la réalité s’imposer à Mia. Il avait remporté la bataille. Fin de l’histoire.
— En échange, poursuivit-il, j’attaquerai sir Richard en justice lorsqu’il me poursuivra pour vol de
propriété ou toute autre accusation qu’il inventera de toutes pièces. J’élèverai votre neveu comme mon
propre fils. Je ferai mon possible pour doubler la valeur du domaine des Carrington d’ici sa majorité.
— Je ferai une duchesse épouvantable, l’avertit-elle. Regardez comment je m’habille.
Il haussa les épaules.
— Pas vraiment à la mode, mais je m’en moque.
— Ce ne sera pas le cas dans la bonne société !
— Je ne la fréquente pas.
La panique commençait à gagner Mia, qui sentit un grand froid se déployer en elle. Vander était
sérieux. Elle était prise à son propre piège.
Il s’avança vers elle avec nonchalance.
— Tout ce dont j’ai besoin, c’est d’un héritier, et je le prendrai de vos entrailles.
— Non, pas question ! se récria Mia, outrée par cette déclaration d’une vulgarité grotesque. Je ne
suis pas réellement votre femme !
— Si, vous l’êtes.
Elle comprit ce qu’il avait en tête. Il allait l’embrasser. Une fois, Edward l’avait embrassée de
longues minutes, et ensuite elle avait eu très chaud et éprouvé d’agréables pulsations au creux du ventre.
Il en avait ri. « Vous aurez ma mort sur la conscience avant que je vous passe la bague au doigt », avait-il
plaisanté en la lâchant.
Ce souvenir lui serra le cœur. Stupide Edward et ses stupides promesses.
Comme elle s’y attendait, Vander se pencha sur elle et captura ses lèvres avec une fougue brutale et
irrespectueuse. Il lui prit l’envie de se débattre. De le frapper. De lui écraser les orteils. De lui mordre la
lèvre. Ou tout à fois.
Or, elle n’en fit rien. Sa bouche s’ouvrit sous l’assaut de sa langue et elle inclina la tête. L’effet de
surprise sans doute. Elle enroula les bras autour de son cou tandis qu’il la prenait aux hanches. D’un geste
brusque, il rapprocha leurs deux corps. Un délicieux élancement traversa Mia.
Les mains de Vander glissèrent sur ses fesses et il la plaqua contre son bassin avant d’imprimer à
celui-ci un mouvement ondulatoire. Elle en eut le souffle coupé.
Lorsqu’il s’écarta, elle leva vers lui un regard effaré. Lui était impassible.
— J’ai toujours un instinct très sûr quand il s’agit des femmes, déclara-t-il, aussi triomphant qu’un
fermier qui vient de faire une bonne affaire avec deux porcelets.
— P… pardon ?
— J’aime la façon dont vous vous tortilliez contre ma virilité.
Mia en resta bouche bée et l’onde de chaleur qui l’avait submergée reflua d’un coup.
— Ai-je bien entendu ce que vous venez de dire ?
— Oui, rétorqua Vander en soutenant son regard. L’avantage de notre situation, c’est que nous n’avons
pas à jouer cette stupide comédie de la conversation galante. Nous pouvons être honnêtes. Votre corps n’a
pas été surpris quand je me suis frotté contre vous.
Mia sentit ses joues s’empourprer de nouveau.
— Au cas où vous vous poseriez la question, continua-t-il avec un haussement d’épaules, je ne suis
pas vierge.
Mia se retrouva sans voix.
Vander, lui, semblait de plus en plus guilleret.
— J’ai hâte de vous ôter cette robe hideuse, lui murmura-t-il à l’oreille.
— Pourtant, vous me considérez comme un pot à tabac avec des seins pareils à des choux, à qui l’on
fait la charité ! rétorqua-t-elle.
Il voulut répliquer, mais le regard dont elle le transperça l’en dissuada.
— Vous n’avez pas envie de moi. Arrêtez de mentir, je vous prie. Vous venez de dire que nous
devions être honnêtes l’un avec l’autre.
— Je vous désire bel et bien, assura-t-il, agacé.
Avant qu’elle puisse l’en empêcher, il l’attira de nouveau dans le cercle de ses bras.
Le problème quand il l’embrassait, c’était que sa jugeote déclinait à vue d’œil, tel le soleil au
couchant. Elle cessait de penser parce qu’il la dévorait de baisers… ou l’inverse.
Vander referma une main sur son postérieur, et elle dut se retenir pour ne pas se cambrer contre lui.
De l’autre, il lui maintint la tête, afin que sa langue puisse l’explorer à sa guise. Son esprit succomba tout
à fait et il fit nuit noire.
Il la remonta d’un bras ferme et ondula de nouveau contre elle. Elle laissa échapper un petit
gémissement qui rompit le sortilège, la ramenant brusquement à la raison. Elle se libéra de son étreinte et
plaqua une main tremblante sur sa bouche.
— C’est le meilleur des mariages qui soit, déclara Vander. Et vous ne pouvez vous plaindre que je ne
vous désire pas, parce que la preuve en est flagrante.
Il semblait avoir perdu son flegme. Sa voix était enrouée et ses pantalons, tendus sur le devant,
comme lorsqu’il… la première fois. À cette vue, le cœur de Mia s’emballa encore davantage.
— Je refuse d’être mariée avec vous, s’entêta-t-elle.
— Ce n’est plus à vous d’en décider, rétorqua Vander qui changea de position et grimaça.
Incapable de s’en empêcher, Mia regarda à nouveau là. Il se rajustait. C’était la scène la plus
érotique qu’elle ait jamais vue. Non qu’elle en ait vu beaucoup. Aucune, en réalité.
Elle recula d’un pas, puis d’un autre. Il fallait qu’elle s’en aille.
— Alors, vous me croyez quand je dis que je vous désire ? insista-t-il.
— Ce que je crois, lâcha-t-elle, c’est que vous êtes de ces hommes qui désirent n’importe quelle
femme à portée de main. Vous pensez que je vous resterai fidèle jusqu’à la fin de nos jours.
Une étincelle sauvage presque primitive s’alluma dans le regard de Vander.
— Vous y avez sacrément intérêt.
— Et vous, vous parcourrez Londres et coucherez avec qui vous voudrez, c’est cela ? Je veux être
sûre d’avoir bien compris. Vous pourrez avoir des maîtresses et agir selon votre bon plaisir.
Il croisa les bras sur le torse.
— Si l’envie m’en prend.
Elle se força à le regarder droit dans les yeux.
— Tandis que moi, je passerai ma vie entière avec quelqu’un qui me trouve grosse et quelconque. Si
j’étais amoureuse de vous, je serais peut-être reconnaissante. Ou si j’avais l’ambition d’être une
duchesse. Sauf que je ne me sens ni reconnaissante ni chanceuse.
Il pinça les lèvres.
— Il y a quelqu’un quelque part, je crois, qui ne pense pas la même chose de moi. Mon fiancé,
Edward, m’aimait.
Un sanglot monta dans sa gorge, qu’elle parvint à réprimer.
— À présent, plus jamais personne ne m’aimera pour moi-même, parce que vous êtes si furieux que
vous voulez me punir.
Il voulut protester, mais elle ne lui en laissa pas le loisir.
— Ne prenez pas la peine de nier. Vous vous réjouissez de me punir ; je le lis sur votre visage. Je ne
mérite pourtant pas ce traitement… non, pas du tout.
— Je ne vous punis pas, objecta-t-il avec impatience. Bon sang, je pensais vous avoir donné une
preuve amplement suffisante de mon désir. Êtes-vous toujours aussi mélodramatique ?
— Non, dit-elle en tremblant. Uniquement quand on me punit pour les péchés de mon père.
Vander se figea.
Mia avait vu juste ; elle ne triompha pas pour autant.
— Vous veillerez à ce que je n’aie aucune chance de tomber amoureuse, continua-t-elle sur sa lancée.
Vous avez le pouvoir de m’en priver. En revanche, jamais vous ne saurez si je vous suis infidèle. Jamais !
En réponse, Vander débita un chapelet de jurons.
— Vous avez intérêt à profiter de vos quatre nuits avec votre duchesse quelconque tant que vous
l’avez, ajouta-t-elle. Parce qu’un jour, je trouverai un homme qui… qui me respectera.
— Qui vous respectera ? répéta-t-il, la toisant de la tête aux pieds. Cela signifie-t-il que vous ne lui
direz jamais pourquoi je vous ai épousée et dans quelles conditions ? Parce qu’il ne vous respectera plus
une fois qu’il le saura, duchesse.
Le sanglot fut si violent que Mia ne put le contenir. Il avait raison.
— Je monte dans ma chambre, parvint-elle à articuler avant de se ruer vers la porte, aveuglée par les
larmes.
Il la rattrapa sur le seuil et la fit pivoter vers lui.
— Non ! cria-t-elle. Lâchez-moi !
— Sachez que je vous respecte, dit-il avec gravité. Vous avez agi selon votre conscience, dans
l’intérêt de votre neveu. N’importe quelle personne honnête ne peut que vous respecter pour cela.
— Laissez-moi partir, lâcha-t-elle entre deux sanglots.
Les larmes ruisselaient sur ses joues et ce n’était pas de la comédie. C’était le genre de sanglots qui
anéantissent une femme, bouleversée de se savoir ni belle, ni aimée, et pas même respectée.
Elle le repoussa de nouveau, et cette fois il recula avec un regard d’impuissance, comme son père
chaque fois qu’elle avait un problème de femme – par exemple quand il avait ruiné son entrée dans le
monde en dévoilant son poème.
Sans un mot, Mia ouvrit la porte à la volée et se précipita dans l’escalier, ignorant le majordome. Les
larmes laissaient un goût salé dans sa bouche et il lui fallait un mouchoir… dix même.
Un instant plus tard, elle se jetait sur son lit, deux oreillers sur la tête, le corps secoué de sanglots,
comme le jour où elle avait appris la mort de son père et de son frère. Et les clauses de ce maudit
testament.
— Je te déteste, maugréa-t-elle d’une voix enrouée à l’adresse de John. Comment as-tu pu ? Comment
as-tu pu ?
Parler à son frère l’aidait parfois, mais pas aujourd’hui. Elle ne voulait pas le détester. Elle l’avait
adoré et chérissait sa mémoire, même si elle trouvait exaspérant sa conviction qu’un homme devait être le
chef de famille.
Il n’était plus là pour se défendre.
— Je te déteste, répéta-t-elle pourtant d’une voix cassée.
Avec quelle suffisance son mari s’était vanté d’être en pleine possession de ses moyens, alors même
qu’il pensait que ses rondeurs cachaient une grossesse.
Cette fois, quand elle murmura « je te déteste » dans son oreiller, elle eut conscience de deux choses :
d’abord, elle ne s’adressait plus à son frère décédé.
Ensuite, elle mentait.
Elle détestait Vander, mais pas ses baisers avides qui lui donnaient le sentiment d’être sensuelle et
chérie.
Quelle gourde elle était.
Une vraie godiche de tomber à nouveau sous son charme.
Elle se détestait.
Et là, c’était la vérité.
11
NOTES SUR LA SCÈNE DU LEGS
Incrédule, Mlle Flora Percival écouta l’avoué l’informer qu’elle venait d’hériter d’une fortune avec incrédulité.
— Monsieur, dit-elle, je ne suis qu’une jeune fille pauvre et… (Ajouter autre chose.)
— Mlle Percival, vous êtes désormais l’une des jeunes femmes les plus riches de toute l’Angleterre, dit l’avoué qui s’essuya
le front. Mais je dois vous prévenir : selon les termes de ce legs, vous n’êtes pas autorisée à donner cet argent à qui que ce soit.
Vous devez le dépenser à votre unique profit.
— Voilà une clause des plus curieuses, s’étonna Flora, fronçant ses sourcils blonds.
— Mon client vous a observée de loin pendant des mois. Il était déterminé à léguer sa fortune à une jeune femme
d’excellent caractère, de noble contenance et d’élégance aristocratique.
— Mon grand-père était comte, admit Flora. La famille a déshérité ma mère quand elle est tombée amoureuse d’un
violoniste désargenté.
L’avoué hocha la tête.
— Votre éducation héritage transparaît dans votre allure, mademoiselle. J’ai pris la liberté d’acheter un hôtel particulier
meublé à Mayfair. J’ai aussi commandé une voiture émaillée d’or, tirée par quatre étalons blancs.
(L’émail d’or existe-t-il ? Peinte en doré ? Dorée à la feuille.)
Vander plaqua l’oreille contre la porte de la chambre de Mia. Elle sanglotait comme si elle avait le
cœur brisé.
Elle n’était pas amoureuse de lui ? À d’autres ! C’était pourtant l’évidence même. Jamais il n’avait
embrassé une femme qui se consumait dans ses bras à la manière d’un feu follet. Il lui avait fallu faire
appel à toute sa volonté pour ne pas la renverser sur le sofa et lui arracher l’horrible chiffon qui lui
servait de robe. Encore maintenant, alors qu’il l’entendait sangloter de l’autre côté du battant, elle avait
le don de lui échauffer les sangs.
Il pouvait l’aider à se sentir mieux.
Non, il était l’idiot suffisant pour lequel elle le prenait. Lui avait-il vraiment dit qu’elle était
quelconque ? Il n’en avait aucun souvenir. Emporté par la fureur, il avait tendance à dire des choses qu’il
ne pensait pas, comme lorsque son regard était tombé sur son affreuse robe bouchonnée en plis épais sous
ses seins et qu’il lui avait dit qu’elle avait la taille épaisse. Lui qui appréciait tant les rondeurs chez une
femme !
Bigre, leurs baisers lui avaient incendié les reins et il dut rajuster ses pantalons. Il se remémora les
seins lourds de Mia, ses hanches rondes, sa peau chaude, sa bouche pulpeuse…
Le grognement involontaire qui jaillit de ses lèvres lui fit l’effet d’un seau d’eau froide. Que diable
lui arrivait-il ? Il se redressa et redescendit au rez-de-chaussée.
Dans le vestibule, il informa Nottle qu’il se rendait à Carrington House, afin d’aller chercher le
neveu de sa femme, et lui demanda de charger la gouvernante de faire préparer la chambre d’enfant pour
le soir.
À sa grande surprise, le visage de son majordome se figea. La réaction était subtile, et cependant
indéniable. Vander haussa un sourcil interrogateur.
— D’après ce que j’ai compris, le garçon est difforme. Certains au village prétendent que sa vue
soulève l’estomac. Une de ses jambes ressemble davantage à une nageoire qu’à un membre humain. Une
créature amphibie, conclut Nottle, qui frissonna visiblement.
Vander réfléchit à cette nouvelle en attendant l’arrivée de sa berline. Voilà qui expliquait
certainement le désespoir de Mia. Il était à peu près certain qu’elle se battrait pour protéger n’importe
quel enfant, pas seulement un estropié au handicap perturbant. Mais l’infirmité du garçon avait sans doute
ajouté à sa panique.
Qui plus est, elle fournissait une espèce d’excuse au fiancé absent. Il trouvait improbable qu’un
homme ayant su voir au-delà des affreuses toilettes de Mia et de ses manières réservées serait capable de
l’éconduire le jour des noces. Néanmoins, la possibilité existait désormais que la fripouille n’ait pu
affronter la responsabilité d’élever un enfant invalide.
Quelque peu troublé, Vander grimpa prestement dans sa voiture. À l’école, il avait connu un garçon
auquel il manquait deux doigts ; certains s’étaient montrés cruels envers lui. Vander et Thorn ne s’étaient
jamais joints à eux ; ils avaient même corrigé deux élèves particulièrement méchants. Il n’irait toutefois
pas jusqu’à se mentir à lui-même et prétendre qu’ils avaient fait preuve de noblesse dans cette affaire. Le
garçon étant incapable de manier correctement une batte de cricket, ils l’avaient laissé dans son coin.
Lorsque Vander arriva à Carrington House, il fut accueilli par le majordome.
— Mon nom est M. Gaunt1, Votre Grâce.
Il se tut, comme s’il attendait un commentaire, sans doute en rapport avec le fait qu’il était aussi dodu
qu’un pudding.
Vander hocha la tête et lui tendit sa pelisse. Il n’avait aucune envie de discuter avec cet homme de
l’incongruité de son nom, ni de son nez qui, à l’évidence, était cassé. Gaunt ne ressemblait pas à un
majordome digne de ce nom, mais peu lui importait.
— Puis-je vous transmettre les félicitations du personnel pour votre mariage ? reprit Gaunt.
— Merci, répondit Vander. Je voudrais parler à sir Richard.
Sir Richard se révéla être un homme mince avec un bouc taillé en pointe, un style passé de mode
depuis deux siècles. Vander éprouva une antipathie immédiate à son endroit. Tout lui déplaisait chez lui :
son regard chafouin, ses cheveux bouclés avec soin, ses bottes rutilantes qui n’avaient jamais dû voir une
flaque de boue.
— Votre Grâce, c’est un plaisir de vous accueillir à Carrington House, dit l’homme qui contourna un
grand bureau avec la mine avenante de celui qui n’a pas compris que ledit bureau appartenait désormais à
Vander.
Le duc opina et regarda sir Richard s’incliner en une profonde révérence. Toujours plié en deux, il
exécuta de la main droite quelques gesticulations aussi désuètes que son bouc élisabéthain. Un serviteur
de la reine, en quelque sorte.
À peine se fut-il redressé que Vander se laissa choir dans un fauteuil.
— Comme vous le savez, Mlle Carrington est désormais ma duchesse.
Sir Richard s’assit à son tour, les genoux serrés.
— Je vous adresse mes plus chaleureuses félicitations, déclara-t-il avec un sourire radieux, comme
s’il ne s’apprêtait pas à intenter une action en justice.
L’avoué de Vander ne connaissait pas encore le libellé précis de la plainte, toutefois, sir Richard
avait la réputation de régler ses comptes personnels devant le tribunal. Il avait déjà poursuivi Vander au
sujet d’un cheval acheté aux Écuries Pindar, mais le différend n’avait pas été plus loin que les bureaux de
leurs avocats respectifs.
— L’objet de votre visite n’est pas cette plainte qui remonte à quelques années ? J’ai été induit en
erreur par mon maître d’écurie qui pensait qu’à cause de ses oreilles tombantes, le cheval ne pouvait être
le descendant de Matador. Il se trompait et j’ai accepté sans restriction les preuves fournies par vos
écuries.
Vander ne prit pas la peine de répondre. Sir Richard prétendait que ledit cheval lui avait été livré
avec des documents falsifiés, une allégation que les défenseurs du duc avaient promptement réfutée. Et sir
Richard ne cessait de radoter sur les oreilles tombantes et les pur-sang, prouvant ainsi qu’il était un âne
bâté.
— Votre plainte était inconséquente, finit par le couper Vander. Et ma défense m’a coûté plus de
cinquante livres.
Sir Richard se mit à ergoter sur la fréquence des pratiques malhonnêtes et du droit à la rupture de
garantie.
Vander l’interrompit de nouveau :
— Mon avoué m’apprend que vous envisagez une nouvelle action concernant mon mariage avec
Mlle Carrington et ma tutelle sur le jeune lord Carrington qui en résulte.
Un sourire faux incurva les lèvres de sir Richard.
— Votre Grâce, il est évident, pour vous comme pour moi, j’en suis convaincu, que votre mariage
avec Mlle Carrington, célébré à 11 heures – à peine un mois après de précédentes noces avortées –, a été
monté de toutes pièces pour vous permettre de mettre la main sur les terres de mon pupille qui, et ce n’est
pas une coïncidence, jouxtent les vôtres.
— Cet argument n’a joué aucun rôle dans mon raisonnement, répliqua Vander.
— Entre nous, Votre Grâce, insista sir Richard d’un ton narquois, vous avez épousé cette femme pour
accaparer les biens qui ne sont pas inaliénables. Vous comprenez donc qu’une compensation s’impose.
J’envisageais de vivre dans cette maison et de tirer profit des terres pendant au moins une décennie, et
sans doute plus, eu égard à la santé précaire de mon pupille. Il s’avère que mes terres jouxtent aussi ce
domaine à l’est.
Vander avait conscience d’être d’un abord quelque peu rugueux pour un duc. Il possédait une face
sombre qui lui venait de son enfance, et de cet instinct qui le mettait jadis en garde contre les délires de
son père.
Cet instinct lui donnait l’envie presque irrépressible d’écraser sir Richard comme un ver. Il étendit
les jambes, réfléchissant à la situation, et laissa le silence s’étirer. Il ne risquait pas de verser le moindre
dédommagement.
La véritable question était de savoir s’il devait rosser sir Richard tout de suite ou attendre de voir si
ce crétin passerait des menaces implicites aux poursuites.
Mieux valait attendre, décida-t-il en étudiant le visage pomponné à l’extrême de sir Richard. Détail
intéressant, l’homme ne semblait pas avoir peur. Peut-être savait-il se défendre juste assez pour constituer
un défi digne de ce nom. Plus probablement, ce petit monsieur était convaincu que la dague à ressort
dissimulée dans sa jolie canne suffirait à le protéger.
— Je ne vous paierai pas un sou, déclara Vander, qui se félicita mentalement d’avoir réussi à garder
un ton égal.
Sir Richard avait taillé ses sourcils en pointe et son expression surprise – sincère ou feinte – le
faisait ressembler à ce rat domestique que Vander avait eu enfant.
— En êtes-vous certain, Votre Grâce ? Comme vous vous en doutez, je compte déposer ma plainte
dans le Berkshire où je suis loin d’être un inconnu.
Il marqua une pause juste assez longue pour faire comprendre qu’il avait le juge de paix dans sa
poche.
Si la mémoire de Vander était bonne, l’honorable M. Roach occupait cette fonction depuis une
quinzaine d’années. L’animal en lui gronda lorsqu’il pensa à tous ces gens qui avaient dû être victimes
d’abus durant tout ce temps. Sir Richard n’était pas seulement persuadé que le monde lui appartenait, il
faisait aussi montre d’un irrespect irresponsable de la loi. C’était un scélérat, du genre à plonger une
dague entre les côtes d’un homme avant de se rendre à l’opéra comme si de rien n’était.
Vander hocha la tête, feignant de réfléchir sérieusement à la menace de Richard. Il pouvait le tuer,
bien sûr, mais ce serait salissant, improductif et pourrait lui valoir des ennuis. Même les ducs n’étaient
pas encouragés à s’ériger en juge, juré et, surtout, bourreau.
Et puis, sa conscience lui rappelait à l’occasion qu’il n’avait nul droit de jouer ces trois rôles.
— Nous savons l’un comme l’autre qu’il vaudrait mieux éviter les tribunaux, reprit sir Richard d’une
voix onctueuse. Ce serait différent si Mia était une beauté ; vous pourriez prétendre avoir été touché par
la flèche de Cupidon au premier regard, gloussa-t-il. Toutefois, vu ses charmes limités et les scandales
liés à vos parents…
Cette fois, c’en était trop. Vander allait le tuer. Il s’agissait juste de savoir quand. Il se pencha en
avant, utilisant sa présence physique comme une arme.
— Si le nom de mon épouse franchit vos lèvres une fois de plus, je risque d’en être extrêmement
courroucé, sir Richard.
L’un des ridicules sourcils en pointe s’arqua à nouveau.
— J’applaudis à votre loyauté. C’est une qualité si rare dans votre famille.
Décidément, cet homme avait une attitude suicidaire.
Et Vander en avait par-dessus la tête des maîtres chanteurs.
— Je veux que vous quittiez cette maison aujourd’hui même.
Il se contrôlait parfaitement, constata-t-il avec satisfaction. Il y avait eu des moments avec Mia où il
avait failli hurler comme un dément, mais là, confronté à cette fouine, il ne risquait pas d’exploser comme
un pistolet mal chargé.
— Quant à moi, j’engagerai les poursuites dès aujourd’hui, siffla sir Richard. Je ferai de votre nom
un objet de risée – ce qu’il est d’ailleurs déjà. Après tout, votre union n’est-elle pas incestueuse ? Oh,
attendez, votre mère n’était pas mariée avec le père de votre épouse !
— Comptez-vous partir sur vos deux jambes, sir Richard, ou mes valets devront-ils vous assister ?
Sir Richard se leva et se dirigea sans mot dire vers la cheminée. Il se retourna soudain, aussi coquet
qu’une figurine de porcelaine sur une boîte à musique.
— J’ai l’impression que nous avons pris un mauvais départ, Votre Grâce, dit-il avec un hoquet
pathétique dans la voix.
— Vraiment ?
— Je souhaite simplement être dédommagé pour les pertes que vous m’infligez par un mariage
calculé dans le seul but de me gruger.
— Comme je vous l’ai dit, je ne me suis pas marié en songeant à Carrington House, lui rappela
Vander.
— Voulez-vous dire que c’est un mariage d’amour ?
— Cela ne vous regarde pas, pas plus que cela ne regarde les tribunaux, répliqua Vander avant de se
lever.
Sir Richard se rembrunit.
— Détrompez-vous ! Vous me volez mon domaine. Vous pensiez sérieusement que je vous regarderais
faire sans riposter ? Que je vous remettrais les clés avec un sourire ?
— Je peux me passer du sourire.
Le duc s’avança vers sir Richard à pas lents, notant qu’il jouait avec sa canne. Si seulement cet
odieux personnage sortait une lame, il serait en droit de lui flanquer la raclée qu’il méritait. Mais sir
Richard devait attaquer le premier ; Vander avait renoncé aux pugilats, sauf lorsqu’il s’agissait de se
défendre.
— Tout le monde sera au courant ! s’exclama sir Richard d’une voix qui grimpa dans les aigus. Vous
croyez vraiment que la bonne société acceptera votre insignifiante épouse après la relation scandaleuse
qu’ont entretenue vos parents ?
Vander serra le poing et une douce satisfaction l’envahit. S’il y avait un homme qui méritait d’être
rossé, c’était bien sir Richard.
Ce dernier recula d’un pas et, comme prévu, sortit une dague de pacotille.
— Ne me touchez pas ! glapit-il. Je vous poursuivrai pour coups et blessures. Et je ferai savoir au
monde entier que vous m’avez agressé uniquement parce que j’ai eu le courage de dire la vérité, à savoir
que vous avez épousé une vieille fille au physique ingrat dans le seul but de déposséder un orphelin de
son héritage !
En une fraction de seconde, la dague se retrouva dans la main de Vander, pointée contre la gorge de
son propriétaire.
— La plupart de vos remarques m’ont déplu souverainement, lâcha le duc.
— Mes domestiques savent que vous êtes là, articula sir Richard. Vous ne pouvez pas me tuer.
— Je n’en ai pas l’intention. À moins que vous négligiez de m’adresser de plates excuses, s’entend.
Mon épouse est une femme charmante, intelligente. Elle possède le genre de courbes dont tout homme
rêverait. Je n’étais peut-être pas le premier à souhaiter l’épouser, je suis cependant celui qui lui a passé
la bague au doigt.
À sa grande stupéfaction, Vander se rendit compte qu’il pensait chacun des mots qu’il venait de
prononcer.
Sir Richard étrécit les yeux. Le scélérat mijotait encore une ignoble calomnie. Vander songea à le
transpercer avec sa propre dague juste pour le faire taire, mais les dagues étaient une arme de lâche. Il la
lança à travers la pièce, et elle se ficha dans la porte.
Sir Richard s’effondra tel un sac de farine après un seul coup à la mâchoire, un dénouement trop
rapide au goût de Vander. Il le poussa de la pointe de sa botte. La tête de l’homme roula sur le côté. Il
était vivant, juste inconscient. Satisfait, le duc tira la sonnette.
Gaunt apparut quelques instants plus tard. Il jaugea la situation d’un bref coup d’œil.
— Mon Dieu, sir Richard semble avoir fait une chute et s’être blessé à la tête.
Vander haussa les épaules.
— Quelque chose de ce genre. Demandez à un valet de le charger dans sa voiture. Il pourra reprendre
ses esprits chez lui.
— Préférez-vous qu’on le conduise à son domaine ou à son hôtel particulier ?
— Où se trouve son domaine ?
— Juste à côté, à l’est.
— Ah oui, c’est vrai, dit Vander, se remémorant les paroles de Sir Richard. Qu’est-il arrivé à
M. Bevington ? Sa famille vivait sur ces terres depuis des générations.
— Je crois que sir Richard a obtenu le domaine à titre de règlement partiel dans un procès qui
l’opposait à M. Bevington pour coups et blessures. Il est évanoui, semble-t-il, fit remarquer le
majordome qui le poussa du bout du pied sans douceur.
Vander fréquentait régulièrement le club de boxe de Gentleman Jackson à Londres. Quand il frappait
un adversaire en pleine mâchoire, c’était la fin du combat.
— Coups et blessures ?
— M. Bevington soupçonnait sir Richard d’avoir abusé de sa fille, expliqua le majordome,
impassible. Malheureusement, il a été prouvé au tribunal que la demoiselle était une coquine impudente
qui avait fait des avances à sir Richard, rendant la plainte de son père injustifiée. Les Bevington ont
émigré au Canada.
— Bonté divine…
Tout cela s’était produit sous sa supervision. Il aurait dû en être informé. Après tout, les ducs de
Pindar étaient chargés de nommer les juges de paix dans le Berkshire, encore que, avec la maladie de son
père, Dieu seul savait comment l’honorable M. Roach avait obtenu son poste.
— Pour l’heure, emmenez sir Richard à Bevington’s House, Gaunt.
Le majordome appela deux laquais qui traînèrent sir Richard hors du bureau en affichant un mélange
de jubilation et de haine pure.
— Expédiez-lui ses affaires dans l’heure, ajouta Vander. Il est célibataire, n’est-ce pas ?
— Oui, pour autant que je sache. Son valet se chargera de sa garde-robe. Une malle ou deux suffiront.
— Vous feriez bien de renforcer les patrouilles sur la propriété. Je ne serais guère surpris que sir
Richard cherche à se venger.
Le visage de Gaunt s’illumina tel celui d’un lutin jovial, quoique dangereux.
— Qu’il essaie, Votre Grâce. Qu’il essaie.
Sir Richard ne s’était apparemment pas fait que des amis parmi les domestiques.
— La duchesse tient à ce que son pupille vive auprès d’elle. Je vais donc réduire le personnel ici au
strict nécessaire, expliqua Vander. J’emploierai les autres dans mes différentes demeures ; les besoins ne
manquent pas. En connaissez-vous qui auraient été congédiés à tort depuis l’arrivée de sir Richard ?
— Je vous en dresserai la liste, répondit Gaunt, radieux.
La liste ? Bon sang.
Vander s’apprêtait à sortir quand une question qui le taraudait lui revint en mémoire. Il se retourna
vers le majordome.
— Gaunt, je suppose que vous connaissiez l’ancien fiancé de la duchesse.
Le serviteur hocha la tête.
— En effet.
— Chargez deux valets de faire une petite enquête – ou engagez un détective de Bow Street. Je veux
être absolument certain que cet homme est encore de ce monde. Cette fuite subite le jour des noces me
semble pour le moins opportune. Sir Richard a évoqué son domaine à propos de Carrington Estate.
Gaunt ouvrit de grands yeux. Visiblement, l’idée ne lui avait jamais traversé l’esprit.
Vander, lui, était beaucoup plus cynique. Une vie passée aux écuries et alentour lui avait appris que
des hommes tels que Richard Magruder s’arrogeaient le droit d’agir comme bon leur semblait, et sauve
qui peut pour les autres.
Il était probable que le fiancé de Mia avait bel et bien fui la responsabilité d’une épouse et d’un
enfant. L’image de Mia s’imposa à lui, les lèvres pulpeuses et le souffle court après ses baisers.
Ou peut-être pas.
— J’emmène mon pupille à Rutherford Park, annonça Vander à Gaunt après qu’on eut emporté sir
Richard. Que ma voiture m’attende d’ici une demi-heure. Faites suivre toutes les affaires personnelles à
votre convenance.
À ces mots, Gaunt arbora une expression de grand-père sévère, quoique attentif.
— Sa Grâce est-elle au courant que vous venez chercher M. Charles Wallace ?
Vander n’avait pas l’habitude d’être interrogé par les domestiques. Il toisa le majordome.
— Montrez-moi la chambre d’enfant, voulez-vous, ou dois-je la trouver moi-même ?
Gaunt ne cilla pas face à cette rebuffade. Il gagna le couloir et gravit l’escalier en veillant à demeurer
au milieu afin que le duc reste derrière lui.
— Le jeune maître a déjà vécu tant d’épreuves durant sa courte vie, expliqua le majordome, qui
s’arrêta à mi-parcours comme pour reprendre son souffle. Il possède néanmoins le courage et la
persévérance de son père. C’est un Carrington jusqu’à la moelle.
— Heureux de l’entendre, dit Vander.
Ce portrait était irritant, mais il ne pouvait qu’admirer la loyauté du domestique. C’était une bonne
chose que l’enfant amphibie ait des soutiens.
Une fois devant la porte de la chambre, Gaunt lui décocha un nouveau regard déplacé, du genre
« Vous avez intérêt à faire preuve de gentillesse, sinon… ».
Ces derniers temps, tous ceux que Vander rencontrait paraissaient contester la hiérarchie qui sous-
tendait toute société. C’en était déstabilisant.
— Je me présenterai moi-même, Gaunt.
À contrecœur, le majordome s’inclina et rebroussa chemin.
Vander crut d’abord que la chambre était vide. C’était une grande pièce lumineuse et gaie, bien
qu’elle eût besoin d’être rafraîchie. Les murs étaient couverts de peintures bosselées sur du papier
ministre, sans doute le fruit des efforts artistiques du jeune Charles. Vander n’avait jamais rien vu de tel.
Sa nourrice n’autorisait pas les dessins, et si tel avait été le cas, ses piètres œuvres n’auraient sans doute
jamais été exposées.
Du coin de l’œil, il perçut un mouvement. Un jeune garçon venait de poser un épais volume et se
levait maladroitement d’un fauteuil. Vander n’avait aucune expérience des enfants ; son nouveau pupille
paraissait avoir cinq ou six ans.
Charles Wallace attrapa une petite béquille qu’il cala sous son aisselle avant de se redresser. Il
semblait avoir un problème avec sa jambe droite, même si Vander n’y voyait aucune difformité notable.
— Bonjour, le salua le garçon. Puis-je vous demander qui vous êtes ?
Pas cinq ans. Plus âgé. Sa voix était claire, posée et – contre toute attente – autoritaire.
Vander s’approcha ; pas trop, cependant, de crainte que l’enfant ne se sente menacé.
— Je suis le duc de Pindar, votre nouveau tuteur. Et vous devez être Charlie.
Un silence s’ensuivit.
— Veuillez me pardonner mon impertinence, Votre Grâce, répondit le garçon après un silence, je suis
M. Charles Wallace pour ceux qui me connaissent, et lord Carrington pour les autres.
Amusé, Vander dut prendre sur lui pour réprimer un sourire. Il s’inclina comme s’il se trouvait en
présence d’une altesse royale.
— Lord Carrington.
En se redressant, il nota, déconcerté, une lueur réprobatrice dans les yeux gris qui le fixaient.
— Si vous attendez que je vous salue en retour, je risque de vous décevoir. Comme vous le voyez, ma
jambe droite ne fonctionne pas aussi bien qu’elle le devrait.
Vander n’avait que très peu eu affaire aux enfants, même s’il éprouvait une profonde affection pour la
jeune pupille de Thorn, Rose. India lui avait dit un jour qu’il valait mieux ne pas duper les enfants, car ils
n’avaient pas leur pareil pour vous percer à jour.
— Mon salut est la reconnaissance de votre rang, dit-il. Quand un gentleman est dans l’impossibilité
de plier la jambe, à cause d’une maladie ou d’une blessure, il se penche à partir de la taille.
— Je risquerais de tomber, répliqua Charles Wallace.
Ses yeux clairs étaient frangés de cils noirs extraordinaires. Ses épais cheveux bouclés se dressaient
sur sa tête. Il avait le menton pointu et les pommettes saillantes. Il n’était pas beau, même avec un gros
effort d’imagination.
Cependant, le pire que Vander pût faire serait de le dorloter. Mia l’avait sans doute couvé, quoique
avec les meilleures intentions du monde. Elle l’avait gardé à la maison à étaler de la peinture sur des
feuilles de papier alors que le premier idiot venu verrait qu’il n’avait aucun talent.
Il haussa les épaules.
— Essayez.
Charles Wallace lui décocha un regard noir, pencha le buste en avant et, comme il l’avait prévu,
perdit l’équilibre. Il roula en douceur sur le sol.
Vander se rapprocha de quelques pas.
— Belle roulade, commenta-t-il froidement. Un coup de main ?
— Non.
Charles Wallace bascula sur le flanc et se releva.
— À mon avis, votre béquille est peut-être un peu courte pour votre taille.
— Vous êtes le nouveau mari de tante Mia ?
— Vous appelez votre tante par son prénom ? Ne le faites pas en public, c’est tout.
— Je ne sors pas en public, riposta Charlie avec le dédain d’un jeune empereur.
— Pourquoi cela ?
Le garçon ne répondit pas, mais son regard conseilla à Vander de s’épargner les questions stupides.
— Je vais m’asseoir, je crois, décida ce dernier. Joignez-vous donc à moi.
Il s’avança jusqu’à un vieux sofa et s’y assit, se retenant à dessein de regarder comment Charlie
se débrouillait.
Le garçon mit un moment à le rejoindre et prit place à l’autre extrémité du canapé.
— Vous n’avez pas un précepteur ou quelqu’un de ce genre ?
Le gamin haussa ses frêles épaules.
— Sir Richard trouvait que mon précepteur était un stupide lèche-bottes et l’a congédié. Le pasteur
me fait travailler mon latin et M. Gaunt m’apprend les échecs.
— Pourquoi sir Richard n’a-t-il pas engagé un autre précepteur ?
— Il trouve que c’est absurde pour un infirme d’étudier comme s’il était capable d’aller à l’école.
Dieu merci, Charlie ne semblait pas touché par l’insulte de son ancien tuteur.
— Et comment comptez-vous gérer votre patrimoine sans éducation ?
— C’est la question que tante Mia lui a posée. Il a répondu qu’ils auraient tout le temps d’y réfléchir
si je survivais jusqu’à ma majorité.
Vander ne put s’empêcher de penser que, sans son entrée en scène, le risque que Charlie ne soit
victime d’un « malencontreux accident » à un moment ou un autre n’aurait pas été exclu.
— Vous me paraissez plutôt en bonne santé. Avez-vous d’autres soucis en dehors de votre jambe ?
— Non.
— Et quel est le problème ? Est-elle malformée, raide, trop courte ? demanda-t-il sans insistance
particulière.
— Elle est déformée à partir du genou, l’informa Charlie, qui pinça les lèvres. Les villageois pensent
que mon pied est une nageoire, mais c’est faux. C’est un pied normal qui tourne de côté.
— Il faut voir le côté positif : si vous êtes ruiné un jour, vous pourrez toujours vous faire engager
dans une foire itinérante.
Par cette boutade, il parvint à fissurer le calme défensif qui protégeait Charlie telle une armure. Ses
joues cireuses en rosirent.
— Ce n’est pas gentil de dire cela.
— Les garçons ne se disent pas des choses gentilles, rétorqua Vander.
— Vous n’êtes pas un garçon, vous êtes un duc. Vous devriez être plus poli !
Vander lui sourit.
— Vous êtes mon pupille désormais. Je ne ressens pas le besoin d’être poli. Quel est le problème ?
Vous n’aimez pas les fêtes foraines ?
— Je ne sais pas. Je n’en ai jamais vu.
— Quoi ? La fête a lieu au village deux fois par an.
Charlie haussa les épaules et son regard s’éteignit à nouveau.
— Vous avez peur de vous montrer en public.
— Non !
Bonne nouvelle. Ce garçon avait du cran et de la combativité.
— Puisque vous m’interdisez Charlie, je pourrais peut-être vous appeler Clopin.
— Pour clopin-clopant ? Pas question ! protesta-t-il, les mâchoires crispées. À ma place, vous
n’apprécieriez pas.
— Quand j’étais à l’école, dit Vander, qui allongea ses jambes devant lui et contempla ses bottes, on
m’appelait le Cornu. Et parfois Vulcain.
— Vulcain, comme le dieu romain ? Pourquoi ? Et pourquoi le Cornu ?
— C’étaient des allusions au fait que ma mère, la duchesse, était une femme adultère. Vous connaissez
ce mot ?
— Non.
— Il signifie qu’elle était l’amie intime d’un homme qui n’était pas son mari.
— Oh, comme Vénus qui prenait des amants, ce que Vulcain n’aimait pas ! Votre père s’est-il mis en
colère, comme Vulcain, quand il l’a découvert ? Vulcain faisait exploser une montagne chaque fois que
Vénus avait un nouvel amant, expliqua Charlie avec vivacité, l’air intéressé.
— Mon père n’a jamais rien su de l’amitié de ma mère. Cornu est une allusion aux cornes du cocu, un
vilain nom pour désigner un homme dont la femme a engagé son affection ailleurs.
— Oh.
— La plupart des garçons faisaient ce geste chaque fois qu’ils me voyaient, surtout la première année.
Il montra à Charlie comment faire des cornes avec le pouce et le petit doigt. Le garçon ne se priva
pas de l’imiter.
— Soit j’en prenais mon parti et j’acceptais qu’on me donne des surnoms à cause du comportement
de ma mère, soit je me battais avec tous les élèves de l’école.
— C’est ce que j’aurais fait, lâcha Charlie avec impétuosité. À votre place, je veux dire, si j’avais
deux jambes normales.
— J’ai essayé la première année, avoua Vander, pensif. J’en ai rossé quelques-uns. Je leur flanquais
la tête dans la poussière et je les faisais jurer de ne plus jamais m’appeler le Cornu. Vulcain ne me
dérangeait pas autant.
— Et ils ont arrêté de vous faire les cornes ?
— Non. Certains vous appelleront le Boiteux ou Clopin dans votre dos toute votre vie.
La bouche de Charlie se crispa.
— Beaucoup de gens vont être à l’affût, histoire de voir si votre tante tombe amoureuse d’un autre,
continua Vander. Ils seront curieux de savoir si les hommes de ma famille ont une sorte de déficit. Ils
pensent que les ducs de Pindar sont incapables de satisfaire leurs épouses.
Charlie se pencha et lui tapota le genou de sa main frêle.
— Ne vous inquiétez pas, le réconforta-t-il. Ma tante ne tombera plus jamais amoureuse. Elle me l’a
dit. Donc, elle ne vous quittera pas, comme Vénus.
Vander se figea.
— Ainsi, elle était amoureuse de son fiancé ? Quel était son nom ? s’enquit-il, l’air de rien.
— M. Edward Reeve, répondit Charlie. C’est le fils du comte de Gryffyn.
Un frisson secoua Vander. Toujours cette maudite possessivité. Un homme n’aimait pas entendre
parler des sentiments de son épouse pour un autre.
— Pour finir, il n’a pas pu affronter la responsabilité de mon éducation. C’est ce qu’il disait dans son
message.
Le regard de l’enfant dériva vers la cheminée.
— Ce n’est qu’un stupide égoïste, maugréa Vander. Comment avez-vous appris la teneur de ce
message ?
— Sir Richard l’a lu à voix haute, répondit Charlie. Il n’aurait pas dû. Plus tard, tante Mia s’est
emportée contre lui.
Vander lâcha un chapelet de jurons. Le visage de Charlie s’éclaira, et il demanda aussitôt la
signification de deux des mots. Le duc la lui donna, à condition qu’il ne partage pas ce nouveau
vocabulaire avec sa tante.
— Le pire, c’était que sir Richard avait la lettre de M. Reeve dans sa poche, mais il a attendu que
l’église soit pleine. Ensuite, il a fait semblant de se rappeler que le pli avait été déposé plus tôt dans la
matinée.
— Sir Richard mériterait la cravache.
— Tante Mia l’a traité de bâtard, ajouta Charlie avec délectation. C’est quelqu’un dont les parents ne
sont pas mariés. M. Reeve était un bâtard, lui aussi, parce que ses parents n’étaient pas mariés et qu’il a
abandonné ma tante le jour du mariage.
L’image de sa femme attendant ce pauvre imbécile à l’église, tandis que sir Richard s’adonnait à ce
jeu cruel suffit à échauffer les sangs de Vander.
— Je lui ferai payer, articula-t-il.
— La violence est la solution, maintenant ? remarqua le garçon avec un sourire en coin.
— Il arrive parfois que ce soit la seule façon d’obtenir satisfaction.
Charlie fronça les sourcils. Vander devina ce qu’il pensait.
— Nous allons vous mettre sur un cheval. Faire travailler vos muscles. Et nous vous trouverons un
moyen de vous défendre quand vous êtes sur vos pieds.
— N’importe qui peut me bousculer.
— Pas si vous avez une dague ou une épée, répliqua Vander avec un sourire carnassier.
— Une épée ? s’exclama Charlie, radieux, avant de s’assombrir de nouveau. Comment pourrais-je
tenir une épée ? J’ai toujours ma béquille.
— Nous pourrions dissimuler une dague dans votre béquille. Cela se fait couramment avec les
cannes. Non pas que vous vouliez poignarder quelqu’un, bien sûr, mais un homme a besoin d’une arme.
— Vous devriez transpercer sir Richard avec une épée !
— Mieux vaut éviter un homicide, sauf en cas d’absolue nécessité.
L’idée traversa l’esprit de Vander qu’il n’était peut-être pas le modèle idéal pour un jeune garçon. Il
n’était pas vraiment d’un tempérament paisible.
Charlie non plus, du reste.
— Vous devriez tuer aussi M. Reeve. Tante Mia dit que parfois les hommes ne sont pas aussi
courageux qu’on pourrait l’espérer, mais je trouve horrible qu’il l’ait abandonnée comme il l’a fait.
— J’y réfléchirai, promit Vander. Le fiancé de votre tante est assurément une fripouille. Il vous a fait
porter le poids de sa faiblesse, une honteuse lâcheté.
Il se pencha et décocha un petit coup de poing dans l’estomac du garçon.
— Vous n’êtes pas d’accord avec moi, Clopin ?
Les joues de Charlie s’embrasèrent de nouveau, et il se leva d’un bond, lâchant sa béquille qui tomba
sur le parquet.
— Je refuse d’être affublé de ce sobriquet !
Tant pis pour Reeve. Vander appréciait sincèrement ce gamin. Il se leva, puis s’accroupit devant lui,
les yeux à hauteur des siens.
— Fort bien, je ne le ferai plus.
— Plus jamais ?
— Plus jamais. Puis-je vous appeler l’Estropié ?
— Non !
— Jambe-de-bois ?
— Non !
— Je suis obligé de vous appeler lord Carrington alors ?
L’intéressé garda le silence un moment, puis :
— Vous pouvez m’appeler Charlie, je suppose.
— Et moi, pourquoi pas oncle Vander, du moins en privé ?
Charlie esquissa un pâle sourire – son premier vrai sourire.
— Je crois qu’en privé, je vous appellerai Vulcain.
Vander ricana.
— Appelez-moi Vulcain et vous aurez droit à Clopin. Ainsi, vous serez endurci quand vous irez à
l’école.
Charlie cligna des yeux, effaré.
— À l’école ? Je ne peux pas y aller !
— Pourquoi ?
— Je suis infirme. Vous ne comprenez pas. C’est comme aller à la fête foraine. Je risque de me faire
bousculer.
— Et alors ? Vous m’avez montré que vous maîtrisiez les roulades à la perfection. Vous ne pouvez
rester cloîtré dans cette chambre comme la Belle au Bois Dormant derrière sa haie de ronces.
— Je ne suis pas une princesse, rétorqua Charlie avec un regard noir.
— Alors descendons aux cuisines nous chercher de quoi nous restaurer. Après quoi, nous irons chez
moi. C’est tout un art de faire une razzia dans un garde-manger, Clopin, et tout jeune lord qui se respecte
se doit de le connaître.
Parvenus devant les marches, ils contemplèrent en silence la courbe de l’escalier.
— Est-ce une des raisons pour lesquelles vous passez tant de temps dans votre chambre ? s’enquit
Vander.
Le gamin hocha la tête.
— Descendre me prend trop de temps. Je dois me cramponner à la rampe, et j’ai l’impression que les
valets rient dans mon dos. Autrefois, M. Gaunt me portait, mais je suis trop grand maintenant.
— En effet, acquiesça Vander, qui posa la main de Charlie sur la magnifique rampe en acajou. Vous
sentez comme elle est lisse ? L’idéal pour une belle glissade. Je vais tenir votre béquille. Toutefois, la
prochaine fois, vous la coincerez sous votre bras.
Charlie ouvrit des yeux ronds.
— Tante Mia me tuerait.
Vander fit mine de regarder à la ronde.
— Tante Mia ? Il y a une tante ici ?
Il sourit à son pupille.
— Je vous rattraperai en bas. Tournez-vous et glissez sur le ventre.
Charlie avait peur, de toute évidence, c’était cependant un petit bonhomme courageux. Lorsque
Vander lui cria « En place, Clopin ! » d’en bas, il se hissa tant bien que mal sur la rampe.
— Allez-y ! brailla Vander.
Le garçonnet s’exécuta, ne laissant échapper qu’un petit cri étouffé. Vander regarda le corps menu
glisser vers lui, cheveux au vent. Il l’attrapa sans peine avant que la boule du pilastre ne le blesse.
— Chez moi, nous posterons un valet au pied de l’escalier avec ordre de vous rattraper. Quand vous
aurez davantage de pratique, vous saurez vous arrêter tout seul.
Charlie avait les joues rouges et le regard brillant.
— C’était fantastique !
— Bien, dit Vander.
— Tante Mia va détester.
Le garçon arborait un sourire intrépide et ravi.
— Les mères, et les tantes, sont en général contrariées quand leurs enfants découvrent la vitesse.
Attendez qu’elle vous voie galoper.
— Elle me l’interdira, soupira Charlie.
— Un homme ne peut laisser une femme lui dicter sa conduite, n’est-ce pas ?
Le torse chétif de l’enfant se gonfla.
— Non.
— Nous sommes bien d’accord. Bon, c’est l’heure du pain et du fromage. Je suis las de vous appeler
Clopin. Que pensez-vous de Pete Jambe-de-bois ?
— Je n’aime pas du tout, protesta Charlie avec entrain.
— Et Harry Patte-Folle ?
— Non plus !
13
Mia passa l’après-midi à ruminer sur les manières autoritaires de son époux. Elle aurait préféré lui
présenter Charles Wallace elle-même. Et qu’est-ce qui lui prenait autant de temps ? Il y avait à peine une
heure de trajet entre les deux demeures. Quand l’attente atteignit trois heures, puis quatre, elle commença
à s’inquiéter. Peut-être Charlie avait-il refusé de quitter la maison avec un inconnu.
Pour tenter de se changer les idées, elle s’assit au petit bureau de sa chambre et entreprit d’écrire des
notes sur son roman. Au bout d’une heure, elle descendit son matériel d’écriture au salon et, après avoir
enlevé une ribambelle de lapins en verre, s’installa à une table qui faisait face au jardin.
La pauvre Flora se faisait chapitrer par le patron détestable d’un atelier de dentelle quand Mia
entendit enfin une voiture arriver dans l’allée. Nottle et deux valets traînaient dans le vestibule
lorsqu’elle jaillit du salon.
— Ouvrez la porte, je vous prie.
— Je vais chercher votre pelisse, Votre Grâce, dit le majordome qui, d’un regard, lui fit comprendre
ce qu’il pensait d’une duchesse aux doigts tachés d’encre.
Ainsi qu’aux manchettes, constata-t-elle en baissant les yeux.
— La porte, Nottle, articula-t-elle entre ses dents.
Un valet en livrée ouvrait la portière de la voiture. Vander descendit, passa la tête dans l’habitacle,
puis s’écarta. Avant qu’elle ait le temps de dévaler le perron, Charlie apparut. Sa béquille sous le bras, il
sauta au bas du marchepied.
Le cri de Mia demeura coincé quelque part dans sa gorge. Certes, il n’y avait pas une grande hauteur
entre la marche et le gravier, mais d’ordinaire, elle veillait toujours à ce qu’un laquais demeure près de
Charlie pour lui tenir le coude.
Elle se calma en le voyant s’avancer vers elle de son pas chaloupé. Quand il parvint à sa hauteur, elle
le souleva dans ses bras.
— Charlie, mon ange !
Il toléra trois baisers, puis se libéra et leva les yeux vers la demeure ducale, qu’il contempla bouche
bée.
— C’est ici que nous allons vivre ?
Vander les avait rejoints. Charlie se tourna vers lui.
— C’est votre maison ?
— Ne jamais laisser voir qu’on est impressionné, Clopin, l’avertit Vander. Et, oui, c’est Rutherford
Park.
Mia plissa le front.
— Comment avez-vous appelé Charlie ?
— Je vous avais dit qu’elle n’apprécierait pas, murmura Charlie à Vander.
— Nous essayons divers surnoms afin qu’il choisisse celui qu’il préfère, expliqua le duc. Jusqu’à
présent, il a refusé Harry Patte-Folle et Pete Jambe-de-bois, mais j’ai grand espoir qu’il s’habitue à
Clopin.
— C’est inacceptable, déclara Mia d’une voix sourde.
Elle coula un regard à Charlie, inquiète à l’idée que ce traitement brutal ne l’ait affecté, et découvrit
que son expression, tandis qu’il regardait Vander, était proche de la vénération.
Le duc haussa les épaules. Mia voulut insister, mais Nottle se tenait sur le seuil et Charlie avait
encore trois marches à monter, avant de s’attaquer à l’escalier en arc de cercle qui menait à l’étage.
— Allons visiter la chambre d’enfant, proposa-t-elle, remettant les explications avec Vander à plus
tard, lorsqu’ils seraient en tête à tête.
Celui-ci s’accroupit.
— Charlie, mon gaillard, la journée a été longue et je crois que vous avez mérité une chevauchée.
Donnez votre béquille à votre tante.
— Charlie déteste… commença Mia.
— Sur votre dos ? s’enquit son neveu avec enthousiasme en lui tendant sa béquille.
— Ouaip. Comme lorsque nous sommes remontés des cuisines.
Sous le regard sidéré de Mia, Vander se retourna, Charlie noua les bras autour de son cou et les
jambes autour de sa taille. La redingote du duc coûtait sans doute plus qu’un villageois ne gagnait en trois
saisons, il ne paraissait pourtant pas s’inquiéter le moins du monde que Charlie ne l’abîme avec ses
bottes.
L’installation de Charlie dans sa nouvelle chambre prit un certain temps, et Mia ne cessa d’être la
proie de sentiments contradictoires. Une partie d’elle-même était encore incrédule à la pensée que Vander
exigeât qu’ils restent mariés. Une autre avait peur. Et une troisième regrettait de devoir renoncer au mari
dont elle avait rêvé. Ainsi qu’à une union avec un homme raisonnable et honorable qui l’aimerait, la
chérirait et la respecterait.
Certes, elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même. Honorable, elle ne l’avait pas été, et en guise de
châtiment, le destin implacable lui avait réservé Vander comme époux. C’était comme dans les grands
mythes, ceux où une affreuse bévue mène à un dénouement catastrophique. Avec un proverbe en
conclusion, quelque chose sur la fourberie des femmes, sans aucun doute, et les hommes sans honneur.
Non pas que Vander soit dépourvu d’honneur…
Ses pensées tournèrent ainsi tout l’après-midi dans sa tête en un cercle vicieux exaspérant. Jusqu’au
soir où, à peine entrée dans le salon, elle vida un verre de sherry.
Vander s’y trouvait déjà, pas le moins du monde ébranlé par son altercation avec sir Richard. Susan
lui avait raconté les détails, tandis qu’elle s’habillait pour le dîner, et avait conclu qu’un sentiment de
triomphe par procuration animait le personnel.
Mia approuva de bon cœur. Si elle avait été physiquement capable de rosser sir Richard, elle ne s’en
serait pas privée. En fait, elle l’aurait envoyé au sol la première fois qu’il lui avait déclaré que Charlie
avait peu de chances de vivre très longtemps.
Il n’y avait pas trace de Chuffy au salon, et elle en ressentit un certain malaise. Nottle était allé
superviser les préparatifs du repas si bien qu’elle se retrouvait seule avec Vander.
Il avait enfilé une redingote noire très sobre. Ses cheveux en désordre n’avaient que peu à voir avec
la mode, mais l’effet était d’autant plus sensuel. Sa cravate – eh bien, elle était nouée. C’était à peu près
tout ce qu’on pouvait en dire.
Cependant, elle était désagréablement consciente de ne pas réussir à détacher les yeux de lui. C’était
grotesque : elle était une jeune femme civilisée à l’aube d’un siècle nouveau et pourtant une partie
dévoyée de son âme succombait à son côté un peu brute. À en croire Susan, il avait assommé sir Richard
d’un seul coup de poing.
— Encore un peu de sherry ? demanda Vander en jetant un coup d’œil à son verre vide.
— Il vaut mieux que je m’abstienne. L’alcool m’enivre vite.
— Chuffy a le monopole de ce péché-là.
Le brandy dont il but une gorgée sentait bien meilleur que le sherry amer servi par Nottle – qui ne lui
avait d’ailleurs pas demandé ce qu’elle désirait boire.
Elle alla dire bonjour à la ménagerie de verre sur le manteau de la cheminée.
— Si vous n’aimez pas ces animaux, avez-vous pensé à les faire emballer ?
— Ils périront bientôt, quand les vêtements voleront.
Son ton un peu gouailleur interpella Mia. Que diable voulait-il dire ?
Elle se retourna.
— Avez-vous pour habitude de vous dévêtir au salon ?
— Uniquement quand on m’y pousse, répondit-il, le regard pétillant. Je fonde de grands espoirs sur
notre union.
Mia s’en étrangla.
— On croirait entendre un homme persuadé que quatre nuits en sa compagnie valent de l’or.
— Je suppose que se dévêtir dans une pièce autre qu’une chambre entre aussi dans notre
arrangement : je ne le ferai que si mon épouse m’implore.
— Votre valet sera heureux d’apprendre que je n’ai nulle intention de perturber son travail, répliqua
Mia.
Elle inspira profondément les effluves de cheval et de soleil qui s’attardaient sur son mari. Ils lui
donnaient l’irrésistible envie de se jeter dans ses bras et de le humer. Absurde.
— Je suis curieux d’en apprendre davantage sur le fiancé qui m’a précédé, dit Vander à l’instant où
Chuffy entrait.
— Oh, vous aviez un fiancé ? s’exclama ce dernier d’un ton cordial, déjà armé d’un verre de brandy.
Mia lui sourit, soulagée qu’il les ait rejoints.
— Bonsoir, sir Cuthbert. En effet, j’ai eu un fiancé avant que Sa Grâce ait la bonté de venir à mon
aide.
— Ne tournez pas autour du pot, jeune fille. Ce n’est pas tant Vander qui vous est venu en aide que
vous qui lui avez forcé la main. Je sais apprécier une histoire bien tournée. Si celle-ci se sait, elle fera
chaud au cœur de toutes les jeunes filles à marier. Comme dans un de mes romans.
— Un de vos romans ?
Le cœur de Mia fit un bond. Elle n’avait jamais rencontré un autre romancier, et encore moins tissé
des liens d’amitié, pour des raisons évidentes.
— Chuffy a un faible pour les romans gothiques, expliqua Vander. Il lit tous ceux qui lui tombent sous
la main. Plus c’est immoral, mieux c’est, n’est-ce pas, Chuffy ?
— Mon goût n’est pas tout à fait respectable, concéda Chuffy. Vous n’avez rien lu d’aussi piètre,
j’imagine. Me permettez-vous de vous appeler Emilia ? Je trouve pénible de vous donner du Votre Grâce
par-ci, Votre Grâce par-là. Dur pour la mémoire. Vous feriez mieux de m’appeler Chuffy dès maintenant,
parce qu’avec les années, je ne me souviendrai bientôt plus de mon propre titre.
— Je serais honorée que vous m’appeliez Mia. Cela dit, comme j’essaie d’en convaincre le duc,
notre union est de simple convenance ; elle est destinée à sauvegarder l’héritage de mon neveu. Je ne
serai plus là dans cinq ans.
— De convenance ! s’exclama Chuffy, les yeux ronds. Le genre d’intrigue que je préfère. Dites-moi,
ma chère, avez-vous déjà lu un roman de Mlle Julia Quiplet ?
— J’en ai lu un, oui, répondit Mia. J’ai beaucoup apprécié et…
— Il y a une autre romancière qui est tout aussi douée, l’interrompit Chuffy. Hélas, son nom
m’échappe.
Malgré elle, Mia se raidit. Elle serait tellement déçue que Chuffy fasse référence aux romans de
Mme Scudgell, dont les ouvrages souffraient, selon elle, de situations improbables. Non que ses propres
intrigues fussent toujours particulièrement crédibles, mais au moins, dans ses romans, il ne neigeait pas en
juillet sous prétexte que les larmes de l’héroïne affectaient Mère Nature.
— Je possède tous ses livres reliés en cuir et avec titre doré à l’or fin, marque-page en soie et pages
de garde en papier marbré, expliqua Chuffy. Morbleu, je n’arrive pas à croire que j’ai oublié son nom !
Dans mon roman favori, l’héroïne manque de se faire guillotiner.
— Puisque vous me racontez l’intrigue de chaque livre dont vous faites l’acquisition, je me risquerais
à avancer qu’il s’agit de Mlle Lucibella Delicosa, intervint Vander qui ajouta à l’adresse de Mia : les
vicissitudes des héroïnes de Mlle Delicosa sont notre principal sujet de conversation durant au moins une
semaine après la sortie d’un nouveau roman.
— Si seulement il y en avait davantage, se lamenta Chuffy. Mes auteurs favoris sont affreusement
paresseux. Je suis sûr qu’ils écriraient plus vite s’ils s’y appliquaient sérieusement. Quoi qu’il en soit,
Vander a raison. Mlle Delicosa est ma romancière favorite. Voilà pourquoi je commande ses livres en
édition de luxe. Ils coûtent cher, mais ils en valent la peine.
Mia ne put réprimer un sourire. Elle connaissait à la virgule près le prix réclamé par son éditeur pour
ces publications spéciales, car elle avait autorisé la production d’éditions en trois tomes à deux guinées
et cinq pence, une véritable fortune dans le monde de l’édition.
— Je suppose que vous avez lu ces romans, dit Vander.
À cet instant, Mia eut une révélation : elle tenait là l’argument qui convaincrait Vander qu’elle n’était
pas une duchesse digne de ce nom.
— J’ai une identité secrète, avoua-t-elle à brûle-pourpoint.
Le visage de Chuffy s’éclaira.
— Ne me dites pas que vous êtes une espionne française !
— Ne soyez pas ridicule, bougonna Vander. De quoi diable parlez-vous ? demanda-t-il à Mia.
— J’écris des romans.
— Non ? s’écria Chuffy, ravi. Ma chère, je ne pourrais être plus heureux de l’apprendre. J’adore les
romans. Je ne vis que pour eux. Je pourrais être votre muse !
— Vous, une muse littéraire, mon oncle ?
Vander se retenait visiblement d’éclater de rire.
— Vous ne comprenez pas où je veux en venir, observa Mia, agacée. Les romans sont scandaleux et
une duchesse ne peut naturellement pas écrire des ouvrages de cette nature. Certaines de mes collègues
mènent des vies plutôt dissolues.
— Vraiment ? s’enflamma Chuffy. Racontez-moi tout ! Sur Mlle Quiplet, par exemple. J’imagine que
c’est une jeune femme d’un grand raffinement. Ce ne sont que des suppositions, bien sûr.
— Je ne la connais pas personnellement, mais je peux vous dire que l’auteur d’Ellen, Comtesse de
Howell Castle…
— J’ai adoré ce roman, avoua Chuffy. C’est un des premiers que j’ai lus, il y a plus de cinq ans.
— … vit en situation irrégulière avec un vice-amiral, acheva Mia.
— Bonté divine ! s’exclama Chuffy, aux anges. Comment le savez-vous ? Vous l’avez rencontrée ?
— Situation irrégulière, voilà qui recouvre bien des possibilités, observa Vander, narquois. Pourriez-
vous être plus explicite afin que nous puissions mieux juger le sens moral de toutes les romancières
contemporaines à l’aune de la maîtresse du vice-amiral ?
Mia lui décocha un regard noir.
— Plaisantez tant que vous voulez, il n’empêche que la majorité de nos compatriotes considèrent les
romancières comme à peine mieux que des concubines.
Vander parut s’amuser davantage encore.
— Concubine, voilà un mot si délicieusement biblique. Vous voulez dire que si je n’ai pas encore
croisé de concubine, c’est parce que je n’appartiens pas à un cercle littéraire ?
— Vous êtes trop sévère avec la réputation des romancières, objecta Chuffy, ignorant son neveu.
Mlle Fanny Burney était membre du cercle de la Reine Charlotte, du moins jusqu’à ce qu’elle épouse le
général Alexandre d’Arblay et quitte la cour.
— C’est bon à savoir, dit Vander. J’ai réalisé récemment qu’il me fallait mes entrées à la cour. Tous
les ducs doivent en avoir, comme m’en a informé mon avoué après la débâcle de la lettre paternelle.
Nous allons envoyer sur-le-champ votre manuscrit à Sa Majesté.
— Les romancières sont scandaleuses, insista Mia, refrénant son impatience à grand-peine. Mon père
était épouvanté.
— Je dois reconnaître que lord Carrington a fait preuve d’un sacré culot en exprimant son aversion
pour des exploits fictifs, commenta Vander. Selon sir Richard, notre mariage est pour ainsi dire
incestueux, eu égard à la liaison de nos parents.
— Rien de plus faux, s’indigna Chuffy. Mon pauvre frère n’a été enfermé à l’asile et feu la duchesse
n’a rencontré lord Carrington que bien après ta naissance, mon neveu.
— Peu importe, s’entêta Vander qui vida son verre d’un trait. Dans la bonne société, beaucoup seront
si scandalisés d’apprendre notre union qu’ils pourraient défaillir à l’idée de nous rencontrer à
l’improviste. Rien de ce que vous ferez sur le front littéraire ne dépassera la contribution de mes parents
à la réputation ducale – que notre mariage n’a fait qu’entacher un peu plus.
— Il a tendance à tout voir en noir, dit Chuffy à Mia. Vous devez lui pardonner.
— Je pense que vous sous-estimez le scandale si mon autre identité venait à être découverte.
Mia ressentait une irritation paradoxale, parce que non seulement Vander n’était pas choqué, mais il
n’avait pas bronché en apprenant qu’elle avait une identité secrète.
— Vander a raison, ma chère, intervint Chuffy. Mon frère et son épouse ont placé la famille sous les
feux de la rampe et votre mariage n’a rien arrangé. Franchement, même si vous publiez un jour un roman,
il n’apportera que peu d’eau au moulin.
— En fait, je crois que vous devriez publier, suggéra Vander. Pourquoi pas ? J’aime l’idée que la
duchesse de Pindar puisse être critiquée pour une autre raison que l’adultère. Cela apporterait à notre
nom un éclat inédit.
— Pourquoi supposez-vous que je n’ai pas encore publié ? voulut savoir Mia.
Vander haussa un sourcil.
— L’avez-vous fait ? s’exclama Chuffy. Parce que, croyez-moi, je vais le commander dans une
édition qui fera honte à celles de Lucibella ! Ornées de pierreries… non, plutôt en velours paré de
broderies !
— J’en ai déjà publié plusieurs, annonça Mia, amusée. Six, pour être précise.
— Vous êtes une romancière éditée ? articula Vander.
L’incrédulité qu’elle perçut dans sa voix déplut à Mia.
— Non seulement je suis éditée, mais je suis Lucibella en personne.
Chuffy réprima un cri et plaqua la main sur son cœur.
— Voilà pourquoi je ne peux décemment pas rester la duchesse de Pindar, poursuivit Mia en
observant Vander du coin de l’œil.
Semblait-il alarmé ? Ou pensait-il qu’elle affabulait ? Difficile à dire.
En tout cas, il ne paraissait pas le moins du monde scandalisé, contrairement à son père lorsqu’elle
lui avait annoncé la publication de son premier roman (elle avait décidé qu’il valait mieux lui demander
pardon que sa permission).
— Un de mes lecteurs finira par découvrir la vérité sur la véritable identité de Lucibella, ajouta-t-
elle comme les deux hommes semblaient frappés de stupeur. Ce n’est qu’une question de temps.
— Vous parlez de vous-même à la troisième personne ? s’étonna Vander.
À cet instant, Chuffy lui agrippa la main.
— Vous êtes un trésor ! s’extasia-t-il. Un trésor national ! Vos livres comptent énormément pour moi,
mais jamais je n’aurais imaginé vous rencontrer !
— Je suis très heureuse que vous appréciiez mes romans, dit-elle, sincère.
— Si je les apprécie ? Je leur dois ma santé mentale quelle qu’elle soit. Franchement, ma chère, dans
les ténèbres de l’année dernière, quand j’ai perdu ma belle-sœur bien-aimée et mon frère peu après, vos
livres sont devenus mon refuge.
— Oh.
Mia était sidérée par la ferveur qui brillait dans son regard. Les lecteurs avaient tendance à faire ce
genre de confidences dans leurs lettres, toutefois, jusqu’à présent, cachée derrière son pseudonyme, elle
n’en avait jamais rencontré un seul.
— Mon refuge, répéta Chuffy, et ma joie. Où en êtes-vous, ma chère enfant, avec Une allure d’ange
et un cœur de démon ? Je l’ai déjà commandé en édition de luxe. J’attends sa sortie depuis des mois !
Mia libéra sa main.
— Il n’est pas terminé, je le crains, répondit-elle avant de se tourner vers Vander. Vous voyez, il
m’est impossible de rester duchesse de Pindar.
— Tant que vous ne vous mettez pas à publier des odes à la gloire des gens de ma maison, je ne vois
pas quel est le problème.
— Vous ne voyez pas quel est le problème ? répéta Mia. Oh, il y en a un, vous pouvez me croire ! Je
n’écris ni poèmes épiques, ni drames historiques, ni grande littérature, mais savez-vous ce que le
Grapple’s Ladies’ Magazine a dit de mon dernier roman ?
— C’est sans importance, intervint Chuffy. Votre œuvre est l’expression du génie, ma chère, du pur
génie !
— Qu’un être humain quel qu’il soit puisse tenter de lire ce livre sans se suicider relève du mystère,
voilà ce qu’ils ont dit. Ils l’ont traité de « ramassis de dépravation vulgaire et d’horreurs contre-nature ».
— Voilà qui est tout à fait désobligeant, commenta Chuffy. Je suis à peu près sûr que la critique a
elle-même une vie dépravée. Voilà pourquoi elle est incapable de reconnaître la bonté sincère d’une
héroïne de Lucibella !
— Mes livres sont dépravés, déclara Mia à son mari qui ne semblait toujours pas saisir la portée de
ses propos.
— Je n’ai pas lu beaucoup de romans, confessa Vander qui versa un peu de brandy dans le verre vide
de Mia et le lui tendit. Je peux cependant m’y mettre. Ils paraissent plutôt instructifs. Inspirants, même.
— Tu n’as jamais lu un seul roman, corrigea Chuffy.
— C’est injuste, rétorqua son neveu, imperturbable. On pourrait argumenter que le Sporting
Magazine est semblable à un roman : de la pure fiction tapageuse avec une prédilection pour les horreurs
contre-nature.
— Je souillerai le nom de Pindar, martela Mia.
Le brandy était plutôt bon, même si elle croyait se rappeler qu’il valait mieux le boire après le repas.
Son père ne l’avait jamais autorisée à consommer de l’alcool au motif qu’elle était une dame. Elle en
avala une généreuse lampée en son honneur.
— Vander ne pourrait divorcer, même s’il le voulait, fit remarquer Chuffy. Il est impossible de se
débarrasser d’une épouse. Bon nombre de pairs du royaume ont essayé, je vous le garantis.
— Je vais devoir lire vos prétendues dépravations afin d’en juger par moi-même, décréta Vander.
Peut-être pourrais-je vous aider à jouer certaines scènes pour vos œuvres futures.
Elle le foudroya du regard.
— Juste pour que vous les visualisiez mieux, ajouta-t-il en toute innocence.
— Il n’y a pas d’échappatoire au mariage, ma chère, continua Chuffy. Comme on fait son lit, on se
couche !
Le regard de Vander avait à nouveau ce pétillement impudent et une onde brûlante submergea Mia. Il
était si séduisant : viril et fier, même si elle était censée l’avoir vaincu avec sa lettre de chantage.
Personne ne pouvait vaincre Vander.
Il arqua un sourcil, comme s’il avait lu dans ses pensées.
— Au diable, cette conversation idiote sur le divorce, conclut Chuffy en remplissant son verre. Je
veux tout savoir de votre nouveau roman.
— Je ne l’ai pas encore écrit, confessa Mia. Enfin, juste des bribes de dialogues. Mais il me reste
encore certains points de l’intrigue à résoudre.
— Racontez-moi ! s’entêta Chuffy. Je serai votre muse, votre mécène, votre mentor, ce qu’était
Jonson pour Shakespeare !
Mia le gratifia d’un pâle sourire.
— Je préfère ne pas en discuter pour l’instant. Je dois encore travailler certains aspects délicats.
« Environ trois cents pages », se retint-elle d’ajouter.
— Dites-nous au moins ce qui arrive à l’héroïne, insista Chuffy. Une héroïne de Lucibella est toujours
en péril, expliqua-t-il à son neveu. Je frémis d’angoisse dès les premières pages, sachant ce que le sort
lui réserve. Donnez-moi juste un tout petit indice sur l’intrigue.
— Elle s’appelle Flora et a été abandonnée le jour des noces, répondit Mia.
Vander ne put cacher sa surprise.
— Comme vous ?
— Les circonstances sont tout à fait différentes.
— Une héroïne de Lucibella n’a rien à voir avec notre Mia, renchérit Chuffy.
Mia tressaillit. S’il lui arrivait un jour d’avoir une haute opinion de sa silhouette – ce qui ne s’était
jamais produit –, Vander et Chuffy sauraient la remettre à sa place.
— C’est vrai, admit-elle.
— En quel sens ? demanda Vander.
— Mes héroïnes sont invariablement d’une beauté incomparable. Sveltes, les yeux bleus, un physique
classique. C’est le genre qui l’exige.
— Vous êtes belle, déclara le duc d’un ton neutre.
Mia lui jeta un regard perplexe ; il ne semblait pas se moquer d’elle.
— En général, je ne prête guère d’attention à ces passages, avoua Chuffy, mais maintenant que j’y
songe les héroïnes de Lucibella ne sont pas précisément des beautés. Elles sont toujours faméliques, car
très pauvres. Parfois, quand je termine un livre, je prends le temps d’imaginer leur bonheur de pouvoir
enfin manger à leur faim.
— Mes héroïnes ne sont pas faméliques !
— Elles n’ont que la peau sur les os, rétorqua Chuffy. L’une d’elles flottait dans la rivière à cause de
tout cet air dans ses côtes.
— Dans ses côtes ? répéta Vander, sidéré.
— Je veux dire son ventre, bien sûr ! La malheureuse avait le ventre vide si bien qu’elle glissait
comme une bulle à la surface de l’eau. Jusqu’à ce qu’un duc vienne à la rescousse, bien sûr.
— Bien sûr, confirma Vander avant de boire une autre gorgée de brandy. J’ose espérer que tout
homme de mon rang agirait de même.
— Il a risqué sa vie, confirma Chuffy. Ces passages aventureux sont mes préférés. Quand le duc a vu
sa bien-aimée ballottée par les flots tel un bouchon de liège, il a plongé sans hésiter. L’eau glacée s’est
refermée plus d’une fois sur sa tête, mais il l’a ramenée saine et sauve sur la rive.
— J’agirais de même, affirma Vander avec un grand sourire. Le fruit de toute une éducation.
— Mes romans n’ont rien à voir avec la vie réelle, insista Mia. Le fait que mon héroïne soit
abandonnée par son fiancé est pure coïncidence.
— Il n’y a rien de mal à émailler vos romans de faits réels, fit remarquer Chuffy. Votre vie est tout
aussi captivante que celle de vos héroïnes.
— Seulement depuis ces dernières semaines, précisa Mia.
— Tous vos héros sont-ils des ducs ? s’enquit Vander d’un ton suggérant qu’elle pouvait l’avoir pris
comme modèle.
Ce qui était le cas.
— Non ! Bien sûr que non, se récria Mia. Mon héros actuel est un comte. Le titre est juste une façon
d’évoquer un homme de bien et de valeur.
— Les scènes d’amour de Mia sont légendaires, intervint Chuffy. Voilà pourquoi ce maudit magazine
était un peu grincheux. Ses personnages n’en finissent pas de raconter combien ils s’adorent.
— Diriez-vous qu’ils sont lyriques ? hasarda Vander d’un air innocent.
Mia se sentait impuissante, telle une de ses héroïnes emportée par le courant. À en juger par son
expression, Vander insinuait qu’il l’avait percée à jour : il savait qu’elle l’avait pris comme modèle pour
les héros de ses six romans. Les seuls mots qui lui vinrent à l’esprit étaient sacrilèges.
— Vous deviez vraiment aimer votre fiancé, observa Chuffy. Tenez, encore un peu de brandy.
J’espère que vous n’allez pas vous mettre à écrire des tragédies après cette déception amoureuse. Il était
indigne de vous, ma chère. Vous êtes mieux lotie avec Vander, en dépit de son odeur d’écurie.
Mia saisit cette perche comme si elle descendait des cieux par la volonté divine.
— C’est la raison pour laquelle je n’ai pas réussi à finir mon roman en cours. Le cœur brisé…
Elle laissa sa phrase en suspens. Vander cessa de rire et son regard se fit glacial. Bien fait. Elle avait
eu son lot d’injures pour la journée. Il lui avait quand même dit qu’elle était belle. Elle mit ce compliment
de côté, pour plus tard.
Il posa bruyamment son verre sur la table.
— Savez-vous où se trouve votre ex-fiancé ?
— Non, répondit-elle avec lassitude. S’il faut en croire sa lettre il envisageait d’aller aux Indes.
— J’ose espérer que votre héroïne – Flora, c’est cela ? – suivra votre exemple, vous qui n’êtes pas
retombée dans les bras du faquin qui vous a si scandaleusement traitée, s’indigna Chuffy.
— En fait, si, le détrompa Mia. Elle adore tellement le comte qu’elle lui pardonne.
Chuffy lança à Vander :
— À mon avis, tu es sacrément chanceux que Mia ait pensé à toi entre deux fiancés. Jamais tu
n’aurais trouvé une épouse tout seul. Tu es obsédé par tes chevaux et il n’y a jamais une seule femme aux
écuries. Sacrebleu, encore un bon brandy que je renverse sur ma redingote. Je ferais mieux de monter me
changer.
Il se déplaçait avec une étonnante rapidité pour quelqu’un censé être saoul : il s’éclipsa en moins de
temps qu’il n’en faut pour le dire Mia commençait à avoir la nette impression que Chuffy était parfois
moins ivre que sa consommation ne le laissait supposer.
— Votre Charlie m’a informé que je remplaçais le fils d’un comte, dit Vander tout en sirotant son
brandy. Suis-je en droit de supposer que votre père n’a pas agité une lettre sous le nez de cet homme afin
de lui inspirer sa demande ?
Mia posa son verre si brutalement que l’alcool en jaillit.
— Je sais que vous ne souhaitiez pas notre mariage, je vous saurai cependant gré de ne pas vous
gausser de ma mésaventure… M. Reeve et moi étions très amoureux, déclara-t-elle après un silence.
Nous avons été fiancés des mois avant la date de la cérémonie et je puis vous assurer qu’il voulait
m’épouser.
— Pardonnez-moi ce constat d’évidence, mais ses intentions sont fortement sujettes à caution, si son
absence à l’église est une indication.
Vander arborait de nouveau ce masque indéchiffrable, une ruse qu’elle le soupçonnait d’utiliser pour
dissimuler ses émotions quelles qu’elles soient.
— C’est vrai, reconnut Mia.
Elle avait encore du mal à admettre qu’Edward n’était pas l’homme qu’elle croyait. Elle semblait
incapable de trouver un gentleman aussi honnête et honorable que ceux qu’elle inventait ; peut-être
n’existait-il que dans la fiction. Dans leurs lettres, nombre de lectrices se plaignaient elles aussi de cette
carence.
— La raison n’est pas son manque d’intérêt pour moi, ajouta-t-elle, prenant un peu tard sa propre
défense. Edward n’a pu se résoudre à assumer la responsabilité d’élever Charlie.
La bouche de Vander se tordit en un rictus de dégoût. Et c’était bien dommage, car elle aimait
beaucoup sa bouche. Très peu d’hommes possédaient une lèvre inférieure aussi charnue. Il détesterait
cette idée, mais elle trouvait qu’elle adoucissait son visage et lui conférait une indubitable sensualité.
Incroyable. Elle se rendit compte, trop tard, qu’elle venait encore une fois de tomber dans le même
piège.
Vander lui tapota le nez. Elle leva les yeux et croisa son regard.
— Vous l’avez échappé belle, vous en êtes consciente, n’est-ce pas ?
— Oui.
Vander se demanda pourquoi l’accent de sincérité dans la voix de Mia lui était un tel soulagement.
Quelle importance, après tout, qu’elle désirât encore un homme qui ne voulait pas d’elle ?
Elle était son épouse.
Une romancière ? Qui l’eût cru ? Il la savait intelligente, mais jamais il n’aurait imaginé qu’elle
possédait le talent qui fait les romancières à succès. Une hypothèse moins que probable après cet horrible
poème de jeunesse.
Contrairement à ce qu’elle pensait, il se moquait comme d’une guigne qu’elle écrive des romans
dépravés. Même, il apprécierait de les lire. Il restait cependant une question à clarifier.
Il s’approcha de Mia. Ses mains le démangeaient, il se retint pourtant de la toucher.
— Il vous faudra m’initier à votre œuvre. Je lirai l’un de vos romans en entier. Et les passages
dépravés des autres.
— Pourquoi feriez-vous cela ? Mon père et mon frère n’ont jamais pris la peine de les lire. Et malgré
l’enthousiasme de votre oncle, la plupart de mes lecteurs sont des femmes, j’en suis certaine.
— J’en lirai un, ou même plusieurs, promit Vander. Mais je dois vous prévenir, duchesse, qu’il vous
faudra renoncer à vos rêves romantiques sur le mariage. Jamais je ne ferai ces choses que vous imaginez.
Mia arbora une mine faussement choquée.
— Votre Grâce, êtes-vous en train de me dire que vous me laisseriez dériver dans une rivière
glaciale ?
Vander s’esclaffa.
— Je vous promets de vous lancer une corde.
— Inutile, dit-elle en détournant le regard. Je coulerais comme une pierre de toute façon.
Troublé par l’image étonnamment désagréable de Mia se débattant dans l’eau glacée, Vander
s’empressa d’expliquer :
— Je faisais référence aux gestes romantiques que les ducs ne manquent sans doute pas de faire dans
vos histoires. Offrir des fleurs à leur bien-aimée, lui écrire des poèmes, la couvrir de joyaux. Votre père
offrait sans cesse à ma mère des ménageries entières de figurines en verre. Jamais je n’agirai de la sorte.
— Parfait, approuva Mia de bon cœur.
— Nous n’aurons pas ce genre d’union, continua-t-il, les yeux au fond des siens, car c’était vraiment
important. Nous pouvons avoir beaucoup plus, duchesse. Ces boniments romantiques sont bons pour les
romans, pas la vraie vie. Pour les doux rêveurs comme Chuffy. Ou comme ma mère, qui se satisfaisait de
chevaux en verre au lieu de ceux en chair et en os aux écuries.
Mia opina avec raideur.
Satisfait, Vander reconnut qu’ils avaient atteint le moment de la négociation, celui où l’adversaire
comprenait qu’il était inutile de continuer à argumenter. Il était sur le point de gagner.
Sur toute la ligne.
Mia allait capituler et accepter son rôle d’épouse à ses côtés.
Elle le surprit une fois de plus. Levant son petit menton d’un air de défi, elle déclara :
— Pour être tout à fait honnête, même si vous me forcez à rester votre femme, je n’ai aucune intention
de vous supplier pour les quatre nuits. Jamais.
Cette rebuffade horripila Vander, non seulement parce que son corps vibrait de désir à l’idée de
posséder sa femme, mais aussi parce qu’à un moment ou un autre, il lui faudrait un héritier. Il laissa un
peu de ce désir transparaître dans son regard.
— Et si c’est moi qui vous supplie ?
L’expression de Mia ne changea pas d’un iota.
— Je dirai non. Cet après-midi, j’ai compris que je ne peux lutter contre votre volonté d’utiliser
Charles Wallace pour m’obliger à accepter notre mariage. Par mes propres actes, je me suis rendue
vulnérable. Mais de votre côté, vous vous êtes mis à ma merci avec ce contrat limitant notre vie intime
aux nuits où je vous implorerais de me rejoindre.
Vander sourit à contrecœur, reconnaissant faire face à une négociatrice qui avait su contourner
adroitement ses défenses.
Et le battre à son propre jeu.
S’il était honnête avec lui-même, de manière quelque peu tortueuse, il s’était réjoui à l’avance de ces
quatre nuits avec Mia.
Bien sûr, c’était lorsqu’il croyait qu’elle l’adorait. Lorsqu’il croyait qu’il lui faisait une faveur. Il
ressentait alors une fierté coupable qu’une femme – n’importe laquelle – l’aime au point d’enfreindre son
propre code moral pour obtenir ses faveurs.
Il n’avait pas redouté le lit conjugal. Non, il s’était imaginé au-dessus de Mia, ses boucles blondes
étalées sur l’oreiller, le regard voilé par le désir et l’amour, son corps pulpeux rien qu’à lui. Elle serait
éperdue de bonheur d’être enfin sienne.
Erreur, dut-il admettre en voyant sa bouche pincée et son regard farouche. Sur toute la ligne.
— Tout ce que je demande, c’est que nous reconsidérions la question d’ici un an, proposa-t-il. À un
moment ou à un autre, il me faudra avoir un héritier ; il n’y a toutefois pas d’urgence particulière.
Mia se renfrogna.
— Je suppose que nous pourrions y réfléchir quand nous nous connaîtrons mieux. Mais, Votre Grâce,
je vous supplie de revenir sur votre décision à propos de ce mariage.
Pourquoi diable était-elle si réticente ? Sans doute à cause du fiancé. Peut-être était-ce l’un de ces
jeunes beaux. Vander avait parfaitement conscience de la ligne brutale de son menton et de cette énergie
en lui que les femmes adoraient ou détestaient.
— Vous êtes ma femme et vous le resterez, décréta-t-il. Nous devrions avoir une conversation sur les
intentions procédurières de sir Richard, ainsi que la gestion du domaine de Carrington. Mais cela peut
attendre demain, ajouta-t-il, tant elle semblait épuisée.
Mia battit des cils.
— Je participerai à la gestion du domaine ?
— Bien entendu. À moins que vous n’en décidiez autrement.
— Mon père ne croyait pas qu’une femme puisse être douée pour les affaires.
— Vu ce que j’ai payé pour les romans de Chuffy, permettez-moi de hasarder l’hypothèse que votre
travail est plutôt lucratif.
Une lueur amusée s’alluma dans les yeux de Mia.
— Mon père m’a autorisée à conserver les quatre sous qu’il me rapporte.
— J’ai toujours pensé que c’était un sot.
— Je ne dirais pas cela. Cela dit, nous étions souvent en désaccord au sujet des affaires.
— Êtes-vous vraiment une des romancières les plus prisées d’Angleterre ?
Le rose monta aux joues de Mia.
— Oui.
— Mes félicitations, dit-il, sincère.
Soudain, le désir lui enflamma les reins comme jamais ; ce mélange de sensualité et d’intelligence
chez Mia avait quelque chose d’excitant en diable. L’avoir dans son lit ferait de leur union l’arrangement
confortable qu’il avait imaginé. En beaucoup mieux, car désormais il respectait les raisons pour
lesquelles elle l’avait contraint au mariage. Après avoir passé l’après-midi avec Charlie, il savait déjà
qu’il serait capable de faire chanter le roi en personne afin d’assurer la sécurité de son pupille.
Lorsqu’il aurait réussi à séduire Mia, il annulerait la clause des quatre nuits et lui donnerait accès à
son lit à sa convenance. Peut-être même la laisserait-il dormir avec lui. Il n’avait jamais dormi dans le
même lit qu’une femme, mais l’idée d’étreindre Mia au milieu de la nuit n’était pas pour lui déplaire.
Mia coupa court à ses douces rêveries.
— Si vous voulez bien m’excuser, je vais me retirer et prendre un dîner léger dans ma chambre. Le
brandy m’est monté à la tête, et j’ai une lettre à écrire.
— Bien sûr.
Peut-être pourraient-ils dîner ensemble dans sa chambre à lui, songea Vander. Pourquoi pas au lit ? Il
n’eut pas le temps de faire cette suggestion que Mia s’éclipsait. Il faillit lui courir après, puis se rappela
les cernes sous ses yeux et se ravisa.
Sa femme serait sa femme pendant des années.
Il se dit qu’il apprécierait qu’elle l’embrasse lorsqu’elle quittait une pièce. Ses lèvres étaient si…
délectables.
Ils creuseraient la question plus tard.
14
NOTES SUR LA SCÈNE DE RUPTURE
Flora doit affronter Frédéric ou passer pour une lâche invétérée.
Elle devrait jeter son missel et dire ses quatre vérités à l’infâme au comte perfide, cette lavette larmoyante, ce mollusque
baveux.
Flora attendait devant l’autel, ses mains gracieuses étreignant le missel que sa mère mourante lui…
Le comte Frédéric entra dans l’église et Flora sut d’instinct, d’un seul regard à ses yeux noirs diaboliques, qu’il avait
l’intention de l’humilier de la pire des façons devant toute la bonne société. Elle lança son missel tel un disque, le renversant au
sol.
Puis elle enjamba le traître étendu face contre terre et sortit d’un pas furieux.
Cela ne fonctionne pas.
L’insipide Mme Dandylion (d’une voix perçante) : il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué !
Flora : je suis heureuse de vous apprendre que je serais bien en peine de reconnaître un ours, et encore moins de le tuer.
De toute évidence, nous ne fréquentons pas le même monde.
Les lecteurs pourraient penser qu’elle est excessivement fielleuse ?
Elle doit être gentille.
Les écuries de Vander n’avaient rien à voir avec le simple enclos à Carrington House. Elles étaient
quatre fois plus grandes, avec une large travée centrale impeccable bordée de box élégants. Une plaque
en laiton gravée au nom de l’animal était fixée sur chaque box. Et les pensionnaires étaient tous plus
gracieux les uns que les autres.
— Méfiez-vous de celui-ci, Votre Grâce, l’avertit M. Mulberry, le maître d’écurie, en désignant d’un
signe du menton le cheval sur sa droite. C’est un nouveau venu doté d’un exécrable caractère. Il a mordu
un des palefreniers à la fesse et le malheureux en gardera une cicatrice toute sa vie.
L’animal avait une robe alezane aux reflets ambrés avec une crinière noire dont une touffe soyeuse lui
tombait dans les yeux. Les muscles ondulèrent sur son encolure puissante lorsqu’il tendit la tête par-
dessus la porte de son box pour la regarder. Ses yeux croisèrent ceux de Mia. Brun foncé, ils étaient
féroces, sauvages.
Elle se figea.
— Il est gigantesque, souffla-t-elle.
Elle préférait de loin la taille de sa monture, Lancelot, aussi courte sur pattes qu’elle-même. Les
grands chevaux la terrifiaient.
— Seize paumes, confirma Mulberry.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Jafir. Ça signifie « le son du vent » dans la langue d’Arabie. Sa Grâce l’a importé à grands frais
de là-bas, à cause de sa lignée, mais personne ne parvient à le dresser. Il ne s’alimente plus. D’après moi,
il n’aime pas l’Angleterre.
— Mon Dieu, c’est affreux ! s’exclama Mia.
Pareille mésaventure ne risquait pas d’arriver à Lancelot, qui aimait manger plus que tout au monde.
Elle doutait même qu’il remarquât avoir changé de pays tant qu’on y faisait pousser de l’avoine.
— J’ai installé votre monture dans le box voisin de celui de Jafir, vu qu’il ne semble pas du genre à
se laisser perturber par tout le ramdam d’à côté.
— Rien ne peut perturber Lancelot, confirma Mia.
Mulberry voulut l’entraîner plus loin, mais elle s’arrêta devant le box du pur-sang.
— Si je l’approche, comment va-t-il réagir ?
— Il va sans doute ruer, répondit le maître d’écurie. Je vous en conjure, Votre Grâce, n’essayez pas.
J’ai ici vingt-quatre bêtes et elles sont toutes à cran quand Jafir tente de s’échapper, ce qu’il fait à
longueur de temps depuis cinq jours.
Mia hocha la tête et s’éloigna furtivement. Lancelot ne leva pas la tête quand ils approchèrent ; il
faisait sa sieste, tête pendante.
— Lancelot pourrait-il avoir une plaque, lui aussi ? demanda-t-elle. Quand bien même il n’a pas la
qualité des autres.
— Sa Grâce vous procurera sans aucun doute une nouvelle monture sans délai, répondit Mulberry.
— Je ne veux pas d’un nouveau cheval, objecta Mia.
Lancelot était idéal pour elle. Il ressemblait à un sofa avec des pieds. Des pieds courts.
Sir Richard avait vendu tous les chevaux de son père et de son frère, arguant que Charlie n’en aurait
pas besoin. Il aurait vendu aussi celui de Mia, si tout le monde n’avait été persuadé que Lancelot ne valait
pas plus d’un shilling.
— Il partage ma vie depuis des années, expliqua-t-elle en jouant avec la touffe de crin qui tombait sur
le front de Lancelot.
Les yeux clos, le cheval l’ignora. Il était fermement convaincu que l’inertie était préférable au
mouvement.
— Il est réveillé, dit-elle à Mulberry. C’est juste qu’il ne veut pas quitter l’écurie. Dès que vous le
sortirez de son box, il retrouvera sa vitalité.
Mulberry paraissait sceptique. Il ouvrit toutefois la porte et tira Lancelot à l’extérieur.
Mia s’apprêtait à le suivre lorsqu’elle remarqua que Jafir s’était approché au plus près du côté de
son box et l’observait d’un regard vif. Il avait moins l’air sauvage ou méchant qu’intéressé.
Elle fit un pas vers lui et il pencha la tête en hennissant. Parfois, le seul moyen de faire avancer
Lancelot était un quartier de pomme, si bien qu’elle en avait toujours plein les poches. Elle en tendit un à
Jafir qui le prit délicatement dans sa paume.
— Alors, il paraît que tu es aussi rapide que le vent ? lui dit-elle.
Il redressa brusquement la tête, presque comme s’il lui répondait.
— Tu n’es pas une monture pour moi, continua-t-elle, tandis qu’il lui reniflait les cheveux. Tu es plus
grand qu’un cheval devrait l’être. Et tu es aussi rapide que le vent, tu te souviens ? Moi, j’ose à peine
avancer au trot.
Mulberry réapparut au bout de la travée. Mia recula en hâte avant d’être prise en flagrant délit. Jafir
laissa échapper un petit bruit de gorge comme s’il était déçu. Une idée ridicule.
— Je dois y aller, lui murmura Mia avant de se détourner.
Alors qu’elle s’éloignait, elle entendit des hennissements rauques. Elle fit volte-face et vit Jafir se
dresser sur ses jambes arrière, retomber, puis décocher une violente ruade contre la paroi du fond de son
box. Sans réfléchir, elle revint à grands pas vers lui.
— Veux-tu cesser immédiatement !
L’animal se cabra et lorsque ses sabots retombèrent lourdement sur le sol, on aurait dit qu’il y avait
une lueur de culpabilité dans son regard.
— Tu sais bien que c’est mal de faire pareil tapage.
Jafir tendit de nouveau le cou par-dessus la porte et lui renifla les cheveux. Mia lui tapota timidement
l’encolure. Comme sa bouche se refermait sur ses boucles, menaçant de défaire sa coiffure, elle lui donna
un nouveau quartier de pomme. Il le mangea avec enthousiasme, puis souffla bruyamment par les naseaux
et posa sa grande tête sur l’épaule de Mia.
Elle demeura immobile, se risquant juste à lever la main pour le grattouiller. Il agita les oreilles et
poussa un nouveau soupir qui trahissait un indubitable contentement. Au bout d’un moment, Mia recula et
lui prit la tête entre ses mains.
L’animal la fixa de ses yeux humides, sans méchanceté.
— Tu n’es qu’un imposteur, déclara-t-elle. Tu n’as rien d’un cheval indomptable.
— Votre Grâce, dit Mulberry, juste derrière son épaule, s’il vous plaît, reculez doucement. Je vous ai
mise en garde à propos de ce cheval. Il mord.
— Fadaises, répondit-elle en caressant Jafir entre les yeux. Il est aussi gentil que Lancelot, juste un
peu moins apathique.
Jafir souffla de nouveau par les naseaux, puis ferma les yeux, se laissant volontiers caresser.
— Je crois qu’il se sent seul, hasarda Mia.
— Seul ?
— Vous voyez ? Il voulait juste que quelqu’un fasse attention à lui.
— De l’attention, il n’en a pas manqué, Votre Grâce, objecta le maître d’écurie, un peu vexé. Ce
cheval a coûté des centaines de guinées. Il a eu droit non seulement à l’attention du duc, mais nous avons
tous essayé de le calmer tour à tour.
— Peut-être n’avez-vous pas employé la bonne méthode, suggéra Mia. Avez-vous essayé les
pommes ? Regardez, dit-elle en sortant un autre quartier de sa poche, il les adore.
— Si nous avons essayé les pommes ? s’étrangla presque Mulberry. Votre Grâce, nous avons essayé
tous les fruits et légumes imaginables, les meilleures avoines, des mélanges de céréales spéciaux. Vous
voyez ses côtes ? Cet animal se laisse mourir de faim.
Mia lâcha Jafir et, se hissant sur la pointe des pieds, jeta un coup d’œil à l’intérieur du box. En effet,
constata-t-elle, sa mangeoire était remplie d’avoine.
— Jafir, tu dois manger, ordonna-t-elle en désignant la mangeoire de l’index.
Il émit un drôle de son, comme s’il lui parlait.
Mia s’appuya contre la porte.
— Je pourrais rester un petit moment ici, je suppose, lui dit-elle, mais je dois faire une balade.
Lancelot m’attend.
Jafir pencha la tête et entreprit de manger son picotin.
— Par tous les boutons de ma culotte ! s’exclama Mulberry. Pardonnez mon langage, Votre Grâce !
Mia se mit à rire. Visiblement, Jafir venait de se rappeler combien l’avoine était délicieuse. Elle lui
flatta l’encolure et il releva la tête avec un petit hennissement, avant de replonger aussitôt dans sa
mangeoire.
Mia sortit des écuries, et Mulberry l’aida à se hisser sur le large dos de Lancelot. Un valet les
rejoignit sur sa propre monture. Le cœur de Mia se serra. Il lui tardait de s’échapper un peu, et elle
n’avait pas la moindre envie de supporter le regard perplexe d’un jeune palefrenier qui s’ennuierait
tandis que Lancelot serpenterait dans l’allée à son train de sénateur, s’arrêtant ici ou là pour reprendre
des forces en mangeant une touffe d’herbe, fatigué qu’il serait par cet exercice inhabituel.
— Je n’ai nul besoin d’une escorte, dit-elle à Mulberry. Désolée de vous avoir fait perdre votre
temps, ajouta-t-elle à l’intention du palefrenier.
— Votre Grâce, sortir sans escorte n’est pas pensable, se récria Mulberry.
— C’est pourtant bien mon intention.
Comme il ouvrait la bouche pour protester, elle se redressa – autant s’entraîner à avoir l’air d’une
duchesse.
— Je sors seule, affirma-t-elle avec autorité. Je reviendrai d’ici une petite heure. Bon après-midi,
Mulberry.
Sur ces mots, elle dirigea Lancelot vers la grille ouverte. Le cheval la franchit d’un pas tranquille et
résigné.
Mia se pencha en avant et lui tapota l’encolure.
— Bon garçon, Lancelot, murmura-t-elle.
Derrière elle, elle entendait les hennissements furieux et les coups de sabot de Jafir. Il avait dû
s’apercevoir qu’elle était partie.
Mia suivit un sentier qui sinuait derrière les écuries, longeait les pelouses du parc et s’enfonçait dans
les bois. Lorsqu’elle fut hors de vue du manoir, elle eut l’impression de respirer enfin. C’était comme si
elle avait été prise dans une tornade. Elle se revoyait encore à l’église, attendant de devenir
Mme Edward Reeve, quand sir Richard avait annoncé la fuite de son fiancé. Elle avait alors été
submergée par un flot de panique dont elle n’avait pas encore réussi à sortir.
Ces dernières semaines, chacun de ses muscles avait été tétanisé de peur. À présent, elle pouvait se
détendre. Quoi qu’il arrive, Charlie serait à l’abri, financièrement et physiquement. Vander administrerait
le domaine avec discernement, comme l’aurait fait Edward.
Pour la première fois, Mia s’autorisa à penser à la défection de son fiancé ; au fait qu’il avait préféré
quitter le pays plutôt que de l’épouser. Sa gorge se noua. Elle en ressentait une peine épouvantable.
Pourtant, Edward paraissait sincère lorsqu’il l’embrassait. Après leur premier baiser, il s’était écarté en
riant, mais son regard était d’une intensité incroyable…
Apparemment, le désir ne suffisait pas à assurer la loyauté. Elle avait cru qu’Edward l’aimait, avec
le recul, elle comprenait que c’était de la simple concupiscence. Comme Vander.
Un instant, elle vacilla sur sa selle, réalisant qu’un jour le duc prendrait une maîtresse, une belle
sylphide, une femme qu’il aimerait avec la même dévotion que Thorn Dautry son épouse. Les larmes
roulèrent le long de ses joues. Si elle écrivait des romans sous le pseudonyme de Lucibella, c’était parce
qu’elle rêvait d’être aimée. Et de tomber amoureuse.
Certes, son père ne s’était guère soucié de ses obligations paternelles. En revanche, il adorait la
duchesse de Pindar. Danser avec elle suffisait à faire de lui le plus heureux des hommes. Mia l’avait vu
tournoyer des dizaines de fois sur le parquet de la salle de bal, ses cheveux blonds accrochant la lumière
des lustres, fier de tenir sa bien-aimée dans ses bras.
À ce souvenir, les larmes de Mia redoublèrent. Elle avait espéré – rêvé – qu’un jour elle aimerait
avec la même passion, quoique dans le respect des liens du mariage. Si elle n’avait pas ressenti un amour
ardent pour Edward, du moins éprouvait-elle une affection sincère. Et elle avait la certitude qu’avec le
temps, ils auraient fini par s’aimer.
Désormais, si elle avait la chance de connaître l’amour un jour, il serait adultère. Entaché par la
liaison de son père, entravé par la honte. Elle ferma les yeux et laissa Lancelot vagabonder à sa guise,
tandis qu’un sanglot la secouait de temps à autre. Elle ne se ressaisit que lorsque son cheval
s’immobilisa.
La première chose qu’elle vit, comme dans un brouillard, lorsqu’elle rouvrit les paupières, ce fut une
main masculine étreignant les rênes de Lancelot. Son regard remonta lentement jusqu’aux yeux bleus rivés
sur elle. Des yeux étincelant de colère.
— Que diable faites-vous ? aboya Vander.
Il avait approché son cheval si près du flanc de Lancelot que sa jambe touchait la sienne. À quoi bon
tenter de faire bonne figure ?
— Je pleure.
— Je n’ai jamais vu personne monter à cheval les yeux fermés, lâcha le duc. Votre monture aurait pu
trébucher sur une taupinière, bien qu’il soit si courtaud que vous n’auriez sans doute pas été blessée. Il
faut que je vous trouve une monture digne de ce nom.
— Lancelot me convient parfaitement, parvint à articuler Mia en s’essuyant les yeux du dos de la
main.
— Tant que vous n’essayez rien de plus rapide que le pas, commenta-t-il d’un ton acerbe.
Les hommes avaient tendance à se montrer dédaigneux à l’égard de Lancelot. Mia n’avait jamais
réussi à convaincre son frère qu’elle n’avait pas besoin de trotter et que donc la lenteur de son cheval
n’était pas un problème.
— Tenez.
Vander lui tendit avec brusquerie un grand mouchoir blanc. Mia s’en empara en lui coulant un regard
de biais. Il était aussi séduisant qu’à son habitude, tandis qu’elle était échevelée, le visage ravagé par les
larmes.
— Merci.
Par défi, elle se moucha comme jamais une dame bien élevée ne le ferait en présence d’un gentleman,
puis glissa le mouchoir dans sa poche.
— Pardonnez-moi de vous avoir causé du souci, murmura-t-elle.
Il fronça les sourcils.
— Pourquoi ces larmes ?
Pas question de lui révéler qu’elle pleurait sur l’histoire d’amour qu’elle ne connaîtrait jamais.
— Je pensais à mon père.
Vander fixait son buste, ou peut-être sa taille. Du coup, Mia se redressa au lieu de demeurer tassée
sur sa selle tel un sac de farine.
— Votre père n’était qu’un chevalier servant d’opérette qui ne trouvait rien de mieux à faire que de
jouer au toutou adultère avec ma mère.
— Mon père aimait votre mère ! Ce n’était peut-être pas convenable, mais… c’était ainsi.
— Elle était sa maîtresse, lui rappela Vander d’un ton glacial. Par ce cocufiage, il s’est donné une
importance qu’il n’avait pas.
— Quelle façon vulgaire de décrire la situation, s’indigna Mia.
— C’est pourtant la vérité, rétorqua-t-il.
— Je crois que je vais regagner les écuries, décida-t-elle.
Elle voulut reprendre les rênes, mais Vander ne les lâcha pas. Sa monture s’agita, inquiète, et leurs
jambes se frôlèrent de nouveau.
— J’ai appris que vous aviez congédié Nottle.
— En effet. Il s’est montré très désobligeant envers Charlie.
— C’est ce que m’a dit Chuffy. Comme Nottle travaille pour notre famille depuis des années, je l’ai
affecté à mon hôtel particulier de Londres. J’y suis rarement, ce qui lui conviendra tout à fait. Et j’ai
envoyé un valet chercher M. Gaunt. Il devrait être à la hauteur.
— Excellente solution, approuva Mia, soulagée. Charlie n’ira jamais à Londres, et ils n’ont pas
besoin de se voir.
Vander fronça les sourcils.
— Pourquoi dites-vous cela ? Charlie ira à Londres, bien sûr. Et soyez certaine que Nottle ne se
permettra aucune parole désobligeante à son endroit, que ce soit à l’office ou ailleurs. Il sait
pertinemment qu’au moindre murmure, il sera renvoyé sans lettre de recommandation.
Mia lui adressa un sourire ravi.
— Parfait ! J’essaie toujours d’entourer Charlie d’influences positives. Il aura tout le temps
d’affronter la cruauté du monde quand il sera plus grand.
— Quand il sera plus grand ? répéta Vander. À quel âge ?
— Je ne sais pas, vingt ans peut-être. Aussi longtemps que je serai là pour le protéger. Et maintenant,
il vous a aussi !
— Non, pas du tout, objecta Vander.
Le cœur de Mia se serra. Elle avait contraint le duc au mariage ; il était peu probable qu’il accepte
son rôle de tuteur avec enthousiasme.
— Bien sûr, je comprends. Si vous voulez bien m’excuser, je vais rentrer.
— Vous m’avez mal compris.
— Mais non. Vous croyez être le premier à considérer Charlie comme un fardeau ?
— Je voulais juste dire que je ne cautionne pas cette façon que vous avez de couver votre neveu.
— Ah, fit-elle avec un hochement de tête. Je vois. Et maintenant, je rentre.
Cette conversation conjugale n’avait que trop duré. Et puis, la chaleur de la cuisse de Vander à
travers son habit d’équitation lui brouillait l’esprit.
D’un geste vif, Vander lâcha les rênes des deux chevaux, l’attrapa par la taille et la souleva de sa
selle pour l’asseoir face à lui.
— Qu’est-ce qui vous prend ? s’étrangla Mia, interloquée.
Il l’observa en silence, puis captura ses lèvres avec fougue. Il l’avait plaquée contre son torse et
avait glissé la main dans ses cheveux. Et sa langue… Seigneur… Leur baiser était tellement… charnel
qu’elle en était chavirée. Elle s’agrippait à lui, certaine de tomber. Ses doigts s’enfonçaient dans son
épaisse chevelure.
Un instant plus tard, une délicieuse chaleur envahit son corps à certains endroits. Un grognement
monta de la gorge de Vander, auquel elle réagit comme si un voile de soie caressait son corps nu. Elle se
cambra davantage contre lui et il resserra son étreinte. Elle avait l’impression que son corps fondait, se
moulait au sien comme si elle était faite de cire chaude. Comme s’il pouvait faire d’elle ce qu’il voulait.
Puis soudain, il s’arrêta.
— Alors, prête à réclamer une des nuits que je vous ai allouées ? demanda-t-il, le regard
impénétrable.
Il fallut à Mia quelques instants pour reprendre ses esprits.
— Réclamer ? croassa-t-elle. N’était-ce pas plutôt supplier ? Jamais.
Vander la reposa sur sa selle sans ménagement. Une chance que Lancelot ait le dos large, car elle
aurait pu basculer de l’autre côté. Elle avait les jambes en coton.
Vander embrassait merveilleusement, certes, à part cela, il n’y avait pas grand-chose d’intéressant
chez lui. Si elle se le répétait suffisamment, peut-être finirait-elle par y croire. Elle leva les yeux, bien
décidée à lui dire ses quatre vérités, et demeura sans voix.
Dieu sait comment, le bas de sa robe avait réussi à remonter, découvrit-elle, dévoilant ses jambes
gainées de soie rose pâle jusqu’aux cuisses – et la chair nue au-dessus. Le regard du duc était
incandescent, comme s’il ne voulait pas seulement l’embrasser, mais lui faire quelque chose de vraiment
scandaleux. Le ventre brûlant, elle s’empressa de rabattre ses jupes.
— Ohé ! lança une voix qui lui fit l’effet d’une pierre brisant une vitre. Eh bien, qui voilà ? Les
jeunes mariés s’offrant un petit tête-à-tête.
Mia s’arracha un sourire.
— Bonjour, Chuffy.
Avec une satisfaction un peu perverse, elle vit la mâchoire de Vander se crisper.
— Bonjour, ma chère. Dois-je me rendre seul au village, mon neveu ?
— Non, non, je m’en vais, le rassura Mia,
Vander se rembrunit de nouveau.
— Et où est votre escorte ?
— J’ai décidé de m’en passer, répondit Mia. Au revoir.
Elle serait volontiers partie au galop, mais eut la bonne idée de ne pas essayer. Il y eut un silence
dans son dos, tandis que Lancelot avançait de son pas pesant, ce qui lui donna le temps de s’inquiéter de
son postérieur : n’apparaissait-il pas ridiculement rebondi dans sa tenue trop serrée ? Sans doute Vander
était-il en train de la regarder s’éloigner, se demandant si elle avait seulement une taille ?
Elle ne pouvait se retourner afin de s’en assurer. Impossible.
Elle avait presque atteint le tournant quand la grosse voix de Chuffy brisa le silence :
— Cette fille a une chevelure extraordinaire. Elle la tient de son père, je suppose.
Après le tournant, elle tira sur les rênes, mourant d’envie d’entendre ce que Vander répondrait.
— N’est-ce pas elle qui était éperdument amoureuse de toi quand tu n’étais encore qu’un gamin ?
continua Chuffy. Ma mémoire me fait défaut.
Mia se pétrifia. Elle n’entendait plus que son souffle saccadé. La réponse de Vander lui échappa
complètement.
— Tu as bien raison, déclara Chuffy. Tu es duc, après tout.
— Ce n’était pas à cause du titre.
Bien. Au moins Vander avait-il reconnu qu’elle n’était pas…
— Mais, oui, en effet, elle était bel et bien amoureuse de moi, termina-t-il.
— Et alors ? Pas assez belle pour toi ?
Le pouls de Mia s’emballa.
— À l’époque, elle avait les joues bien rebondies, répondit Vander sans émotion. Et j’avais quinze
ans. Je ne m’intéressais pas aux jeunes filles de la haute société, et encore moins à la poésie.
Mia serra les poings. Quel crétin suffisant ! C’était lui qui l’avait flanquée manu militari sur son
cheval, bon sang ! C’était lui qui l’avait embrassée, joues rebondies ou pas, et non l’inverse.
Elle en avait assez entendu. Elle agita les rênes, et Lancelot repartit de son pas tranquille, fouettant
l’air de sa queue. Elle ne méritait pas qu’on la traite ainsi. Elle n’était peut-être pas la plus belle fille du
monde, ni même du pays, toutefois personne à part Vander ne lui donnait à ce point l’impression d’être un
laideron.
Après l’incident du poème, elle avait essayé un régime amaigrissant, résultat, sa taille s’était amincie,
faisant paraître ses seins encore plus volumineux. Bref, côté séduction, elle ne parviendrait jamais à faire
mieux.
Bon sang, voilà qu’elle pleurait encore, si fort cette fois qu’elle en avait le hoquet.
Dieu que le mariage était horrible. Elle l’avait en horreur.
Presque autant que son mari.
16
Bureaux de Brandy,
Bucknell & Bendal, Éditeurs
10 septembre 1800
Votre Grâce,
Par la présente, je vous adresse nos plus chaleureuses félicitations de la part de mes associés et moi-même pour votre
récent mariage. Nous sommes honorés de vous compter parmi nos auteurs.
J’ai été également très heureux d’apprendre que vous progressiez magnifiquement sur Une allure d’ange et un cœur de
démon. Si vous me permettiez de faire quelques suggestions sur les cent premières pages, j’en serais ravi. Je suis certain de
trouver à me loger au village, où je pourrais être à votre disposition et plus à même de vous prodiguer encouragements et
conseils, tout en préparant l’édition des pages au fur et à mesure qu’elles naissent sous votre plume.
Au chapitre des bonnes nouvelles, les ventes de la version de luxe de vos précédents romans ont dépassé nos attentes. Nous
avons averti l’imprimeur de l’arrivée imminente de votre nouveau manuscrit et, cette fois encore, nous publierons, en plus de la
version cartonnée avec papier bleu et dos en cuir, une version reliée en cuir pleine peau, pour la satisfaction de tous vos
lecteurs.
Avec mes plus profonds respects et dans l’espoir de vous revoir bientôt,
Votre très dévoué,
William Bucknell
P.-S. : Je joins à cette lettre non seulement les œuvres de Mlle Julia Quiplet, mais un nouveau roman écrit par Mlle Lisa Klampas
qui, je crois, vous plaira.
Tandis qu’il s’habilla pour le dîner, Vander éprouva un sentiment de malaise. Il avait laissé Chuffy à
la taverne entouré d’un cercle de compères.
Lorsqu’il avait regagné les écuries, il avait trouvé Mulberry tout excité – au sujet de sa femme. Jafir
était plus calme en présence de Mia ? Mia qui montait un vieux canasson aux pattes raides et à l’allure de
tortue antédiluvienne ?
Et puis, impossible de s’ôter leur baiser de la tête. Depuis toujours, il avait été attiré par les grandes
femmes minces. Et voilà qu’il était pris d’un désir ardent pour une femme qui se nichait dans le creux de
son bras. Une femme pas même assez grande pour le regarder droit dans les yeux. Qu’il avait soulevée de
sa selle et embrassée jusqu’à en avoir le souffle coupé.
Quand Mia était en colère, ses yeux verts prenaient une teinte de sous-bois qu’il n’avait jamais vue
chez personne.
Vander se rendit soudain compte que son valet lui présentait un gilet.
— Désolé. Savez-vous comment s’est passé l’après-midi de mon pupille ?
Le domestique sourit.
— D’après ce que j’ai entendu, c’est un tempérament.
— Entièrement d’accord.
— M. Gaunt en est un autre. Il a réuni tout le personnel et nous a passé un sacré savon sur la façon
dont nous devons traiter M. Charles.
— Excellent, dit Vander avec satisfaction. S’est-on réjoui du départ de Nottle à l’office ?
— En aucune façon.
Mais la pause qui avait précédé la réponse révélée à Vander lui dit tout ce qu’il voulait savoir ; il prit
mentalement note de mettre Nottle à la retraite dans un cottage de son domaine du Yorkshire.
Il se tourna pour enfiler sa redingote.
— La duchesse doit faire venir une couturière de Londres, lui rapporta son valet. Sa femme de
chambre se réjouit que Sa Grâce ait décidé de mettre fin à son demi-deuil.
Il semblait donc que son épouse ait éprouvé une peine sincère à la mort de son père. Vander n’aimait
pas que ses larmes l’aient touché à ce point. La bouche pulpeuse de Mia tremblait de chagrin et il aurait
voulu l’embrasser jusqu’à ce qu’elle frémisse pour une tout autre raison. Quand il s’était rendu compte
qu’elle pleurait, il n’avait pu se retenir de la prendre dans ses bras, bien décidé à la dérider.
Absurde. Jamais il n’avait réagi ainsi, et qu’il soit damné s’il se laissait perturber par une épouse.
Une épouse qu’il n’avait de surcroît même pas choisie lui-même.
Non qu’il s’en plaignît, devait-il admettre. Chaque fois qu’il voyait Mia, son désir montait d’un cran.
Voilà qui serait utile quand le moment serait venu de concevoir un héritier, et son remplaçant. Peut-être
aussi une fille. Un instant, il imagina une fillette avec la chevelure extraordinaire de Mia et ses beaux
yeux verts. Son cœur manqua un battement.
Quatre nuits…
Il réprima un rire. Il lui faudrait bien plus de quatre nuits pour parvenir à se la sortir de la tête.
Quelques minutes plus tard, il entra dans le salon et découvrit, amusé, Mia vêtue d’une robe à haut
col qui aurait été parfaite pour une vieille gouvernante. Mais peu importait. Un seul regard et son sexe se
mit au garde-à-vous.
Ses cheveux détachés, qui cascadaient dans son dos, étaient retenus par un bandeau. Cette coiffure lui
allait joliment avec ses grands yeux, son visage en cœur, ses longs cils… et cette bouche divine…
Détail intéressant, Mia ne paraissait pas consciente de sa beauté. Il avait l’habitude des femmes
apprêtées à l’extrême, exposant leurs appats au plus offrant. À la seule vue de sa gorge lorsqu’elle avalait
son vin, il était tout excité.
Gaunt lui tendit un verre de bordeaux. Il s’en empara, puis s’avança vers son épouse, ajustant sa
redingote afin de dissimuler son émoi.
— Bonsoir duchesse.
— Bonsoir duc, murmura-t-elle sans croiser son regard.
Son nez avait une forme parfaite. Ni bulbeux ni trop pointu, comme chez beaucoup de femmes.
— J’ai une question au sujet de votre père, dit-il, abordant délibérément un sujet qui créerait une
certaine distance entre eux.
Comme de bien entendu, Mia se rembrunit.
— Je n’ai nulle envie de parler de mon père.
— Pourquoi a-t-il donné votre poème à ma mère ?
Mia se risqua à lever les yeux vers lui. Son regard lui fit l’effet d’un tisonnier brûlant ; il lui échauffa
les sangs de la tête aux pieds – enfin surtout à mi-chemin, pour être honnête.
— Il le trouvait amusant, avoua-t-elle.
— Vous ne lui en aviez pas donné une copie, je présume.
— Mon père avait des principes particuliers en matière de propriété. Il était aussi d’une incorrigible
curiosité. C’est sans doute pour cette raison qu’il est entré en possession de la lettre de votre père.
— D’autres missives de cette nature existent-elles ? s’enquit Vander. Avez-vous un coffre plein des
secrets appartenant à autrui ?
Mia frissonna presque imperceptiblement.
— Non. Le vol du poème était en partie ma faute : le titre vous rendait identifiable. J’aurais dû me
douter qu’il ne pourrait résister à la tentation.
— J’y aurais moins trouvé à redire si vous l’aviez adressé à Evander plutôt qu’à Septimus. J’ai
toujours détesté mon deuxième prénom.
Une ombre de sourire incurva les lèvres de Mia.
— À l’époque, je trouvais Septimus beaucoup plus romantique qu’Evander.
Elle pivota et se dirigea vers un canapé. Malgré lui, Vander fixa son postérieur du regard. Elle avait
la chute de reins la plus sensuelle qu’il ait jamais vue. D’une rondeur… parfaite.
En harmonie avec son nez parfait.
Il la suivit, s’installa dans la bergère qui lui faisait face.
— Cela signifie-t-il que vous préférez Septimus à Vander ? demanda-t-il après avoir bu une gorgée
de vin.
— Non, répondit-elle, songeuse. Je pense que vous aviez raison de demander que nous ne nous
adressions pas l’un à l’autre en des termes aussi familiers. Que notre mariage survive ou pas, précisa-t-
elle, la main levée pour l’empêcher de l’interrompre. Pas plus vous que moi ne souhaitons que l’autre
développe une affection malavisée.
Vander fut aussitôt convaincu qu’il tenait à ce que son épouse développe justement pareille affection.
— Vous pensez que c’est possible ?
Son regard se voila brièvement.
— Je suppose que vous n’imaginez pas une situation dans laquelle vous tomberiez amoureux de moi,
dit-elle, le menton haut. Mais si c’était moi qui tombais amoureuse de vous, Votre Grâce ? De nouveau.
Nous sommes tous deux d’accord, je crois, qu’il vaut mieux éviter cette situation malheureuse.
— Je n’avais pas l’intention de vous blesser, dit Vander d’une voix rauque, presque caressante.
— Vous ne m’avez pas blessée, assura-t-elle. Je suis parfaitement consciente des différences entre
nous. Me rappeler de les garder en tête n’est pas blessant.
Il plissa le front. Des différences ? Avant qu’il puisse lui demander ce qu’elle entendait par là, Chuffy
fit son entrée en titubant. Son oncle n’était pas gris, mais carrément noir.
— Bonsoir, les tourtereaux, dit-il, pivotant sur ses talons pour regarder derrière lui, tel un chiot
cherchant sa queue. Avez-vous vu notre nouveau majordome ? Il était là il n’y a pas une seconde.
Vander tira sur le cordon de la sonnette.
— Il s’appelle Gaunt, Chuffy.
— Je sais. On ne le dirait pas à sa bedaine, mais figure-toi qu’il a été champion de boxe de ce comté,
mon neveu, ce que tu saurais si tu n’étais pas obsédé par tes écuries et rien d’autre.
Mia sourit. Apparemment, elle savait déjà pourquoi son majordome avait le nez tordu.
Un seul regard, et le désir embrasa de plus belle les veines de Vander.
Elle était son épouse. Elle était sienne, et elle l’aimerait.
De nouveau.
17
NOTES SUPPLéM ENTAIRES SUR LA RUPTURE
— Peut-être Frédéric est-il ivre et oublie-t-il de venir à l’église ?
Frédéric ressent vivement l’inconvenance de sa conduite. « Maintenant je suis de nouveau moi-même, libéré de la
Dangereuse Influence des Spiritueux… mes sentiments ont été annihilés par le Démon Rhum et j’en ai oublié le plus précieux
cadeau que la Vie m’a fait. » Non (les lecteurs n’apprécieraient pas).
— Peut-être fait-il basculer Flora par accident dans une cascade ? La met en Péril Mortel au point qu’elle se retrouve
estropiée à vie. Rongé par la culpabilité, il l’éconduit. (Ils n’aimeraient pas non plus.)
— Ou il est jaloux ! Un ami fourbe lui dit que Flora, une affabulatrice aux mœurs dissolues, a tenté de le séduire. Oui,
c’est crédible !
Très shakespearien – comme dans Beaucoup de bruit pour rien ? Ou Mesure pour Mesure ?
Mia commençait à penser qu’elle mériterait une médaille si elle survivait au dîner. La conversation
était réduite à… rien ; sir Chuffy fredonnait dans sa barbe et Vander engloutissait un steak avec cette
dévotion qui s’empare des hommes face à un gros morceau de viande.
La question de leur intimité la taraudait – et il ne s’agissait pas de l’usage des prénoms. Quand
Vander et elle consommeraient leur mariage, ce qui arriverait forcément à un moment ou un autre, elle
insisterait pour que toutes les lampes soient éteintes. Pas de chandelles non plus. Et les draps seraient
remontés jusqu’au menton.
Était-il possible de demander à un homme de ne pas toucher son épouse au-dessus de la taille ? Elle
en doutait, sans trop savoir pourquoi. N’ayant pas connu sa mère, elle n’avait qu’une vague idée de ce
que recouvrait l’expression « intimité conjugale ».
Assez ruminé ! Ils devaient parler de quelque chose.
— J’ai fait la connaissance de Jafir, annonça-t-elle d’un ton enjoué.
Vander leva le nez de son assiette.
— Mulberry m’en a informé. Ne vous approchez pas de ce cheval. Il est beaucoup trop nerveux.
— Je suppose que Jafir est une nouvelle recrue, hasarda Chuffy.
— En effet. Il est arrivé il y a quelques jours, répondit Vander avant d’avaler une nouvelle bouchée
de viande.
— Tu m’avais parlé d’une course à venir, non ? Il est censé y participer ?
— Je n’avais pas envisagé de l’inscrire ; il est trop perturbé. Toutefois, il a remporté des courses
comme yearling dans son pays d’origine et j’aimerais voir comment il se comporte sur une piste. Alors
peut-être devrais-je y songer… maintenant que je sais qu’une duchesse et quelques quartiers de pomme
sont capables de gagner son cœur.
Mia savait qu’elle rayonnait, mais quel merveilleux sentiment de triomphe d’avoir réussi là où le
maître d’écurie de Vander avait échoué.
— Bravo, ma chère ! s’exclama Chuffy qui s’adossa à sa chaise, brandissant son verre.
Il faillit tomber à la renverse, et se rattrapa de justesse.
— Vous avez su trouver le chemin du cœur de votre époux.
Vander étrécit les yeux. Il croyait probablement qu’elle essayait de le faire tomber dans un piège
affectif en amadouant Jafir – alors qu’elle n’avait rien de tel en tête.
— Inutile de recourir à de pareilles extrémités, duchesse. Je suis déjà acheté et payé.
Mia se pétrifia.
— Mon neveu… aboya Chuffy avec un geste brusque.
Sa chaise bascula en arrière dans un fracas. Un bruit sourd indiqua que la tête de Chuffy avait heurté
le sol. Mia se leva d’un bond en laissant échapper un cri, tandis que Vander se contentait de jeter un coup
d’œil à son oncle par-dessus la table. Il se leva tranquillement.
Mia s’était ruée vers le vieil homme affalé par terre. À son grand soulagement, il clignait des yeux,
plus surpris que blessé.
— Me revoilà encore les quatre fers en l’air, bougonna-t-il.
Vander l’aida à se relever et se rasseoir.
— Des regrets à propos de notre mariage ? lança-t-il à Mia d’un ton moqueur en regagnant sa place.
Cette maison n’entre pas dans le moule de la bonne société.
— J’ai besoin d’un remontant, décréta Chuffy, qui tira sur le cordon de la sonnette.
— Si je rêvais d’une vie dans la bonne société, j’y ai renoncé depuis belle lurette, parvint à articuler
Mia. À présent, messieurs, si vous voulez bien m’excuser, je vais me retirer pour la nuit.
Elle se leva et fila au moment où Gaunt entrait. Elle se précipita dans l’escalier.
La chambre d’enfant était trois fois plus spacieuse que celle de Carrington House. Elle était gaie et
lumineuse, dotée d’un fauteuil à bascule à montants métalliques et coussins de velours rouge. Un sofa était
placé devant la cheminée qui était protégée par un pare-feu ornementé. Dans l’angle se trouvait un lit
d’enfant en fer, et à côté une table de toilette avec une cuvette.
Charlie était couché, mais à peine eut-elle pénétré dans la pièce sur la pointe des pieds qu’elle sut
qu’il était éveillé. Elle s’assit au bord du lit, se pencha pour l’embrasser sur le front.
— Pourquoi ne dors-tu pas, mon sucre d’orge ?
— Je suis trop excité, murmura-t-il en se redressant. Oncle Vander va m’apprendre à monter à cheval,
tante Mia ! Et il m’a montré comment descendre tout seul.
— Pardon ?
Charlie lui prit la main et la posa à l’intérieur de son genou frêle.
— Vous sentez cette force ? demanda-t-il en exerçant une pression sur sa main.
Mia hocha la tête.
— Grâce à elle, je peux monter à cheval ! s’exclama-t-il, triomphant.
Le cœur de Mia se serra.
— Mon ange, les cavaliers utilisent des étriers et…
— Un vrai cavalier n’en a pas besoin, objecta Charlie avec fougue. On peut diriger un cheval avec
les genoux. D’après le duc, c’est la meilleure façon de monter. Pas besoin des pieds, juste de jambes
solides.
Mia voulut argumenter, puis se ravisa. Après tout, elle ne connaissait pas les finesses de l’équitation.
— Je suppose que tu pourrais monter Lancelot.
Charlie secoua la tête.
— Je monterai de vrais chevaux. D’abord un poney appelé Ginger, et ensuite les plus grands pur-sang
des écuries du duc. Je les monterai tous !
— Oh, non ! gémit Mia.
Elle connaissait ce regard pour l’avoir vu sur son propre visage quand elle avait réalisé que si elle
devenait romancière sous un pseudonyme, elle pourrait continuer d’écrire sur l’amour sans risquer
l’humiliation.
Charlie avait encore un visage d’enfant, elle nota pourtant qu’il avait perdu son côté poupin et
délicat. Son menton devenait volontaire et une lueur farouche animait son regard.
— Tu grandis, à ce que je vois, commenta-t-elle, avec un sourire.
— Bien sûr que je grandis. Tous les garçons grandissent. Bientôt, je partirai pour le pensionnat.
Quelle aventure ce sera.
— Non, pas question ! protesta Mia.
C’était un cri du cœur.
— Qui t’a mis une telle idée en tête ? Le duc ?
Charlie se blottit sous ses couvertures.
— Oui, c’est lui. Il va m’envoyer dans son école. Elle a un drôle de nom. Etonne, je crois.
Ses paupières s’alourdissaient, son regard se faisait somnolent.
— Eton, rectifia Mia, sous le choc.
Jamais son bébé ne partirait au pensionnat où des garçons cruels comme cet affreux Oakenrott le
railleraient et le persécuteraient. Elle se jetterait d’abord sous les roues de la voiture. C’était elle qui
avait fait cela ? En épousant Vander, elle avait condamné Charlie aux affres de l’humiliation, pas juste
une fois, mais chaque jour, des années durant ?
Non !
Charlie rouvrit les yeux.
— Vous ne pouvez pas me garder bébé, tante Mia, murmura-t-il. Il faut me laisser grandir.
Le cœur de Mia battait à tout rompre. Le mariage n’était pas consommé. Peut-être Charlie serait-il
mieux loti avec sir Richard. Au moins le garderait-il à la maison au lieu de l’expédier sur le dos d’un
cheval ou dans un pensionnat.
Le bon sens reprit vite le dessus. Non. Elle avait eu raison d’éloigner Charlie de sir Richard, quoi
qu’il advienne.
Son neveu s’était endormi. Elle lui caressa les cheveux, puis quitta la pièce sans bruit. Il lui fallait
réfléchir. Susan mettait de l’ordre dans sa chambre, or elle avait besoin d’un endroit où elle ne risquait
pas d’être dérangée.
Elle songea soudain à Jafir. Il était aussi bouleversé et solitaire qu’elle. Trouver une porte latérale lui
prit un moment, elle finit toutefois par se glisser hors de la maison. L’air nocturne était doux et le ciel,
piqueté d’étoiles étincelantes.
Elle suivit l’allée jusqu’aux écuries. Les lampes n’étaient-elles pas dangereuses dans des écuries ?
Étonnamment, l’intérieur du bâtiment était éclairé comme en plein jour. En approchant, elle entendit un
cri, suivi par le hennissement d’un cheval furieux.
— Pour l’amour du ciel, murmura-t-elle.
Pourtant, elle se sentait déjà mieux. Quelqu’un avait besoin d’elle. Pour des raisons évidentes,
Vander ne se souciait pas de sa présence. Et Charlie grandissait.
Deux palefreniers accoururent pour la dissuader d’approcher du box de Jafir. Elle passa devant eux
sans tenir compte de leurs mises en garde.
L’étalon roulait des yeux égarés, les oreilles plaquées, le pelage luisant de sueur. Devant la porte,
Mia cala les mains sur ses hanches. Elle se rappela la colère que lui avait faite Charlie à deux ans,
hurlant à pleins poumons, allongé sur le parquet de sa chambre.
Jafir aussi faisait un gros caprice. Comme avec Charlie, elle attendit de croiser son regard. Aussitôt,
la solitude farouche qui voilait celui-ci s’évanouit, et ses sabots retombèrent sur le sol avec un bruit mat.
Le palefrenier qui s’accrochait aux rênes, s’efforçant en vain de maîtriser l’animal, exprima son
soulagement par un chapelet de jurons, puis sursauta en apercevant la duchesse derrière lui.
— Votre Grâce !
— Eh bien, Jafir, qu’est-ce qui te prend ?
Le pur-sang souffla par les naseaux et secoua la tête. Apparemment, il n’était pas encore prêt à céder.
Mia s’avança jusqu’à la porte.
— Viens ici, dit-elle, la main tendue vers le cheval.
Il résista encore un moment, histoire de lui faire savoir qu’elle n’aurait pas dû l’abandonner dans un
endroit inconnu où des hommes lui hurlaient dessus. Puis avec un profond soupir, il abaissa la tête vers
elle.
Mia lui entoura le cou de ses bras.
— Tu ne dois pas te comporter ainsi. Je ne peux quand même pas dormir à l’écurie avec toi.
Comme s’il comprenait, Jafir s’ébroua doucement et lui effleura les cheveux. Susan les avait laissés
flotter librement sur ses épaules. Un style à la dernière mode, disait-on, mais qu’elle-même trouvait juste
négligé.
Elle recula.
— Il y a beaucoup trop de lumière ici, dit-elle au palefrenier. Oh, Mulberry, vous êtes là ! Ne
vaudrait-il pas mieux éteindre les lampes ? Regardez le pauvre Lancelot. Il veut dormir.
En réalité, Lancelot dormait déjà. Il aurait fallu davantage qu’un congénère terrifié et souffrant du mal
du pays pour l’empêcher de fermer l’œil.
— Si j’avais su que cet étalon avait besoin d’une duchesse pour être heureux, jamais je n’aurais
recommandé de l’acheter, déclara Mulberry.
— La touche féminine, sans doute, dit Mia, même si elle n’aimait pas cette idée.
Mulberry secoua la tête.
— Sûrement pas, Votre Grâce. Depuis votre passage ce matin, nous avons essayé toutes les filles de
cuisine, les bonnes et une des filles de la laiterie. J’ai même essayé de convaincre la cuisinière, sans
succès.
Mia caressa les oreilles duveteuses de Jafir.
— Je ne peux rester aux écuries toute la nuit avec toi, vilain garçon, lui chuchota-t-elle. Mulberry, si
vous aviez la gentillesse d’éteindre toutes les lampes sauf une, peut-être réussirai-je à le calmer assez
pour qu’il s’endorme.
Elle déposa un baiser entre les naseaux velus du cheval.
— Tu as sommeil, n’est-ce pas ?
Les paupières du pur-sang tombaient. Bouillonner de rage à longueur de journée devait être éreintant.
Lorsqu’il était petit, Charlie avait l’habitude de sombrer dans un sommeil de plomb après ses colères.
Une à une, les lampes s’éteignirent, et les écuries se retrouvèrent plongées dans une obscurité presque
complète. Les hommes s’en allèrent ; Mulberry fut le dernier à partir.
Pour finir, il ne resta plus qu’eux deux. Enfin, eux deux et tous les autres animaux dont elle entendait
le souffle régulier dans la pénombre qui sentait le cheval et le foin frais.
Mia ouvrit la porte du box de Jafir et y pénétra. À peine fut-elle près de lui qu’il plia ses longues
pattes et s’effondra comme un château de cartes.
— Tu vas dormir, dit-elle d’une voix apaisante.
Elle s’assit sur le sol, s’appuya contre l’épaule du pur-sang, qui cala la tête sur son cou. Elle lui flatta
la joue.
— À un moment ou à un autre, je vais devoir partir, l’avertit-elle. Mais je viendrai te voir demain
matin, et peut-être même le soir.
La tête de Jafir glissa de l’épaule de Mia jusque dans la paille.
Mia demeura assise, la main sur l’encolure du pur-sang, songeant à sa vie. Elle avait tout sacrifié
pour Charlie – son amour-propre, la possibilité d’un mariage heureux. Cependant elle avait eu raison ; au
souvenir de son regard pétillant, elle ne put réprimer un sourire. Il voulait apprendre à monter à cheval ?
Soit, elle devait l’y autoriser.
À l’instant où elle avait compris que son neveu nouveau-né risquait de mourir à cause de l’usage
excessif d’opium par sa mère pendant l’accouchement, et que le médecin avait choisi de ne pas réveiller
l’enfant du fait de sa malformation, elle avait pris la situation en main. Elle avait commencé par renverser
un pichet d’eau sur la tête du bébé, l’arrachant ainsi à la torpeur induite par l’opium.
Selon elle, il n’y avait parfois qu’une seule route possible. Forte de cette conviction, elle avait
arraché Charlie aux bras de l’infirmière. Et huit ans plus tard, de nouveau à la croisée des chemins, elle
avait épousé Vander.
Elle chassa ce dernier de son esprit.
Peut-être le comte avait-il éconduit Flora parce que c’était un ivrogne invétéré, dans le genre de
Chuffy ? Il semblait toutefois y avoir tant de chagrin derrière l’alcoolisme du vieux gentleman… elle ne
pouvait imaginer une fragilité émotionnelle comparable chez Frédéric.
Les romans, ce n’était pas la vraie vie.
Les problèmes les plus sombres, c’était un peu comme la syphilis ou la vermine. Elle ne les abordait
pas dans ses livres.
18
ÉBAUCHE (PREM IER JET) : M ARIAGE
Ayant grandi dans un orphelinat, Flora ignorait à peu près tout de la vie conjugale. L’image d’un gentleman à genoux
devant elle se télescopait dans sa tête avec celle d’elle-même en robe de soie, servie par un majordome des valets en livrée.
Flora avait longtemps rêvé d’un homme élégamment vêtu qui prendrait place à ses côtés et lui vouerait une adoration
éternelle.
Jamais elle n’avait imaginé cette… cette torture.
Les doigts tremblants, elle ouvrit le pli que lui tendait le prêtre, le visage criblé de compassion.
(« Criblé » donne l’impression qu’il a la vérole, ce qu’aucun homme d’Église ne devrait avoir.)
Les doigts tremblants, elle ouvrit le pli. Des points noirs flottaient devant ses yeux. Les mots dansaient devant ses yeux.
Frédéric avait changé d’avis.
Vander fixa la porte de la salle à manger qui venait de se refermer sur son épouse, l’estomac noué par
la culpabilité. L’espace d’un instant, avant que Mia n’affiche un sourire forcé et ne se retire, il avait vu de
la détresse dans ses yeux.
De la détresse. Et c’était sa faute.
— Tu n’es qu’un cornichon, confirma Chuffy, la bouche pleine. Je sais qu’elle t’a fait chanter et tout
le reste, mais comme on fait son lit, on se couche. Que comptes-tu faire ? Passer les années à venir à la
rudoyer ? Elle ne riposte même pas. Le combat n’est pas égal.
Son oncle disait vrai. Mia n’avait pas riposté. Son expression figée n’avait pas plu à Vander. Pas du
tout.
— Je vais devoir te donner quelques leçons quant à la façon de te comporter avec les femmes, reprit
Chuffy en agitant sa fourchette. Dieu sait que ta mère était une originale. Raison pour laquelle tu ne la
comprends pas.
Vander se hérissa.
— Originale ? Elle était infidèle à votre frère. Elle a pris un amant et a cocufié son mari au vu et au
su de tous. Je ne trouve rien d’original à cela.
Chuffy posa sa fourchette.
— Quelle vilaine manière de décrire la situation.
— Il en existe une autre ? répliqua Vander, le cœur empli d’amertume. J’ai vu ma mère se pavaner
dans les salles de bal au bras de cet homme. Il restait des mois sous ce toit, assis à la place de mon père à
table. Même enfant, je savais que c’était mal.
Chaque fois que son père était libéré de l’asile, lord Carrington réintégrait ses pénates. Vander
n’avait jamais raconté à son père ce qui se passait durant ses internements. Si le duc avait su que chaque
fois qu’il sombrait dans la mélancolie au point de ne plus se laver et était enfermé à l’asile, lord
Carrington revenait au grand galop, sa crinière blonde au vent, sa réaction aurait été terrible.
Ainsi, Vander était devenu le complice involontaire de cet adultère.
— C’était compliqué, observa Chuffy, interrompant le fil de ses pensées. Nous aurions dû en discuter
plus tôt, je suppose.
— Il n’y a rien à discuter.
Son oncle se leva, prit la bouteille de vin posée sur le buffet et remplit le verre qu’il avait à la main.
— Vous êtes censé appeler Gaunt pour le service, fit remarquer Vander d’un ton cassant.
— Tu songes sérieusement à métamorphoser cette maison en palais ducal ? s’enquit Chuffy. Un peu
tard, non ?
Certes. Vander travaillait presque toute la journée aux écuries. Il n’avait cure de se changer pour le
dîner, même s’il l’avait fait aujourd’hui. Il avait épousé une femme qui s’habillait comme une vieille
gouvernante. Son oncle était ivre la plupart du temps.
— Sans doute, admit-il.
— J’adorais mon frère, déclara Chuffy, qui s’adossa au buffet pour siroter son vin. Quand nous étions
enfants, il était comme un dieu pour moi : il me racontait des histoires, faisait les quatre cents coups et
m’entraînait dans ses aventures quand bien même j’étais beaucoup plus jeune.
Vander hocha la tête.
— Je vous en sais gré, dit-il en se levant. Si vous voulez m’excus…
— Non, reste, le coupa Chuffy.
Vander se figea. Avant ce maudit mariage, personne – jamais – ne lui donnait d’ordres. Il n’était pas
seulement duc ; l’élevage des chevaux, les courses et les paris lui avaient rapporté des milliers de livres.
C’était lui qui commandait, et non l’inverse.
— Mon neveu.
Vander se rassit.
— Bien sûr, excusez-moi. Je suis à votre service.
Il détestait évoquer ses parents, il devait toutefois cette courtoisie à son oncle.
— La maladie de ton père s’est déclarée quand il avait quinze ans, bien que nous ne l’ayons pas
compris à l’époque, reprit Chuffy, roulant son verre entre ses paumes. Il restait debout des nuits entières,
racontant des histoires démentes qu’il poursuivait durant plusieurs jours. Au début, je restais avec lui,
mais je n’ai pas pu… Je n’ai pas réussi à le suivre, reprit-il après un silence. Il prenait un cheval et
chevauchait toute la nuit. L’été, quand nous étions dans la propriété du Pays de Galles, il plongeait des
falaises et les contournait à la nage jusqu’au village. Tu te rends compte de la distance qu’il parcourait.
— Il aurait pu y laisser la vie, commenta Vander, les sourcils froncés. Il devait déjà être fou.
Forcément.
— Oui, confirma Chuffy qui but une gorgée de vin avant d’enchaîner : Puis les crises de colère ont
commencé. Il explosait sans raison. Ce n’était pas lui, pas vraiment. Jamais il n’avait été ainsi enfant. Il
était toujours à mes côtés, prêt à me défendre.
— Il s’emportait contre vous ?
— Au début, je pensais que c’était ma faute. Que si j’étais un meilleur frère, plus sage, plus
obligeant… il ne se mettrait pas en colère. Hélas, il se fâchait toujours. Les cris et les coups pleuvaient,
venus de nulle part.
Vander se leva de nouveau, ne sachant que faire ni que dire. Il n’était pas doué pour consoler ses
semblables. Bonté divine, une larme avait roulé le long de la joue de son oncle.
— J’ai été soulagé lorsqu’il s’est marié et a quitté la maison, avoua Chuffy dans un murmure. Mon
propre frère.
— N’importe qui comprendrait, assura Vander qui contourna la table et posa la main sur l’épaule de
son oncle. Mon père n’avait plus toute sa tête.
— Après moi, il s’en est pris à ta mère, confessa Chuffy, posant ses yeux embués sur Vander.
Ce dernier sentit comme un grand froid en lui.
— J’étais si heureux d’être libéré, continua son oncle. Mais cela signifiait juste que, désormais, il
retournait sa rage contre elle. Tu ne t’es jamais demandé pourquoi tu n’avais pas eu de frère et de sœur ?
Ou pourquoi ta mère n’a jamais eu d’enfant avec lord Carrington alors qu’ils ont pourtant passé plus de
vingt ans ensemble ?
Vander crispa les mâchoires. Il n’aimait pas le tour pris par cette conversation.
— Après ta naissance, elle n’a pu avoir d’autres enfants parce que ton père – mon frère – l’en a
privée, confessa Chuffy d’une voix sourde.
D’instinct, Vander se détourna d’un pas chancelant.
— Avec ses poings, ajouta son oncle avant d’avaler une grande gorgée de vin.
L’estomac de Vander se tordit. Incapable de se retenir, il vomit sur le parquet.
— Bigre, bougonna Chuffy, je n’aurais pas dû te le dire.
Il attrapa une serviette sur le buffet et la jeta sur la flaque. Vander prit un verre d’eau sur la table.
— J’aurais dû m’en douter. Comment n’ai-je pas compris ?
— Il ne l’a pas fait exprès, s’empressa de préciser Chuffy. Ce n’était pas sa faute. La maladie prenait
le dessus…
— Bon sang, sortons d’ici, bougonna Vander qui posa son verre avant de se diriger au pas de charge
vers la porte. Gaunt, dit-il au majordome qu’il croisa dans le corridor, j’ai vomi sur le sol. Adressez mes
excuses à la personne que vous chargerez du nettoyage.
— Le velouté de poisson ! s’exclama le domestique.
— Non, non, il était excellent.
Chuffy suivit le duc dans son bureau, la bouteille de bordeaux à la main.
— Tu as toujours eu cette manie de vomir en cas de mauvaise nouvelle, fit-il remarquer en s’appuyant
au chambranle.
Vander plissa le front. Il n’en avait pas gardé le souvenir.
— Tu étais un indicateur fiable de la folie de mon frère, ajouta son oncle. Quand les crises
survenaient, je savais que tu rendrais ton repas. À mon avis, cela t’a sauvé la vie une ou deux fois.
— Certainement pas, objecta Vander, la voix éraillée.
— Tout le monde s’efforçait de te protéger, évidemment, mais tu étais petit, et les enfants sont
terriblement fragiles, n’est-ce pas ? Mon frère insistait pour entrer dans ta chambre, quel que soit le
nombre de valets postés devant la porte. Il était victime de ses délires, vois-tu. Parfois, il pensait qu’il
était de son devoir de te tuer.
Vander fouilla dans ses souvenirs.
— Je me souviens qu’une fois il m’a pris pour un voleur…
— C’est ce que nous t’avons dit, confessa Chuffy avec une tristesse infinie. Pourtant, il t’aimait. Ainsi
que ta mère. Et moi.
Vander se racla la gorge et regarda son oncle droit dans les yeux.
— Peut-être, mais à quoi bon ? Il n’a pas su nous protéger. S’assurer que nous serions en sécurité.
Plutôt le contraire, semble-t-il.
Le regret le disputait à la honte sur le visage de Chuffy.
— Je suis content que vous m’ayez avoué la vérité, ajouta Vander.
C’était un mensonge.
Chuffy hocha la tête et vida la bouteille.
— Je serai aux écuries, dit le duc qui passa devant lui, traversa le vestibule, et sortit dans la nuit par
la porte principale.
19
NOTES SUR LE REPENTIR DE FRÉDÉRIC
— Le lendemain du cruel abandon à l’église, l’ami fourbe de Frédéric s’effondre et confesse que Flora ne l’a jamais
embrassé. Ce n’était qu’un mensonge.
— Frédéric comprend trop tard à quelle situation désespérée sa terrible Jalousie l’a mené. La perte de la femme de son
cœur, etc.
— Se précipite chez elle pour constater que l’avoué de M. Mortimer a repris possession de la maison et qu’une nouvelle
jeune fille (anciennement pauvre) y vit désormais.
— Horrifié, il réalise que la garde-robe et les bijoux de Flora ont été livrés chez lui avant le mariage.
— Elle ne possède rien d’autre que la robe qu’elle portait pour la cérémonie.
— Martyre du Repentir. Ha !
— Égaré par le chagrin, Frédéric jure de renoncer à sa fortune/ses chevaux/ses domestiques jusqu’à ce qu’il retrouve sa
Bien-aimée. Il part à sa recherche à pied, s’appuyant sur les récits au sujet d’une Beauté divine vêtue d’une robe de mariée en
loques qui mendie du pain.
Vander se dirigea vers le seul endroit qu’il connût où tout avait un sens. En chemin, il croisa
Mulberry. Un instant plus tard, il dévalait le sentier qui menait aux écuries. Que diable faisait encore Mia
auprès de ce cheval ? Acheter Jafir avait été une erreur. De toute évidence, il faisait partie d’un troupeau
et certains chevaux ne se remettaient jamais d’avoir été séparés de leur famille. C’était rare, néanmoins
cela arrivait.
Il poussa la porte et courut vers le box de Jafir. Il ne vit pas Mia, et il l’imagina déjà piétinée par ce
maudit cheval. Son cœur fit un double salto, avant qu’il découvre qu’il s’était inquiété pour rien.
Sa duchesse était blottie contre l’étalon le plus imprévisible que ses écuries aient jamais abrité. Elle
dormait du sommeil du juste, tout comme Jafir, plus paisible qu’il ne l’avait été depuis son arrivée.
Dans la lumière blafarde que jetait l’unique lampe, la peau de Mia était aussi blanche que la
porcelaine sur le tissu sombre de sa robe, mais plus chaude et soyeuse. Ses cheveux blonds étaient
déployés sur ses épaules, bouclant tels les copeaux de bois dont les palefreniers garnissaient les box.
Cette idée ne plairait sans doute guère à Mia, pourtant c’était la vérité : sa chevelure avait les mêmes
reflets ambrés que lesdits copeaux.
Il fut frappé de la découvrir si petite. Pelotonnée ainsi, les paupières closes sur son regard courageux,
elle paraissait fragile. Un élan protecteur le traversa avec la force d’un éclair. Il devait la faire sortir de
ce box.
— Mia, chuchota-t-il.
Comme elle ne bronchait pas, il entra sans bruit dans le box, se pencha et la souleva dans ses bras.
Elle ne pesait pas plus qu’un poulain nouveau-né. Elle devait être épuisée, car elle n’ouvrit pas les yeux.
Sa joue tomba contre son torse et elle se nicha à son aise, comme s’il la portait ainsi depuis des années. Il
sortit à reculons, referma la porte en douceur avec le genou, sans réveiller ni Mia, ni l’étalon. Puis il
regagna le manoir.
Il ne connaissait rien aux fleurs, mais il était à peu près sûr qu’elle sentait le chèvrefeuille. Avec une
pointe de vanille. À mi-chemin de la maison, elle bougea et fronça les sourcils comme si elle le
réprimandait en rêve. Ses paupières s’ouvrirent brusquement.
— Que faites-vous ? lâcha-t-elle dans un souffle.
— Je vous ramène à la maison, répondit Vander en resserrant son étreinte.
Il s’efforça d’oublier les révélations de Chuffy, préférant penser à sa chance d’avoir près de lui, pour
la première fois de sa vie, une femme qui était sienne. Un cadeau du destin.
— S’il vous plaît, posez-moi immédiatement sur le sol, ordonna Mia, le corps rigide, ce qui était
beaucoup moins agréable que lorsqu’elle était pelotonnée au creux de son bras.
— J’aime bien vous porter.
— Je préfère marcher.
— J’ai oublié de vous faire franchir le seuil hier, dit-il, amusé par son ton sévère. Autant le faire
aujourd’hui.
Elle commença à gigoter.
— Je ne suis pas un jouet, protesta-t-elle, les mâchoires crispées.
Bon sang, elle avait le plus joli visage qu’il ait jamais vu. Ses traits n’avaient rien d’anguleux ni
d’austère, comme chez bien des femmes. En même temps, il devinait la force dans chaque contour.
— Je ne comprends pas pourquoi vous vous comportez ainsi, lança-t-elle d’un ton glacial.
— Pourquoi je vous porte, vous voulez dire ?
Ils atteignirent le manoir. Les blocs de pierre des murs avaient été taillés par un lointain ancêtre (ou
plus probablement ses serfs) et leur seule vue avait un effet apaisant sur Vander.
Son père et sa mère étaient partis, et avec eux toute la douleur et le tumulte de leurs existences. Il était
marié à la Vénus miniature qu’il tenait dans ses bras, et un jour, ils auraient des enfants. Vu le brio avec
lequel Mia avait calmé Jafir, nul doute qu’ils posséderaient eux aussi ce sixième sens qui soufflait à
Vander que tel yearling était un futur champion et qu’un autre, indolent de nature, serait tout juste bon à
tirer une carriole.
De l’épaule, il poussa la porte battante des cuisines désertes et y pénétra, réalisant tardivement que
Mia s’égosillait toujours.
— Je vous poserai dès que nous serons à l’étage, promit-il.
Pour la première fois depuis des jours, il était heureux. Il aimait chez Mia ses courbes pulpeuses, son
parfum… tout. Il entra à reculons dans la suite ducale qui, par chance, était vide.
Écarlate, Mia se débattait. Il se décida à la poser sur le sol. Elle pivota vers lui, les mains sur les
hanches.
— Qu’est-ce qui vous prend de me transbahuter comme un vulgaire paquet ?
Vander lui décocha un grand sourire et s’approcha d’elle, se demandant comment une femme
échevelée vêtue d’un sac avec un col montant orné de ruchés pouvait lui inspirer un tel désir.
— Je pense que nous devrions faire comme s’il s’agissait de notre nuit de noces.
Elle recula.
— Notre mariage demeurera non consommé jusqu’à ce que je vous supplie, vous avez oublié ? C’est
pourtant vous-même qui l’avez décrété. Et vous m’avez fait signer un contrat à cet effet.
— J’ai décidé de rompre ce contrat, annonça-t-il tranquillement.
Il avait Mia et comptait la garder. Cette clause stupide des quatre nuits devait disparaître.
— Ce choix ne relève pas de votre domaine de compétence, objecta-t-elle. Et jamais je ne vous
supplierai pour une seule nuit avec vous. Si vous voulez bien m’excuser…
Elle se précipita vers la porte qui menait à la salle de bains contiguë à leurs deux chambres et
actionna la poignée. En vain.
Vander la rejoignit.
— Elle doit être fermée de l’intérieur.
— C’est absurde !
— Tout comme l’idée d’empêcher votre époux d’entrer quand vous prenez votre bain.
S’il n’avait déjà été émoustillé, il le serait maintenant à la pensée de la peau laiteuse de Mia
dégoulinante d’eau savonneuse.
Apparemment, elle avait décidé que la conversation s’arrêtait là, car elle fonça vers la porte du
couloir. Vander la rattrapa, la prit par la taille et la fit pivoter fort d’une certitude aussi bienfaisante
qu’une pluie de printemps, aussi précieuse que la victoire de son premier pur-sang : Mia et lui étaient
mariés, une réalité qui avait bien plus de valeur qu’un simple contrat.
La chanson de Chuffy lui revint en mémoire : Ne dis pas à l’amour : plus tard. Vite un baiser, ma
toute belle : jeunesse passe à tire-d’aile.
Vander posa ses lèvres sur celles de sa femme et le miracle se reproduisit : la passion explosa tel un
feu d’artifice.
Sa bouche se fit exigeante, celle de Mia ne résista pas et s’ouvrit comme une fleur. Il glissa les mains
le long de son dos pour l’attirer à lui. Il tremblait de désir, mais était encore capable de se rendre compte
que Mia ne se débattait pas ni ne songeait à ergoter à propos des fameuses quatre nuits. Elle lui rendait
son baiser avec fièvre, et la danse sensuelle qu’avaient entamée leurs langues incendiait les reins de
Vander.
Attrapant Mia sous les fesses, il la souleva et la plaqua contre le mur, la tenant suffisamment haut
pour se repaître de ses lèvres sans pencher la tête.
Elle laissa échapper un gémissement, ouvrit à demi les paupières… une flamme sensuelle brûlait au
fond de ses yeux. Vander frissonna. Il avait l’impression de perdre la tête tant son désir était intense.
— Pourriez-vous s’il vous plaît réclamer une nuit ? murmura-t-il.
Sans attendre sa réponse, il l’embrassa dans le cou. Il mourait d’envie de dévorer son corps entier de
baisers, de la sentir se tordre de plaisir sous lui, de l’entendre hurler son nom.
— Chaque fois que je vous touche, j’ai l’impression de perdre la raison, articula-t-il.
Elle avait vraiment des yeux magnifiques, d’un vert profond qui lui rappelait les lochs écossais. Ils
donnaient l’impression de voir ce que personne d’autre ne voyait.
— Vous avez vraiment cessé d’écrire de la poésie ?
— Oui, répondit-elle d’une voix enrouée qui ne fit qu’exciter davantage Vander.
Il captura de nouveau ses lèvres, lui ordonnant silencieusement de lui demander ses faveurs. Il était
prêt à toutes les folies, surtout quand Mia plongeait les doigts dans ses cheveux en se cambrant à sa
rencontre. Il la renverserait sur le lit, la caresserait jusqu’à plus soif, et au diable, les quatre nuits !
Toutes les nuits d’une année ne suffiraient sans doute pas à le rassasier.
— Je vous veux.
La phrase avait jailli de sa bouche, simple et brutale, comme celle d’un débardeur à une prostituée.
— Je crois qu’il vaudrait mieux…
Il la fit taire d’un baiser. Sa phrase n’allait pas dans la bonne direction. Sans lui permettre de parler,
il pivota et se dirigea vers le lit. Il l’y allongea et s’étendit sur elle, pesant de tout son poids.
Pour la première fois de sa vie, il n’était pas tout à fait sûr d’être capable d’attendre la permission
d’une femme. Choqué, il roula sur le flanc.
— Mia, murmura-t-il, l’index posé sur sa bouche charnue.
Était-il en droit d’exiger ses faveurs ? Après tout, elle était son épouse…
— D’accord, murmura-t-elle, les joues en feu. Si vous… si vous en avez vraiment envie.
Vander la dévisagea avec incrédulité.
— Si j’en ai vraiment envie ?
Il appuya légèrement contre elle sa virilité d’une dureté de roc.
— Je vous donne l’impression d’être indécis ?
Elle cilla, déconcertée, puis coula un regard à son entrejambe.
Il devait lui poser la question, même s’il connaissait déjà la réponse. Sa réaction à ses avances était
suffisamment éloquente. Sans doute avait-elle déjà couché avec son imbécile de fiancé.
— Avez-vous déjà été avec un homme ? demanda-t-il, s’efforçant d’adopter un ton neutre.
Il comprit instantanément qu’il avait fait fausse route.
— Je n’ai pas eu cette opportunité, répondit-elle, guindée.
Avant qu’il puisse l’arrêter, Mia se redressa et glissa jusqu’au bord du lit.
— Ce fut très instructif, Votre Grâce, mais je crois que nous ne devrions pas… mettre à trop rude
épreuve notre capacité à passer du temps dans la même pièce.
Il s’assit et la rattrapa par la taille lorsqu’elle fit mine de se lever.
— Restez avec moi.
— Je ne préfère pas.
— Je devais vous poser cette question.
Elle tourna la tête vers lui.
— Pourquoi ? Parce qu’à cause du chantage que je vous ai imposé, vous pensez que je distribue mes
faveurs à tout-va ?
— Non, absolument pas. Un homme traite différemment une femme si elle a de l’expérience, voilà
tout. Bon nombre de couples anticipent leurs vœux.
Mia pinça les lèvres.
— Cela n’a pas été notre cas, à Edward et moi.
Vander en ressentit une satisfaction violente, presque… primitive.
— Je m’en réjouis, lâcha-t-il étourdiment.
— Si vous voulez bien me pardonner, Votre Grâce, je souhaiterais me retirer dans mes appartements.
Nous reprendrons cette conversation lorsque nous aurons les idées plus claires.
Il raffermit sa prise.
— Non. Nous devons parler, Mia. Nous ne pouvons pas continuer de nous chamailler ainsi. Nous
sommes mariés désormais. Nous partageons la responsabilité de Charlie.
— Vous n’avez aucune responsabilité en ce qui le concerne, objecta-t-elle.
— Bien sûr que si. Il est difficile de rencontrer Charlie sans tomber sous son charme et être prêt à en
prendre la responsabilité. Vous en savez quelque chose.
La bouche de Mia trembla.
— Vous le pensez sincèrement ?
— D’un autre côté, vous le couvez beaucoup trop. Il a besoin de quitter la maison, de monter à
cheval, d’apprendre à côtoyer d’autres garçons.
— Vous n’avez pas idée combien les enfants peuvent être cruels entre eux. Cela pourrait le briser.
— Je ne l’ignore pas, croyez-moi. Et il ne sera pas brisé.
— Qu’en savez-vous ? Un jour, quand il avait cinq ans, je l’ai laissé quelques minutes au village et à
mon retour, il était en larmes.
— Des larmes, il y en aura d’autres, déclara Vander posément. Il y aura des moments difficiles. Mais
avec nous à ses côtés, il s’en sortira. Il doit en passer par là, Mia. Il doit grandir et devenir un homme.
Pas demeurer un invalide.
Elle grinça des dents, ce qui le fit sourire. Avec Mia, le mariage promettait de n’être jamais
ennuyeux. Il enroula le bras autour de sa taille et la serra contre lui.
— Je veux changer les conditions de notre arrangement.
— Je n’y vois aucune raison, répliqua-t-elle, esquivant son regard. Quatre nuits par an, c’est plus
qu’assez pour concevoir un héritier. Si cela s’avère insuffisant, nous pourrons reconsidérer la question
d’ici un an.
Elle tenta de lui échapper, mais il la ramena aisément contre son torse.
— J’ai envie de vous, répéta-t-il, la voix rauque de désir.
Il lui picora l’oreille. Elle sursauta, toutefois, elle ne chercha pas à se libérer et il sentit son cœur
battre à grands coups contre son bras.
— Laissez-moi vous dire comment je vois la chose, poursuivit-il, comme elle gardait le silence.
Nous allons consommer notre union ce soir, parce que c’est ce que font les couples mariés. Ils vont au lit
ensemble et ne se lèvent pas pendant des heures.
— Nous ne sommes pas un couple normal, allégua-t-elle d’un ton sévère qui lui déplut.
— Tournez la tête que je puisse vous embrasser, ordonna-t-il, le visage enfoui dans sa chevelure
parfumée.
— L’idée est inopportune.
Diantre, sa femme était obstinée. S’il cherchait le mot dans le dictionnaire, sans doute trouverait-il
Mia parmi les synonymes.
— Nous ne sommes pas réellement mari et femme, s’entêta-t-elle.
— Si, nous le sommes. Vous êtes mon épouse et vous allez le rester. Et si vous pensez que je ne vais
pas vous honorer après que vous m’avez embrassé comme vous l’avez fait, vous faites erreur.
Elle s’éclaircit la voix et tourna la tête juste assez pour le foudroyer du regard.
— C’est vous qui m’avez embrassée, et non l’inverse.
— Non.
— Si !
Le désir bouillonnait en lui, si violent que Vander avait envie de la renverser de nouveau sur le lit. Il
soupçonnait que coucher avec Mia serait comme réapprendre l’art de l’amour.
Mais pour cela, il fallait être deux.
— Ce baiser était une longue et lente descente vers l’oubli, murmura-t-il contre sa joue. Vous avez
ouvert votre douce petite bouche et mêlé votre langue à la mienne comme si vous me désiriez aussi
ardemment que je vous désire.
20
NOTES SUR L’ÉGLISE ET L’ABANDON
— Clameur outrée des invités rassemblés dans la cathédrale. Abbaye de Westminster (réservée à la famille royale ?) St.
Paul.
— Ancien pasteur tapote la main tremblante de Flora.
— Le menton fier, elle soulève le bas de sa robe de mariée.
— Est-elle aveuglée par les larmes ? Ruisselante ou dégoulinante de larmes ? Dégoulinante peut-être un peu exagéré.
— Elle s’enfuit (porte latérale, nef ?) incapable d’affronter les regards curieux / les parents de Frédéric. Ont fait tout ce
chemin depuis l’Allemagne ?
— Jaillit par la porte de derrière sous un soleil radieux, son voile flotte sans son sillage.
— Court comme un animal blessé. Une seule pensée : se cacher.
— Un charretier aimable l’emmène jusqu’à… (quelque part dans les faubourgs de Londres) et la dépose avec deux un
quignon de pain.
Horriblement gênée, Mia sentait son cou se couvrir de plaques rouges. Son mari l’avait à peine
regardée et déjà la muraille qu’elle avait dressée pour dissimuler son amour se lézardait.
— Je ne vous ai pas embrassée, répéta-t-elle avec fermeté.
Le regard pétillant de Vander l’irrita et l’émoustilla tout à la fois.
— Après pareil baiser, n’importe quel homme en oublierait avoir jamais embrassé une femme,
assura-t-il.
Lui encadrant le visage de ses mains, il lui inclina doucement la tête.
Ils jouaient un jeu dangereux. Tous les désirs que Mia avait éprouvés dans sa jeunesse ressurgissaient
comme s’ils ne l’avaient jamais quittée. Comme si Vander était le seul homme qu’elle ait jamais aimé ou
désiré.
Il pencha de nouveau la tête vers elle, tout en glissant la main sur le devant de sa robe.
Elle s’écarta brusquement.
— Que faites-vous ?
— Rien, répondit-il toute innocence.
— Vous touchez mes…
Elle ne put se résoudre à finir sa phrase, et se racla la gorge. S’ils devaient consommer leur union –
et elle n’était pas stupide au point de se faire des illusions à ce sujet –, il fallait établir un certain nombre
de règles. Peut-être que ce mariage la briserait, néanmoins elle éviterait l’humiliation qui l’avait dévastée
lorsque Oakenrott s’était moqué de son poème et de son buste.
Vander pourrait posséder son corps. Mais pas cette partie-là de son anatomie. Pas cette partie qu’elle
abhorrait.
— Je ne vous autorise pas à me toucher à cet endroit.
— Pardon ?
— Je préfère ne pas être touchée à cet endroit.
— Vous a-t-on caressée contre votre gré ? s’inquiéta Vander.
— Bien sûr que non ! se récria Mia, choquée. Personne n’a jamais… et c’est hors de question.
Si les traits de Vander se détendirent, son regard avait perdu sa douceur passionnée. Si elle le
regrettait, il lui semblait capital de mettre les choses au point. Elle savait, car les femmes n’étaient pas
avares de confidences, que les hommes aimaient toucher les seins.
— Pourquoi ? insista-t-il.
Elle s’efforça de s’expliquer.
— Nous avons tous certaines parties de notre corps que nous n’apprécions pas.
Il haussa un sourcil surpris.
— Ah bon ?
Les hommes, semblait-il, s’aimaient de la tête aux pieds. Ce qui ne surprenait pas Mia le moins du
monde.
— Les femmes, en tout cas, précisa-t-elle. Certaines n’aiment pas leurs genoux, d’autres leurs pieds
ou leurs cheveux.
— Votre buste est exquis. Vos cheveux aussi. Je ne peux parler de vos genoux ou de vos pieds que je
n’ai pas encore vus, mais si j’en ai l’occasion, je pourrai vous rassurer là encore.
Mia avait peine à croire qu’Evander Septimus Brody, le duc le plus séduisant d’Angleterre, couvait
la très ordinaire Emilia Carrington d’un regard brûlant de désir.
Pourtant, c’était le cas.
De concupiscence, même. Une fille comme elle ? Une petite voix lui rappela que les hommes étaient
des coureurs de jupons invétérés qui s’adonnaient à la luxure sans le moindre discernement.
Toutefois, une autre voix lui fit remarquer que les yeux de Vander avaient changé de couleur depuis
qu’ils s’étaient embrassés. Et c’était à cause d’elle.
Pas de n’importe quelle femme.
— Mia ?
Il s’inclina et la gratifia d’un baiser aussi bref que dépourvu de douceur.
— Pouvons-nous nous mettre d’accord sur votre chevelure et aborder d’autres endroits plus au sud ?
— Je croyais que vous détestiez mes cheveux.
— Pourquoi diable pensez-vous une chose pareille ?
— Vous m’avez dit que j’avais les mêmes que mon père. En fait, vous l’avez appelé mon « bâtard de
père ».
Vander enroula une mèche blonde autour de ses doigts solides.
— Je n’ai jamais apprécié votre père, admit-il. Mais… Chuffy m’a fait ce soir certaines révélations
qui méritent réflexion de ma part. Vos cheveux sont autant de rayons de soleil. Et vos seins sont de
véritables prodiges de la nature.
Mia se raidit.
— Je ne souhaite pas en parler.
À l’époque où Oakenrott les avait traités de choux, ils étaient déjà développés pour son âge.
Aujourd’hui, ils étaient encore plus plantureux. « Prodiges de la nature » n’était qu’une métaphore peu
subtile pour « énormes ».
— Pourquoi ?
— Je ne veux pas, c’est tout. Je crois que nous devrions attendre avant d’envisager… une certaine
intimité, bredouilla-t-elle. Une épouse devrait être plus…
Elle ne put finir sa phrase, car la bouche de Vander migrait le long de sa joue, se rapprochant de ses
lèvres.
— Continuez, l’encouragea-t-il. Dites-moi ce que devrait être une épouse.
Toutefois, au lieu d’attendre sa réponse, il l’embrassa avec une telle fougue que Mia ne put que
s’alanguir entre ses bras.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, ils étaient de nouveau allongés et la main de Vander remontait le long de
sa jambe. Son regard ne quittait pas le sien, comme pour s’assurer qu’elle n’y voyait pas d’inconvénient.
— Vous me mettez foutrement en appétit.
Foutrement ? Mia avait déjà entendu des filles de joie crier ce mot dans la rue, et même une fois
mémorable, son père le grommeler. Mais personne ne l’avait jamais prononcé en s’adressant à elle.
— Vous… vous ne pouvez dire ce genre d’insanité !
— Et pourquoi cela ?
— Parce que vous êtes un duc et moi…
— Ma duchesse.
Sa main remonta le long de sa cuisse. Elle frémit.
— Je n’ai pas grand-chose d’un duc, murmura Vander. Vous devriez le savoir à l’heure qu’il est.
Quand je suis entré à Eton, ma mère avait déjà une réputation de catin dans toute l’Angleterre. À l’école,
j’ai dû me battre. Mon seul ami était un bâtard.
Mia se figea, horrifiée.
— Les autres élèves vous parlaient du comportement de votre mère ?
Il sourit comme si elle venait de poser la question la plus stupide du monde.
— En général, ils ne parlaient pas ; ils se contentaient de m’insulter. Et je répliquais avec mes
poings.
— Oakenrott, lâcha-t-elle avec dégoût. Ce détestable petit crapaud.
— D’où savez-vous… C’est vrai, se reprit-il. J’avais oublié que vous connaissiez déjà cet odieux
personnage.
Sa main atteignit la partie la plus charnue de la cuisse de Mia. Elle réprima un gémissement – et tout
ce qui pourrait l’encourager à poursuivre son ascension jusqu’à cet endroit secret qui attendait ses
caresses.
Vander sourit comme s’il lisait dans ses pensées et insinua les doigts au creux de ses cuisses. Mia
ferma les yeux avec force et se concentra sur l’obscurité douloureuse derrière ses paupières. Et sa main
crispée sur le bras dur de Vander.
Un instant, elle se demanda si une telle caresse était permise entre un gentleman et une lady. Puis elle
chassa bien vite cette pensée. Elle n’avait personne à qui poser la question. Et elle ne voulait pas que
Vander s’arrête. Elle songea même à écarter les jambes et à attirer son corps musclé sur elle. Cette image
était si choquante qu’elle se pétrifia.
— J’adore vous caresser là, duchesse, avoua Vander d’une voix rocailleuse mais tendre. J’ai
l’intention de vous embrasser aussi à cet endroit.
Elle rouvrit brusquement les yeux.
— Il n’en est pas question !
Il s’esclaffa et ses doigts s’activèrent de plus belle. La tête de Mia retomba en arrière et elle laissa
échapper un râle indigne d’une dame.
Vander roula sur elle, la lestant de son poids, une sensation qu’elle trouva délicieuse. Il l’embrassa
avec une fièvre qui eut vite raison de ses interdits. Elle tremblait de tout son corps, se cramponnait à ses
épaules, suppliant d’abord en silence, puis à voix haute, car elle était en feu et qu’il était le seul à
pouvoir éteindre cet incendie.
Soudain, il s’arrêta. Pourquoi ? Elle le regarda, le regard embrumé de désir. Elle était tendue comme
la corde d’un arc, vibrant comme une note si haut perchée que l’oreille pouvait à peine l’entendre.
— Suppliez-moi de vous accorder une de vos quatre nuits, lui souffla-t-il.
— Pardon ?
La main reprit son audacieuse caresse.
— N’arrêtez pas, murmura-t-elle.
— S’agit-il d’une de nos quatre nuits ?
Dans son cœur, une lame de fond balaya ses dernières défenses, l’ultime once de raison qu’elle
possédait.
— Oui ! Oui !
La réaction de Vander fut… blasphématoire. Miraculeuse. Elle eut l’impression d’être un torrent en
furie, dévalant une pente abrupte vers une destination inconnue. Elle s’agrippait à lui, criant sans retenue
sous ses doigts habiles. Rien d’autre n’importait que le désir brut qui faisait presque grésiller l’air autour
d’eux. Vander la menait vers des sommets de plaisir comme jamais elle n’aurait imaginé qu’il en existât.
Elle n’y était pas encore tout à fait, quand il lui retroussa ses jupes jusqu’à la taille et, telle sa femme
de chambre la préparant pour le coucher, entreprit de la déshabiller. Mia obéissait distraitement à ses
ordres, le souffle haché. Levez les bras. Tournez-vous de ce côté. De l’autre.
Son corset atterrit au pied du lit. Elle reprit cependant ses esprits et plaqua les bras sur sa poitrine
lorsqu’il essaya de lui ôter sa chemise.
— Non !
Ce mot, elle l’avait répété des milliers de fois, mais jamais dans une telle situation. Et il avait tout à
coup quelque chose d’intime qu’elle ne lui avait jamais entendu dans sa propre bouche. Ni dans une autre,
d’ailleurs.
En guise de réponse, Vander se leva et se débarrassa de sa chemise. Se hissant sur les coudes, elle
assista au spectacle. Enfant, elle avait l’habitude de s’asseoir sur la clôture et de l’observer lorsqu’il
s’occupait des chevaux, lorgnant furtivement son torse. Il n’avait pas quinze ans à l’époque.
Il avait bien changé depuis. La minceur nerveuse de ses jeunes années s’était métamorphosée en une
beauté athlétique qui lui arrachait des frissons. Les traits durcis par un désir féroce, il dévorait son corps
des yeux sans paraître éprouver la moindre aversion. Il ôta ses pantalons promptement avant de se planter
devant elle.
Mia écarquilla les yeux. Le voir nu et en sous-vêtement était tout à fait différent.
Vander lui décocha un sourire de pure fierté masculine.
— C’est la première fois que vous voyez un homme dans le plus simple appareil ? ronronna-t-il en la
rejoignant sur le lit.
Non, elle ne rêvait pas. Il était sur le point de lui faire l’amour.
Elle avait la vague impression qu’elle était censée faire montre d’une appréhension toute virginale,
pourtant elle n’en ressentait aucune. Elle voulait le toucher partout, enfouir les doigts dans son épaisse
chevelure, s’emparer voracement de sa bouche.
Bien sûr, elle ne pouvait pas se comporter ainsi. Il lui fallait se dominer pour ne pas apparaître
dévergondée. Elle posa donc les mains avec une chaste délicatesse autour de son cou, les fit glisser
jusqu’à ses épaules, espérant que cette caresse était convenable.
— Ne devrions-nous pas éteindre la lampe ? hasarda-t-elle.
Les muscles durs roulèrent sous ses doigts comme Vander haussait les épaules.
— Pourquoi ferions-nous cela ?
« Parce que l’obscurité ménage la pudeur », répondit-elle en silence. Mais quel rôle jouait la pudeur
dans les ébats conjugaux, quand l’homme se permettait des caresses si audacieuses qu’il en arrachait
d’indécents gémissements à sa partenaire ?
Qui pouvait être pudique après tant de débauche ?
Mia décida de renoncer à toute retenue bienséante. Succombant à la curiosité, elle fit courir sa main
le long du torse de Vander jusqu’à cette partie de son anatomie qui se tendait vers elle.
Il réprima un grognement lorsqu’elle passa l’index sur toute la longueur. Après s’être assurée de son
approbation d’un bref regard, elle enroula les doigts autour de son imposante virilité, et en découvrit,
étonnée, la douceur soyeuse. Vander laissa échapper un juron. Sans doute chaque homme pensait-il
posséder l’outil le plus impressionnant qu’une femme ait jamais vu. Et parce que, dans la bonne société,
l’étiquette exigeait de la gent féminine de ne jamais révéler le moindre détail intime, ces illusions de
grandeur perduraient.
Elle avait toutefois peine à imaginer un homme mieux pourvu que Vander. Impossible. Elle n’en
revenait déjà pas. À cette pensée, un frisson d’appréhension lui picota la colonne vertébrale.
— Que fait-on maintenant ? chuchota-t-elle, ses mains remontant sur ses épaules.
Elle était allongée sur le dos, jambes serrées, et il se tenait au-dessus d’elle, les genoux de chaque
côté de ses hanches.
La situation était embarrassante et l’agréable chaleur au creux de son ventre commençait à se
dissiper.
— La règle concernant l’intouchabilité de vos seins est-elle toujours en vigueur ?
Mia croisa aussitôt les bras sur sa poitrine. Peut-être devrait-elle prendre l’habitude de porter son
corset sous sa chemise. Elle baissa les yeux ; vus ainsi, ses seins lui paraissaient encore plus
proéminents. Un haut-le-cœur lui tordit l’estomac.
Vander soupira.
— Je n’ai jamais fait l’amour à une femme habillée.
Ce fut au tour de Mia de hausser les sourcils.
— Vraiment ? Je croyais que les messieurs entraînaient certaines femmes dans les ruelles sombres
pour les prendre contre un mur.
Elle voulait paraître ironique, mais ne parvint qu’à trahir une certaine curiosité.
— Je n’ai pas eu ce plaisir, répondit-il après un silence éloquent. Toutefois je serais ravi d’en faire
l’expérience, duchesse.
— Non, voyons, balbutia-t-elle.
Il se pencha sur elle et sa bouche effleura la sienne.
— Nous ne sommes pas dans une ruelle, j’ai pourtant l’intention de vous faire crier mon nom. J’en ai
assez des « Votre Grâce ». Vous voilà avertie.
De nouveau, la panique submergea Mia lorsque Vander lui écarta les jambes et lui embrassa
l’intérieur de la cuisse.
— C’est… inconvenant, murmura-t-elle, affolée.
Il redressa la tête, le regard machiavélique.
— Qu’en savez-vous ?
— Je…
Ses lèvres lui frôlaient la peau, se rapprochant dangereusement de sa féminité. C’était trop intime.
Qu’il mette en elle sa mâle anatomie était une chose – elle pourrait toujours tourner la tête –, elle avait
toutefois le sentiment que s’il l’embrassait à cet endroit, elle perdrait le peu de maîtrise d’elle-même
qu’il lui restait.
Elle avait vu juste. Sans préambule, il donna un coup de langue, et elle poussa un cri. Sa bouche
avide enflamma ses sens telle une braise rougeoyante jetée sur un tas de petit bois. Incapable de penser,
elle ne pouvait qu’entortiller les doigts dans ses cheveux. Son souffle chaud sur sa peau suffisait à la faire
frissonner de la tête aux pieds. Elle lâcha les cheveux de Vander et se raidit. Elle avait l’impression
d’être un bateau voguant toutes voiles dehors vers une côte lointaine.
Et soudain, le miracle se produisit : ce fut comme un plongeon en eau profonde depuis une falaise.
Elle entendit confusément la voix de Vander qui l’encourageait de très loin, ne comprenant qu’après coup
ce qu’il lui disait.
La lame de fond la fit s’échouer à l’endroit même où elle se trouvait des années plus tôt : éperdument
amoureuse d’Evander Septimus Brody.
Il se dressa au-dessus d’elle et s’insinua entre ses cuisses en lui murmurant quelques mots. Une
excuse ? Puis il entra en elle.
Mia accueillit avec bonheur cette possession, si inconfortable qu’elle fût. Peut-être plus
qu’inconfortable. Elle reprit brusquement ses esprits et l’arrêta, les deux mains plaquées sur son torse.
— Non !
L’inquiétude avait remplacé d’un coup toute autre émotion. Il y avait un problème. La virilité de
Vander était trop imposante, tel un bouchon qui ne rentrait pas dans une bouteille.
— Duchesse, vous ne pouvez m’arrêter maintenant, dit-il d’une voix étranglée.
— Ce n’est pas possible, nous ne sommes pas compatibles, protesta-t-elle, choisissant ses mots avec
soin. Retirez-vous, je vous en prie.
Mia le repoussa. Vander prit une inspiration, mais ne bougea pas. Elle fut prise d’un sursaut de
panique primitive.
— Retirez-vous. Vous m’entendez ? Nous ne sommes pas compatibles.
La lueur d’amusement qui éclaira le regard de Vander l’exaspéra au plus haut point.
— En êtes-vous certaine ? s’enquit-il d’une voix caressante. Parce que moi, j’ai sacrément
l’impression que nous nous complétons à la perfection.
— Ne jurez pas ! s’écria Mia, hors d’elle.
Elle réalisa alors qu’en de subtils va-et-vient, il s’enfonçait peu à peu en elle.
— Cessez immédiatement ! siffla-t-elle.
Appuyé sur les avant-bras, il se tenait au-dessus d’elle et son odeur l’enveloppait : un mélange de
sueur, d’un soupçon de cuir et de grand air. Ses yeux n’étaient plus que deux fentes d’un bleu intense et
elle comprit qu’il se retenait au prix d’un énorme effort de volonté.
Elle se racla la gorge.
— Remettons l’expérience à une date ultérieure, suggéra-t-elle.
« Comme, par exemple, jamais », supplia une petite voix intérieure.
Vander exerça de nouveau une légère pression.
— C’est douloureux ? demanda-t-il, la sondant du regard.
C’était trop… intrusif. Trop rapide.
— Ce n’est pas douloureux à proprement parler. Mais nous ne sommes pas compatibles. Vous êtes
trop… imposant. Et trop proche.
— Vous me rendez fou, Mia, murmura-t-il. Jamais je n’ai éprouvé pareilles sensations.
Il s’enfonça davantage. Ses pupilles se dilatèrent et lorsqu’il inclina la tête, des mèches balayèrent
son visage. Contre toute attente, elle sentit une voluptueuse chaleur se déployer au creux de son ventre. Et
soudain, comme par enchantement, il ne lui parut plus intrusif ni trop imposant. Plutôt comme une partie
manquante d’elle-même qu’elle avait enfin retrouvée. Une présence à la fois étrangère et intrinsèque.
Timidement, elle arqua les hanches vers lui, l’accueillant davantage en elle alors même qu’il n’avait
pas bougé.
— Vous avez les cartes en main, Mia, articula-t-il, le souffle court.
Un puissant courant de désir l’entraîna vers le fond. Les jambes repliées, elle se tendit vers lui, le
corps agité de frémissements délicieux.
Ils étaient comme les deux parties d’un tout enfin réunies.
Vander laissa échapper un râle inarticulé, et la vue de son beau visage fiévreux fit définitivement
sombrer Mia. Au comble de l’excitation, elle se cambra vers lui avec un cri tout en le plaquant contre
elle, parachevant ainsi leur union.
La passion contenue de Vander put enfin se déchaîner, et il commença à se mouvoir en elle avec
force. Le souffle coupé, Mia s’efforça de s’accorder au rythme de cette danse frénétique. À peine y était-
elle parvenue qu’elle se retrouva une fois de plus propulsée dans les mêmes flots furieux, les bras noués
autour de son cou, les jambes enroulées autour de ses hanches, la tête rejetée en arrière…
Dans un gémissement d’extase, elle s’abandonna au plaisir divin qui la balaya, les ongles plantés
dans les épaules musclées de Vander.
Confusément, elle entendit son souffle saccadé qui sifflait entre ses lèvres. Il donna un vigoureux
coup de reins, puis un deuxième, plongeant si profondément en elle qu’ils ne formaient plus qu’un.
21
Mia se réveilla en sursaut, comme lorsque Charlie était bébé et qu’elle l’entendait pleurer de sa
chambre.
Vander était étendu sur le dos, le visage tourné de l’autre côté, les hanches à peine recouvertes par le
drap. Les premières lueurs de l’aube s’insinuaient dans la chambre, juste assez pour esquisser les
contours de son corps, comme si la lumière émanait de l’intérieur. Des rangs de muscles paradaient sur
son ventre en ordre parfait.
Si elle avait osé, elle aurait dessiné chacun d’eux du bout des doigts, explorant leur mystérieuse
jonction avec son dos et ses épaules, avant de laisser courir ses mains sur ses bras brunis par le soleil.
Le corps de Vander était à l’opposé du sien. Pas une once de graisse ; il était comme une réserve
d’énergie pure, conçu pour vaincre les hommes au combat et donner du plaisir aux femmes. Ses doigts la
démangeaient de le caresser, de palper toute cette force brute à fleur de peau, aux aguets, prête à obéir au
moindre de ses désirs. Elle l’imagina parcouru de frissons, laissant échapper malgré lui le même râle
rauque que la veille.
Elle retint sa main juste à temps. Elle s’était déjà ridiculisée. Ce serait différent s’ils étaient mieux
assortis. Hélas leurs dissemblances ne pouvaient être plus criantes. Un seul regard suffisait à s’en
convaincre : elle avait le genou grassouillet et la cuisse plus encore. Il devait y avoir des muscles
quelque part dans ses jambes, puisqu’elle parvenait à tenir debout, s’asseoir et marcher, mais ils n’étaient
assurément pas visibles à l’œil nu.
Dieu merci, il ne l’avait pas contredite au sujet de sa chemise, même si la fine batiste ne dissimulait
pas grand-chose dans la lumière grandissante du matin. Elle voyait ses mamelons et la courbe de son
ventre au travers.
Plus bas, à l’endroit où sa chemise était remontée, elle aperçut des taches rougeâtres sur son
entrejambe. Et sur les draps, constata-t-elle non sans embarras. Susan – et le reste du personnel –
n’auraient pas de doutes quant à ce qui s’était passé cette nuit.
Elle s’extirpa du lit avec précaution, posa le gros orteil par terre sans quitter Vander des yeux. Il
respirait calmement, les bras au-dessus de la tête, comme s’il n’avait pas le moindre souci. Il dormait
comme si le monde lui appartenait, à lui, le duc admiré de tous. Autre différence entre eux : elle dormait
toujours recroquevillée en position fœtale.
Une fois dans la salle de bains, le loquet rabattu sur la porte qui donnait dans la chambre de Vander,
elle s’examina dans la série de miroirs. La nuit dernière, il l’avait étalée sur le lit tel un festin et lui avait
fait toutes ces choses avec sa bouche et ses mains… Des choses qui l’avaient fait gémir, pleurer et, de
manière générale, se comporter comme une idiote.
La règle des quatre nuits par an était une bonne idée. D’instinct, elle savait que ce serait douloureux
de batifoler de la sorte plus souvent. Oh, pas physiquement, non, mais dans son cœur ! Faire l’amour
pouvait vite devenir une douce habitude, comme une sorte de rêve éveillé qui l’amènerait à croire que
son mari l’adorait, tout comme Frédéric adorait Flora dans le roman qu’elle était en train d’écrire.
À la différence près que Vander n’était en rien comparable à Frédéric. Elle avait sans doute de la
chance qu’il se soit souvenu de son nom dans le feu de la passion. En fait, maintenant qu’elle y
réfléchissait, ce n’était peut-être pas le cas puisqu’il l’appelait tout le temps « duchesse ».
Quant à elle… Mia fixait son reflet d’un air absent, réalisant la vérité : elle était cent fois plus
amoureuse de Vander qu’à l’adolescence. Il lui suffisait de penser à lui pour avoir des palpitations. Si
elle ne protégeait pas son cœur, il se briserait en mille morceaux lorsqu’il ne s’intéresserait plus à elle.
La nuit dernière était comme un jeu, le meilleur jamais inventé, et auquel Vander excellait. Ce n’était
toutefois qu’un jeu, elle ne devait pas l’oublier.
Au moins, les quatre nuits étaient à sa discrétion. Au titre de mari, il aurait pu exiger des rapports
conjugaux quand bon lui semblait, même en sortant du lit d’une autre. Cette pensée lui donnait la nausée.
Un vide béant s’ouvrit devant elle, la conviction qu’elle ne survivrait pas à cette union. Les hommes
avaient un besoin constant de variété ; elle le savait en dépit de sa connaissance limitée des relations
sociales. Comment pourrait-elle le rejoindre entre les draps si elle avait vent de ses batifolages avec une
autre ?
Elle se forgerait une carapace indestructible. Oui, elle y parviendrait. Elle n’était pas la première à
tomber amoureuse d’un bel homme. Et puis, les choses pouvaient changer en quelques mois. Peut-être
Vander se réveillerait-il et réaliserait-il qu’il souhaitait une épouse comme celle de son ami Thorn : une
femme de noble extraction, aussi exquise que parfaite.
Ils divorceraient… à moins qu’elle n’attende un enfant.
L’espace d’un instant, la peur s’empara d’elle et son esprit s’affola. Du calme, s’adjura-t-elle. John
avait été marié des années à Pansy, et ils n’avaient eu qu’un enfant. Vander aussi était fils unique. Elle
comprenait vaguement qu’une naissance exigeait probablement des tentatives répétées sur une longue
période.
La clause des quatre nuits la sauverait de ce guêpier.
22
NOTES SUR L’EXIL DE FLORA
— Flora est persuadée que Frédéric l’a éconduite et privée de son héritage par pure malveillance. (Excellent !)
— Après avoir fait durer deux jours son quignon de pain, elle erre sur les chemins d’Angleterre, en loques, transie et
affamée. À l’article de la mort ? Oui. S’évanouit dans un champ de campanules coquelicots.
« Chère mère, prenez-moi sur votre sein et sauvez-moi des cruels outrages de ce monde cruel », lâcha-t-elle dans un
souffle, tandis qu’une larme roulait sur sa joue de porcelaine.
— Spectre de la mère ? Le doux visage planait au-dessus d’elle, juste hors de portée de ses doigts tremblants. « Dans leur
bonté, les cieux vous protégeront, ma chère enfant, et vous garderont de l’intimité cruelle d’un mariage sans amour. »
— Plus que la faim, la soif et le froid, l’aiguillon qui la poussait à se laisser dépérir au trépas était la découverte que
l’homme censé personnifier son Bonheur Terrestre – celui dont l’amour aurait dû combler son cœur et son esprit – s’était révélé
infidèle.
— Infidèle ? Peut-être pas.
— Vaurien. Débauché. Roué.
— Machiavélique ?
— Celui qu’elle avait vénéré si longtemps s’était révélé n’être qu’une idole sans valeur. Cette cruauté avait brisé le cœur
sensible de cette douce créature qui faisait la joie et le bonheur de sa famille et de ses amis. Tombée désormais plus bas que les
plus humbles filles de taverne…
— Filles de taverne ?
Mia regagna sa chambre. Tandis qu’elle fermait la porte, elle se rappela qu’un loquet avait certes été
installé sur la porte de la salle de bains, mais pas sur celle donnant sur le couloir. Vander allait la
rejoindre pour lui présenter ses excuses et elle n’aurait aucun moyen de l’empêcher d’entrer.
Elle fila donc dans la salle de bains, mit le loquet aux deux portes et se laissa glisser sur le sol. Elle
était tellement anéantie que l’espace de quelques secondes elle en oublia de respirer – et de pleurer. Leur
mariage n’avait que deux jours et obéissait déjà à un schéma établi : Vander lâchait la vérité sur ses
sentiments. Après quoi, il s’excusait et lui adressait des compliments auxquels il ne croyait pas… jusqu’à
la fois suivante où il montrait de nouveau le peu de respect qu’il éprouvait à son égard.
Pire encore, il ne s’était pas trompé : goulue était bel et bien le qualificatif qui lui convenait.
C’était le cauchemar du rayon de lune qui revenait la hanter. Même si à l’époque elle ne savait pas de
quoi elle parlait, elle n’en rêvait pas moins de le voir pénétrer dans sa chambre. Et aujourd’hui, sa seule
présence avait fait remonter à la surface ce trait de sa personnalité.
Elle l’avait laissé lui retrousser ses jupes et la prendre contre un mur. Peu importait qu’il fût son
mari. D’une certaine façon, c’était même pire. Une dame digne de ce nom ne tolérerait pas d’être traitée
ainsi. Il n’avait même pas pris la peine de la séduire, avec des mots ou des regards, si hypocrites fussent-
ils. Et comment le lui reprocher ? Elle avait accepté, quoique tacitement, d’être avilie.
Si, à n’importe quel moment, elle avait dit non, Vander aurait arrêté. C’était ce qui la peinait le plus.
Elle ne voulait pas être ce genre de femme. Les mots hideux se bousculaient dans sa tête : goulue, jus
d’amour… Marie-couche-toi-là. Les larmes jaillirent et elle enfouit la tête entre ses genoux, le corps
secoué de sanglots.
Comme prévu, on frappa à la porte qui menait à la chambre de Vander. Elle prit une inspiration
tremblante.
— S’il vous plaît, allez-vous-en !
Il y eut un silence, un bruit de pas qui s’éloignaient. Un instant plus tard, la porte de sa chambre
s’ouvrait.
— Elles sont toutes les deux fermées, cria-t-elle entre deux hoquets. Laissez-moi tranquille.
— Non.
Il semblait que les ducs s’attendent à arriver toujours à leurs fins, même quand leurs duchesses
voulaient désespérément avoir la paix.
— Allez-vous-en !
— Je veux vous parler. Je dois vous présenter des excuses.
Mia entendit le parquet craquer. Tenait-elle à écouter ses excuses ? Non, pas vraiment. Il lui avait dit
on ne peut plus clairement le fond de sa pensée, de surcroît dans le feu de la passion, quand un homme ne
peut mentir. Ce qu’il lui avait dit était la vérité. Il n’était guère étonnant qu’il s’en veuille. C’était un
homme bien et il ne voulait pas la blesser.
Mais la vérité n’en demeurait pas moins la vérité.
Elle entoura ses genoux de ses bras et se racla la gorge.
— J’accepte vos excuses, dit-elle, élevant la voix. Je sortirai d’ici dans une heure. En attendant,
laissez-moi un peu d’intimité.
Elle commençait à se ressaisir. Après tout, elle ne se comportait pas comme une catin tout le temps.
Seulement avec lui. À l’époque, son poème reflétait un désir bien innocent.
Innocente, elle ne l’était plus. Un seul regard aux pantalons déboutonnés de Vander et elle aurait fait
n’importe quoi pour subir ses assauts. S’allonger sur le gravier même, probablement.
Une nouvelle larme roula sur sa joue.
Contre le mur de l’écurie.
Elle en frémit rien que d’y penser. Si elle pouvait prendre ses distances avec Vander, elle retrouverait
son respect de soi. Elle n’était pas ainsi avec les autres hommes. Elle avait la certitude absolue que
jamais elle ne se serait conduite ainsi avec Edward. Ils auraient eu de l’affection l’un pour l’autre, et
leurs ébats auraient eu lieu sous les couvertures, comme il se doit. L’amour serait venu en temps et heure.
Elle l’aimait déjà un peu. Ou du moins lui était-elle sincèrement attachée.
— Duchesse !
Son mari semblait de plus en plus agacé. Mia se rembrunit. Vander devrait lui aussi endosser une part
de responsabilité. Après tout, il l’avait traitée comme une vulgaire gourgandine alors même qu’elle était
sa femme.
— Ouvrez cette porte ! ordonna-t-il en secouant le battant.
Il croyait vraiment que lui rugir après ferait une différence ? Il avait bien trop l’habitude de parvenir
à ses fins. Les femmes tombaient sans doute sous son charme depuis qu’il avait, disons… quatorze ans.
La porte tressauta de nouveau sur ses gonds et Vander se mit à fulminer, mais Mia avait cessé
d’écouter.
N’avait-il pas évoqué une course le lendemain ou le surlendemain ? Elle en éprouva un indicible
soulagement. Il serait bientôt parti.
Soudain, elle entendit la voix de Susan, puis celle de Vander qui lui ordonnait de descendre.
— C’est ma femme de chambre ! protesta Mia. Vous n’avez pas d’ordres à lui donner.
Un coup brutal ébranla la porte.
— Qu’est-ce qui vous prend ? hurla-t-elle. Cette porte a été importée de Venise !
— Et alors ?
Nouveau coup.
— Elle coûte sans doute le prix d’un toit de chaume entier ! Vous n’avez pas intérêt à la casser !
— Alors ouvrez-la ! Immédiatement !
— Je veux rester seule ! se rebella-t-elle. Est-ce si difficile à comprendre ? J’ai besoin de réfléchir.
— Ne réfléchissez pas, conseilla Vander, se radoucissant.
— Comment osez-vous ? Vous vous croyez donc en droit de régenter chaque instant de ma journée ?
— Je sais ce que vous pensez.
— Non, vous ne le savez pas.
— Vous pensez que je ne vous respecte pas.
— Ce n’est pas vrai.
Inutile de s’appesantir sur des vérités désagréables.
Le battant fut secoué de plus belle.
— Mia, si vous n’ouvrez pas cette porte, je la défonce.
— Oh, mais allez-vous-en ! Vous vous souciez comme d’une guigne de mes sentiments. Je suis
l’épouse que vous méprisez, vous avez oublié ?
— Je ne vous méprise pas.
Elle répondit par un juron qui n’avait encore jamais franchi ses lèvres. Plus elle y songeait, plus elle
trouvait que cet homme faisait ressortir ses pires défauts.
— Je ne vous méprise pas, répéta-t-il.
— Après ce que vous m’avez fait… et dit. Un homme ne traite une femme ainsi que s’il la méprise,
parvint-elle à répliquer d’une voix posée alors que les larmes affluaient de nouveau. Ou une femme qu’il
a payée.
— Cela suffit !
Vander lança un nouvel assaut contre la porte qui ploya dangereusement. Et soudain, le loquet céda
dans un grincement suraigu et vola à travers la pièce. Bouche bée devant le grand miroir qu’il venait de
briser, Mia regarda Vander, qui se tenait sur le seuil, si beau et farouche que son cœur se logea dans sa
gorge.
— Regardez ce que vous avez fait !
— Je déteste ces maudits miroirs, aboya-t-il. En fait, je déteste tout dans cette pièce.
Les bras toujours enroulés autour des genoux, Mia baissa la tête. Jamais Edward ne l’aurait traitée
comme une catin. Quand il l’embrassait, c’était avec respect. Une fois, il avait même déposé un baiser sur
son front sans raison.
Vander, lui, ne l’avait pas embrassée le jour de leur mariage, pas même quand le pasteur l’y avait
invité. Et depuis, ses baisers ressemblaient davantage à des invasions barbares qu’à des démonstrations
de tendresse respectueuse.
À présent, il se dressait au-dessus d’elle, aussi grand et massif qu’un chêne. Qu’il la tyrannise autant
qu’il le voulait, elle ne lèverait pas les yeux.
Vander s’accroupit devant elle.
— Je suis navré, duchesse. Je n’aurais pas dû vous tenir ces propos. C’était inadmissible.
— Oui, eh bien, je suis certaine que vous aviez vos raisons. Mais peu importe.
— Cela importe, au contraire. Parce que je vous ai blessée et que ce n’était nullement mon intention.
Elle releva la tête.
— Si, c’était votre intention. Personne ne tient de tels propos à moins de vouloir blesser
délibérément. Mais au moins vous avez dit la vérité. Et je préfère la vérité.
— Quelle vérité ?
Le duc semblait contrarié.
— Vous aviez raison. Je… je me suis comportée comme une catin, admit-elle d’une voix tremblante.
Catin était un mot tellement hideux ; jamais elle n’aurait imaginé l’appliquer un jour à sa propre
personne. Cela dit, jamais non plus elle ne se serait crue capable de se comporter de la sorte.
— J’ai lu dans votre regard que vous vouliez me blesser, alors n’essayez pas de m’insulter en
prétendant le contraire.
Il s’assit près d’elle.
— Je ne méritais pas ce traitement, poursuivit-elle, plus sûre d’elle. Vous ne m’avez pas dit une seule
chose gentille. Pas une seule. Si je ne me suis peut-être pas comportée comme une dame, vous ne vous
êtes pas non plus comporté en gentleman. Je pense qu’ils traitent les filles de joie avec un certain respect.
— Vous ne vous êtes pas comportée comme une fille de joie.
L’estomac de Mia se noua.
— Si, et vous n’y pouvez rien changer. Il y a en moi une facette que je méprise, mais je m’appliquerai
jusqu’à la fin de mes jours à dominer ces tendances répugnantes. J’en fais le serment.
Ce discours fit tiquer Vander. Puis il referma les mains sur les bras de Mia et la soulevant, la déposa
droit sur ses genoux.
Elle laissa échapper un cri d’orfraie.
— Lâchez-moi ! Ma petite taille ne vous autorise pas à me transporter sans cesse comme une poupée.
Cela dit, c’était agréable de se retrouver dans ses bras.
— Ce que nous avons fait n’avait rien de répugnant, déclara Vander d’un ton ferme. Vous êtes belle ;
et il n’y a rien de méprisable en vous.
Mia faillit ricaner, puis se souvint à temps qu’une dame ne ricanait pas.
— Je me suis comporté comme un goujat. C’est juste que coucher avec une femme ne provoque pas
un tel trouble en moi d’ordinaire.
— Coucher, répéta-t-elle avec amertume. Voilà qui impliquerait que nous soyons au moins arrivés
jusqu’à un lit. Je n’ai même pas été digne d’une paire de draps.
Il la secoua gentiment.
— J’étais sous le choc. Vous aussi, du reste. Sachez, duchesse, que je n’ai jamais été aussi fou d’une
femme. Jamais.
Le cœur de Mia fit un bond.
— En matière de raffinement, je suis un ignare. Je n’ai jamais pris la peine d’apprendre l’étiquette
des salles de bal et le reste. Mais jamais je n’avais été submergé par le désir au point de ne pouvoir
attendre d’arriver jusqu’à un lit. Vous avez fait de moi un dément. C’est la pure vérité, si vous vous
voulez savoir.
Un frisson involontaire parcourut Mia. Vander resserra son étreinte, attirant sa tête contre son épaule.
— Et en ce moment même, je suis encore en proie au même trouble, confessa-t-il d’une voix bourrue.
À peine vous ai-je honorée que j’ai envie de recommencer. Je pourrais le faire ici sur le sol, ou dans
cette baignoire. Dès que je vous vois, je n’ai qu’une obsession : vous chevaucher jusqu’à vous arracher
des cris de plaisir.
A ces mots, Mia eut l’impression de se liquéfier. Elle ne sut que répondre.
— Si vous pensez que je parle ainsi à toutes les femmes, vous vous trompez, continua Vander. Je ne
me pavane peut-être pas comme un courtisan, mais je suis un honnête homme. Il m’est arrivé de payer
pour mes plaisirs parce que je n’aime pas l’adultère et que je ne veux – ne voulais – pas me marier, j’ai
néanmoins toujours fait preuve de courtoisie. Jamais je ne me suis comporté comme un fou avant de vous
rencontrer.
Mia ferma les yeux. Elle ne savait plus que penser.
— Quatre nuits ne suffiront pas, déclara le duc, la voix rauque.
Elle avait du mal à suivre le fil de ses propos.
— Pardon ?
— C’est comme une sorte de folie érotique. À mon avis, reprit-il après une hésitation, cela finira par
me passer. Je ne veux pas que vous… tombiez de nouveau amoureuse de moi, parce qu’au bout du compte
je vous ferai souffrir.
— J’en doute fort, s’empressa-t-elle de le rassurer. Vous croyez que je pourrais aimer un homme qui
me traite avec pareil manque de respect ?
C’était un mensonge. Elle l’aimait tant que c’en était douloureux. Il ne devait toutefois pas le savoir.
Hors de question. Il s’en irait, et elle en serait anéantie. Mais du moins, s’il ignorait ses sentiments,
garderait-elle la tête haute.
Il lui caressa doucement le bras.
— Je sais que cela peut être difficile pour les femmes de laisser leurs sentiments à l’écart
lorsqu’elles font l’amour.
Avait-il pitié d’elle ? Une fois de plus ? Mia se redressa et le foudroya du regard.
— Vander, rien ne me fera tomber amoureuse de vous après l’histoire du poème chez le duc de
Villiers, et certainement pas votre attitude de ce matin.
— Tant mieux, se hâta-t-il d’approuver.
Elle devinait cependant qu’il se croyait tellement irrésistible qu’elle ne pourrait que s’enticher à
nouveau de lui.
— Amoureuse, je l’ai été, avoua-t-elle sans ciller.
— Je sais, murmura-t-il avant de lui frôler la lèvre inférieure du pouce. Vous l’avez encore mordue.
Elle a la couleur d’une fraise mûre.
— Pas de vous, enchaîna-t-elle, ignorant sa remarque. C’était une tocade stupide et je n’étais qu’une
jeune fille. Je vous connaissais à peine.
Le pouce de Vander s’immobilisa.
— Mon fiancé, Theodore Edward Braxton Reeve m’a courtisée durant un an et nous avons été fiancés
une année supplémentaire. Année au cours de laquelle je suis tombée amoureuse de lui.
Elle ne disait pas tout à fait la vérité, mais c’était sans importance.
Une ombre voila le regard de Vander.
— Êtes-vous toujours amoureuse de lui ?
Mia ne répondit pas. Cela ne le regardait pas et il n’apprécierait que trop sa réponse.
— Edward est brillant, séduisant et d’une grande gentillesse. Il est professeur à Oxford et connaît
votre ami Thorn. En fait, je crois que M. Dautry lui a acheté une machine.
— Le brevet d’une machine, rectifia Vander. Je me souviens maintenant que Reeve est l’inventeur
d’une presse à fabriquer le papier en continu. Thorn a fait fortune grâce à elle.
— Edward aussi, dit Mia non sans fierté, même si la fierté était le dernier sentiment qu’elle aurait dû
éprouver pour l’homme qui l’avait abandonnée.
La main de Vander glissa sur sa gorge en une caresse d’une indescriptible douceur.
— J’ai de plus en plus de mal à croire qu’il ait renoncé à vous épouser.
Quel était le pire ? De lui dire des horreurs, comme il l’avait fait ? Ou de l’éconduire, comme l’avait
fait Edward ? Mia s’éclaircit la voix.
— L’important, c’est que vous n’avez pas à craindre que je m’éprenne de vous juste parce que vous
m’avez fait l’amour contre le mur de l’écurie – si tant est que ce terme soit le bon.
— Ce n’est pas le bon.
Il se pencha et lui murmura un mot à l’oreille. Mia vira à l’écarlate.
— Vous ne devriez pas utiliser ce mot en ma présence, et encore moins me concernant.
— Cela fait partie de la folie qui s’empare de moi dès que vous êtes là, avoua Vander. J’ai envie de
vous, duchesse. Si désespérément qu’en ce moment même je n’arrive plus à penser de manière
rationnelle. Vous me dites que vous êtes encore amoureuse de la misérable fripouille à qui vous étiez
fiancée et j’en suis désolé. Il n’empêche que mon unique obsession est de m’allonger sur ce dallage et de
vous prendre à califourchon sur moi.
À califourchon sur lui ? Mia accorda un instant de réflexion à cette possibilité avant de revenir au
sujet en cours.
— Je vous ai convaincu, n’est-ce pas ? Aucun risque que je tombe amoureuse de vous.
— À cause de Reeve.
— Il m’a brisé le cœur.
Le pouce de Vander glissa le long du menton de Mia.
— Voilà des paroles que je déteste entendre, duchesse.
— Oui, eh bien…
Elle comprit soudain que ce qu’elle sentait sous son postérieur…
— Vous a-t-on déjà dit que vous aviez la croupe la plus voluptueuse de toute la chrétienté ? s’enquit-
il de sa belle voix grave.
— Non.
Elle se tortilla, histoire de voir l’étincelle de désir s’allumer dans son regard.
— Je commence à croire que vous n’avez aucune idée de l’effet que vous produisez sur les hommes.
Mia cessa son petit jeu.
— Pour la bonne raison que je n’en ai aucun. Et je ne veux pas de vos compliments insincères.
Elle s’éclaircit la voix.
— Ce… que nous avons fait tout à l’heure n’était pas digne d’une lady. Pourtant, c’était réel. Vos
propos à mon égard étaient certes blessants, mais la vérité est préférable à la flatterie hypocrite.
— Je vous aurais volontiers complimentée, sauf que j’arrivais à peine à respirer.
— Arrêtez.
— Quoi donc ?
— De tenter de faire de notre relation une espèce de romance. Ou de me flatter. Je sais parfaitement
ce que vous pensez de moi.
Il l’entoura à nouveau de ses bras.
— Comment pouvez-vous savoir ce que je pense de vous ?
Mia repoussa son bras et se leva. Elle devait lui mettre les points sur les i. Qu’il l’insulte était déjà
assez grave, mais ce serait pire s’il se mettait à lui susurrer des choses qu’il ne pensait pas. Son cœur
serait en danger, car elle pourrait commencer à le croire.
— Inutile de faire toute une histoire, lâcha-t-elle avec un grand sourire. Vous voyez ? Tout va bien. Je
ne pleure pas. Me flatter ne sert à rien.
Il se releva à son tour, dépliant son imposante silhouette.
— Je vais aller voir ce que devient Charlie, déclara Mia. Enfin, après m’être rafraîchie et avoir
changé de robe.
— Peut-être devrions-nous partager un lit afin de célébrer cette toute nouvelle trêve, suggéra Vander.
Mia avait l’impression d’avoir été mise en pièces, puis maladroitement reconstituée. Pas juste
physiquement. Elle secoua la tête.
Vander se rembrunit, comme s’il devinait à quel point elle était meurtrie. Elle se força à sourire.
— Si vous avez beaucoup, beaucoup de chance, je demanderai peut-être la deuxième nuit bientôt.
Il l’attira dans ses bras.
— J’amende notre accord.
— Oh ?
Mia se rendit compte qu’elle tremblait. Être blottie dans les bras de Vander, contre son torse musclé,
suffisait à lui donner envie de gémir.
— Quatre nuits par mois, décréta-t-il avant de lui mordiller le lobe de l’oreille.
— Pardon ?
— Ou, mieux, quatre nuits par semaine.
— Vous ne pouvez pas changer les termes du contrat quand cela vous chante.
— C’est moi qui fixe les règles, lui rappela-t-il. Vous aviez donné votre accord sans condition. En ce
qui vous concerne, ma lettre aurait tout aussi bien pu stipuler que vous deviez me rejoindre dans mon lit
sept nuits par semaine.
— Il est trop tard pour modifier un accord légal.
La bouche de Vander lui effleura de nouveau l’oreille et ses genoux faillirent se dérober sous elle.
— D’accord pour quatre nuits par an, mais avec en prime quatre après-midi par semaine. À compter
d’aujourd’hui.
— Je ne crois pas…
La soulevant contre lui d’un mouvement fluide qui semblait chez lui une seconde nature, Vander la fit
taire d’un baiser.
— Duchesse, articula-t-il d’une voix de velours quand il releva la tête.
Elle se mordit la lèvre.
— Non ?
— Je suis… un peu sensible, confessa-t-elle.
Il la serra davantage contre lui.
— Je suis un animal. Désolé, duchesse.
Mia commençait à apprécier qu’il l’appelle ainsi, même si elle savait que c’était une façon de la tenir
à distance. Elle ne comptait pas parmi ses amis ; sinon, il l’appellerait Mia.
Il n’empêche qu’elle aimait être appelée duchesse. Sa duchesse.
— Cela ne m’a pas dérangée outre mesure, murmura-t-elle.
D’un coup de langue d’une infinie délicatesse, elle caressa le creux à la base de la gorge. Il laissa
échapper un grognement étranglé.
— Bien. Peut-être dans quelques jours alors. Je vais aux écuries.
Elle embrassa la petite surface de peau humide de son cou. Il avait un goût de sueur mêlée de désir.
— À votre avis, pourrions-nous renégocier votre interdiction d’être touchée ici ? s’enquit-il, posant
l’index sur sa clavicule avant de glisser plus bas.
— Non, répondit Mia sans hésitation.
Il la laissa glisser le long de son corps pour la déposer sur le sol.
— Pourquoi ? insista-t-il.
— Je vous l’ai déjà dit.
Le regard torride dont il la couva lui incendia les sens.
— Vous allez devoir me le répéter.
Elle ne tenait pas à parler de sa poitrine. De toute façon, son interdiction n’avait freiné ses ardeurs ni
la veille ni aujourd’hui. De toute évidence, ses seins ne jouaient pas un grand rôle dans sa conception de
leurs ébats conjugaux.
— Je préférerais m’abstenir, dit-elle en regagnant sa chambre.
Elle tira le cordon de la sonnette. Le temps que Susan passe la tête dans l’embrasure, Mia avait réussi
à ôter sa robe. Elle découvrit, consternée, que le dos était maculé de traînées brunâtres. Sans doute du
bois pourri.
— Ces taches ne partiront pas, l’avertit sa femme de chambre avec un sourire entendu. Le tissu
bouloche déjà. Je la donnerai à la gouvernante ; elle en fera des chiffons. Puis-je vous demander si vous
avez eu un accident, milady ?
— Je vous en prie, ne me posez pas de questions, répondit Mia. Que puis-je mettre ? Je n’ai pas une
seule robe qui ne soit noire ou grise. Cela dit, personne ne se soucie de ce que je porte.
— Vous vous trompez, croyez-moi. Tout le monde dans cette maison considère votre époux comme le
personnage le plus important du pays après le roi.
Susan ouvrit la grande armoire, passa les toilettes en revue, puis sortit la robe améthyste que Mia
avait portée pour la dernière fois deux ans plus tôt.
— Celle-ci fera l’affaire. Elle sera un peu large à la taille, mais cela devrait aller jusqu’à l’arrivée
de Mme Dubois, demain matin. Ou peut-être même cet après-midi.
— La couturière ? s’enquit Mia sans enthousiasme.
Les modistes promettaient toujours monts et merveilles, et elle finissait toujours par avoir l’allure
d’un pot à tabac avec de gros seins.
— Mme Dubois travaille pour les femmes les plus élégantes de la haute société, expliqua Susan. Et
pour d’autres, ajouta-t-elle à voix basse. Elle a travaillé pour Maria Fitzherbert, et vous savez ce qu’on
dit d’elle.
— Qu’elle a attiré le regard du prince. Mais, Susan…
— Maria Fitzherbert est aussi petite que vous. Plus même. Minuscule ! J’ai demandé à Madame
d’apporter toutes les toilettes qu’elle a créées pour ses clientes de petit gabarit. Je lui ai promis que le
duc paierait le triple du tarif habituel pour des robes déjà cousues.
Mia soupira. Le pauvre Vander avait été contraint au mariage ; le moins qu’elle pût faire, c’était de ne
pas lui coûter trop cher.
— Votre garde-robe doit refléter votre rang, déclara Susan.
Si elle devait être duchesse plus de six mois, elle avait sans doute raison.
— Fort bien, céda Mia, résignée.
Sa femme de chambre haussa les sourcils, pleine d’espoir.
— Cela signifie-t-il que vous acceptez des décolletés un peu plongeants ?
— Oui, répondit Mia. Si j’y suis obligée. Peut-être uniquement le soir.
— À moins que vous vouliez ressembler à une vieille fille feignant d’être une jeune duchesse, vous y
êtes obligée. À Carrington House, je n’ai rien dit parce que vous assistiez rarement à des événements
mondains. Mais à partir de maintenant ce sera différent.
— Je ne veux pas porter ce genre de robe tous les jours, protesta Mia. Seulement si je dois faire une
apparition en tant que duchesse.
Susan croisa les bras.
— M. Dautry et lady Xenobia vivent à moins de deux heures d’ici, et le valet de Sa Grâce m’a dit
qu’ils venaient souvent en visite. Votre apparence dépend de moi et je n’ose imaginer ce que la femme de
chambre de lady Xenobia dirait de votre garde-robe. Je n’oserai pas la regarder en face si vos toilettes
ne sont pas à la mode. Le soir comme dans la journée.
Mia savait quand elle avait perdu la partie.
Elle finirait sans doute avec une collection de robes dont le décolleté lui descendrait jusqu’au
nombril. Elle imaginait déjà l’étincelle dans le regard de Vander…
25
NOTES COM PLéM ENTAIRES SUR P LUM CASTLE
— Avec duplicité, le vil lord Plum a jeté le trouble dans les sentiments de Flora en la couvrant de compliments et de
cadeaux. Il abreuve d’insultes l’homme qui l’a éconduite.
— Et si Frédéric se retrouvait par hasard au château et était invité à dîner pour faire la connaissance de la fiancée de lord
Plum : Flora !
« Le comte Frédéric fut épouvanté de découvrir que la charmante, modeste et timide ingénue au cœur pur qu’il avait
abandonnée le jour des noces était devenue une jeune élégante resplendissante de joyaux, maîtrisant à la perfection l’art de se
parer. »
— Aujourd’hui teint diaphane, trop chétive pour être vraiment belle.
— Je ne supporte pas d’y penser ! s’écria lady Ryldon avec humeur. Maurice doit l’épouser. Nous
sommes à la dernière extrémité. S’il échoue, nous serons tous ruinés !
— Comment diable a-t-elle fait pour avoir pareille dot ? Je connaissais sa mère, une femme
méritante, quoique sans fortune.
— D’après ce que j’ai compris, lord Mortimer l’a aperçue dans la rue et l’a couchée sur son
testament. Voilà qui est très curieux, je trouve ; tout le monde dit qu’elle doit être sa fille naturelle.
Son amie en fut stupéfaite.
— Absolument pas ! Je connaissais bien sa mère avant qu’elle ne soit déshéritée par son père, le
comte.
Un rire cristallin les interrompit.
— La voilà ! murmura lady Ryldon. À présent, ma chère, vous devez vous assurer que cette petite
dinde épouse mon fils. Nos vies – ou du moins notre cave à vin – en dépendent !
Vander fixa la page non sans perplexité. Elle ne semblait pas correspondre à l’intrigue dont il
entendait discuter à la table du dîner. Qui était lady Ryldon ? Le plateau du secrétaire était entièrement
couvert de feuilles dont chacune arborait des bribes de dialogues ou une liste de notes. Il en prit une
autre.
— Dans l’intervalle, dit le comte Frédéric avec un salut poli, puis-je ne pas vous embrasser ?
— Mais je vous en prie ! s’exclama Flora qui lui jeta un regard énamouré par-dessus son épaule
avec un gloussement ensorcelant. Je n’aime pas les baisers.
— Laissez-moi vous faire changer d’avis.
Son expression n’avait rien de joyeuse. En fait, l’air tout entier vibrait d’une solennité…
Manque de chance, le texte s’arrêtait au moment précis où il devenait intéressant. Vander farfouilla
sur le bureau, essayant en vain de localiser la suite. Puis il prit la plume de Mia, raya une demi-ligne et
griffonna une rectification.
Quelle belle ineptie. Ce goujat l’a abandonnée ! Elle devrait le traiter comme l’idiot qu’il est.
Signé Vander.
La porte s’ouvrit. Il posa la plume en hâte et se retourna. C’était Mia, bien sûr. Elle le dévisagea, la
mine soupçonneuse.
— Que faites-vous là ?
— Je lisais vos mémoires, répondit-il en s’avançant vers elle, l’air innocent. Je n’imaginais pas que
votre vie avait été si captivante avant que vous ne m’épousiez.
— Taisez-vous ! s’exclama-t-elle en rosissant. Quelle ignominie de regarder mon manuscrit sans
m’avoir demandé l’autorisation.
— Je trouve que vous devriez l’épicer un peu.
— L’épicer ?
— Eh bien, quel genre d’homme dirait « puis-je ne pas vous embrasser » ?
— Mon héros, Frédéric, est d’une extrême courtoisie.
— C’est un âne bâté de première, oui. Qui voudrait embrasser un tel ballot ? Pas votre héroïne, à
l’évidence, puisqu’elle invente cet énorme mensonge, et prétend qu’elle n’aime pas les baisers.
— Frédéric est un parfait gentleman, répliqua Mia, sur la défensive.
— Et pas moi ? riposta Vander, le sourire aux lèvres, avant d’enchaîner : Que diable faisiez-vous ? Je
vous ai cherchée dans toute la maison.
— Je lisais, avoua-t-elle, l’air presque coupable. Ces deux derniers jours, je n’ai pas réussi à lâcher
les œuvres de Mlle Julia Quiplet alors que j’ai mon propre roman à écrire. Vous vouliez quelque chose,
duc ?
Vander eut l’air insulté.
— Duc ? Nous sommes intimes, tout de même.
Mia ne put s’empêcher d’être irritée. Comment était-elle censée deviner quel degré d’intimité Vander
jugeait approprié à un moment donné ? Après tout, il l’appelait toujours « duchesse ». Elle préféra éluder
la question.
— Je vous croyais aux écuries. Tout se passe bien avec Charlie ?
— Je lui ai demandé de panser les chevaux. Si cela ne tenait qu’à lui, il monterait à longueur de
journée, j’ai toutefois décidé que sa jambe en avait assez supporté.
— Peut-être devrais-je vérifier ses progrès, suggéra Mia.
Vander avait dans le regard cette lueur qu’elle reconnaissait déjà, alors même qu’ils n’étaient mariés
que depuis quelques jours.
Mais on était en plein jour. Les domestiques vaquaient à leurs occupations.
— Vous ne manquerez pas à Charlie, assura Vander qui la rejoignit d’une enjambée et l’attira dans ses
bras.
Mia dut admettre que son baiser était une pure félicité. Elle en lâcha le roman de Mlle Quiplet.
Ces deux derniers jours, elle avait fait de son mieux pour ignorer Vander au dîner, parce que chaque
fois qu’elle croisait son regard, elle sentait le rouge lui monter aux joues. Elle lisait tard le soir, pourtant,
pas une seule fois il n’avait frappé à sa porte.
Seul le désir brut qu’elle lisait dans ses yeux lorsqu’ils se croisaient dans la maison la préservait du
désespoir. Elle n’était donc pas seule à être balayée par ces impérieuses lames de fond.
À présent, elle laissait libre cours à sa fougue. Et ne reprit ses esprits qu’en réalisant que son mari la
poussait discrètement vers l’énorme lit dans lequel la reine Elizabeth en personne aurait dormi.
— Non, protesta-t-elle en se dégageant. Pas ici…
— Pourquoi ?
Le regard ardent de Vander la fit frissonner de désir.
— Nous devrions restreindre nos ébats à des lieux et des moments appropriés, à savoir notre
chambre, la nuit.
— Cette chambre n’a rien d’une écurie. C’est sans aucun doute la plus belle de la maison.
— C’est mon bureau et, de surcroît, nous sommes au beau milieu de la journée…
En guise de réponse, Vander bascula avec elle sur le lit.
— Je suis sérieuse ! s’écria-t-elle. Ce n’est pas convenable !
Posant les mains de part et d’autre de sa tête, Vander lui caressa les lèvres de la langue.
— Je m’en moque comme d’une guigne.
Elle le repoussa.
— Moi, pas. Je n’ai aucune envie de me faire de nouveau traiter de « goulue ». Juste pour que ce soit
clair entre nous, je ne vous demande pas d’ébats, qui sont censés avoir lieu uniquement la nuit.
Il la gratifia d’un regard noir qui, pensait-il, suffirait à ébranler sa détermination vu qu’il avait
terrifié des voleurs de chevaux par le passé.
— Je ne veux plus que vous me disiez des choses déplaisantes, poursuivit-elle. Si je ne me comporte
pas comme une catin, je ne peux être étiquetée ainsi. S’il vous plaît, Vander, laissez-moi m’asseoir. Je
dois aller voir Charlie.
— Je ne vous dirai plus jamais la moindre chose déplaisante, promit-il d’une voix rauque, avant de
frôler ses lèvres des siennes.
Elle dut avoir l’air sceptique, car il se sentit obligé d’expliquer :
— J’ai dit ces choses par peur. Je vous désire plus qu’il n’est bon pour mon amour-propre.
Sacrebleu, duchesse, j’irais à pied à Londres pour un seul de vos baisers.
— Mon amour-propre compte tout autant, fit-elle remarquer. Je n’ai aucune envie de devenir le genre
de femme dont le mari s’imagine qu’il peut… la trousser quand et où il veut.
— Pas même dans le lit de la reine Elizabeth ? Une reine, Mia !
Lentement il pressa son corps sur elle. De tout son poids. La sensation était si délicieuse qu’elle
laissa échapper un gémissement. Le regard luisant, il remonta une main calleuse le long de sa jambe.
— Je ne crois pas…
— Chut, la coupa-t-il, avant de s’emparer de ses lèvres.
Du bout des doigts, il lui taquina l’intérieur de la cuisse. Quand sa bouche s’aventura sur sa
pommette, Mia réalisa qu’elle avait abandonné tout contrôle. Une fois de plus.
Les doigts de Vander poursuivirent leur ascension et, d’instinct, elle creusa les reins.
— Ce n’est… pas bien. Pourrions… être vus. Pas… pas mariés. Je veux dire… il fait encore jour,
débita-t-elle d’une voix hachée, telle une stupide débutante qu’on présente à la reine.
— Nous sommes mariés, lui rappela Vander, dont les caresses se faisaient plus précises.
Ses doigts plongèrent dans sa douce moiteur, et le rythme qu’il leur imprima la fit trembler de la tête
aux pieds. Soudain, il cessa sa caresse.
— Vous souhaitez vraiment que j’arrête ? s’enquit-il.
Elle enfonça les ongles dans son avant-bras.
— Non.
— Il fait encore jour, fit-il remarquer.
Sans préambule, il reprit sa délicieuse torture. Elle s’arqua vers lui avec un petit cri.
— Mia, lui souffla-t-il à l’oreille, je veux vous faire l’amour.
— Oui, lâcha-t-elle, haletante.
— Je veux vous voir nue.
Elle se pétrifia.
— Non.
L’esprit de Mia s’éclaircit brutalement. Jamais elle ne prendrait son plaisir dans ces circonstances.
Surtout en plein jour. Elle repoussa sa main et commença à regagner le bord du lit.
— Où croyez-vous donc aller ? maugréa Vander en la rattrapant.
— Nous ne pouvons nous comporter ainsi.
Il la laissa aller. Elle se redressa en position assise, arrangea ses jupes. Mais lorsqu’elle leva les
yeux vers lui, son cœur sombra. L’expression de l’homme qui lui faisait face était indubitablement celle
de quelqu’un qui n’avait jamais entendu le mot « non ». Enfin, sauf quand il tentait de refuser sa
proposition de mariage – sans doute la première fois de sa vie qu’on le contrariait.
Ce serait la deuxième. La perspective de se déshabiller en plein jour l’emplissait d’horreur. Vander
verrait la moindre courbe, la moindre fossette. Si elle avait épousé un homme d’apparence ordinaire,
peut-être l’aurait-elle envisagé, hélas, vu leurs différences physiques, c’était tout bonnement
inconcevable.
Il était l’incarnation de ses héros de fiction – hormis le fait qu’il n’était pas fou amoureux d’elle, ni
galant, ni attentionné, ni même civilisé.
Levant le menton, elle déclara d’un ton sans réplique :
— Je ne suis pas le genre de femme qui aime être dévêtue.
— Pourquoi diable ?
— Les femmes sont très soucieuses de leur intimité. Elles sont chastes.
— Vous n’êtes pas chaste. Ce n’est pas ce que je voulais dire, s’empressa-t-il d’ajouter comme elle
tressaillait.
— N’insistez pas, je ne changerai pas d’avis.
— Duchesse.
— Oui ?
Le visage de marbre, Vander lâcha :
— J’ai la ferme intention de vous voir en tenue d’Eve. Et de vous faire l’amour. Je suis las de devoir
sans cesse repousser vos jupes.
— Vous avez bien trop l’habitude de parvenir à vos fins, répliqua-t-elle. Vous a-t-on déjà refusé quoi
que ce soit de votre vie ?
Ignorant cette question, il se leva.
— Je vais ôter mes vêtements. Préparez-vous.
— Si je dois me dévêtir, cela gâchera tout, expliqua-t-elle, gauchement. La nudité me met mal à
l’aise.
Vander fronça les sourcils.
— Pourquoi ? Vous avez une cicatrice, duchesse ? Je m’en moque éperdument.
— Non, ce n’est pas cela. Pourriez-vous repousser ce projet à ce soir, dans l’intimité de votre
chambre ?
En guise de réponse, Vander arracha sa redingote. Le pouls de Mia s’emballa. Ensuite, ce fut au tour
du gilet. Cela lui rappela le jour où il avait demandé qu’elle l’inspecte sous tous les angles avant de
l’acheter. À peine deux semaines plus tôt. Comment était-ce possible ?
Le soleil de la fin d’après-midi entrait à flots par les fenêtres, accrochant des reflets cuivrés sur la
peau de Vander. Sa chemise vola à travers la pièce. Son corps était bardé de muscles, et Mia sentit ses
doigts la démanger.
Lorsqu’il se pencha pour ôter ses bottes, elle s’affola. S’il la forçait à se dévêtir, elle défaillirait de
pure humiliation. Profitant de ce qu’il était occupé avec ses bottes, elle se dirigea vers la porte.
Il l’atteignit avant elle.
— Ce n’est pas une bonne idée, déclara-t-elle. C’est une attitude tout à fait inconvenante qu’aucune…
lady ne saurait tolérer.
Un mélange de cuir et d’épices lui caressa les narines. Les genoux en guimauve, elle s’efforça
d’afficher une expression d’autant plus féroce.
Vander s’adossa à la porte et, un sourire conquérant aux lèvres, coinça les pouces dans la ceinture de
ses pantalons.
— Non ! s’écria-t-elle.
Bien entendu, il l’ignora. Pantalons et caleçon glissèrent le long de ses cuisses vigoureuses d’homme
habitué à chevaucher des montures indociles. Mia laissa échapper un soupir tremblant tout en suivant du
regard la fine ligne de poils qui descendait le long de son abdomen jusqu’à…
Enfin… plus bas.
Seigneur, pas étonnant qu’elle ait eu mal. La virilité de cet homme était beaucoup trop imposante.
Il écarta ses vêtements d’un coup de pied et se planta devant elle, détendu, comme s’il avait
l’habitude de se tenir nu dans un rayon de soleil.
— Alors, duchesse, je vous plais ?
Il l’observait, les paupières mi-closes, comme s’il ne savait pas pertinemment que le désir pulsait en
elle, qu’elle mourait d’envie de le toucher, de se tortiller contre lui, de l’attirer dans le lit…
Elle s’éclaircit la voix.
— Vous êtes présentable, comme, j’en suis sûre, on vous le dit chaque jour depuis votre naissance.
— Mon rayon de lune répond-il à vos attentes ?
À en juger par son sourire triomphal, il était persuadé de sa magnificence.
— Oublierez-vous un jour ce stupide poème ?
— J’en doute, répondit-il, et son sourire s’élargit. Je suis le seul dans mon cercle d’amis qui a eu
droit à une ode à sa queue.
Mia pesta intérieurement. Inutile d’essayer de lui enseigner l’art de la métaphore littéraire.
— Je meurs d’impatience de lire vos romans, ajouta-t-il.
— Il n’est nulle part question de rayons de lune dans mes livres !
Il haussa les épaules.
— À votre tour de vous déshabiller.
— Comme je vous l’ai dit, l’idée de me dévêtir en plein jour me perturbe.
Elle s’approcha de lui, promena la main sur son torse.
— Cela ne suffit-il pas ?
— Loin de là, objecta-t-il.
Il lui prit toutefois la main et la posa sur son sexe érigé. D’instinct, les doigts de Mia se refermèrent
dessus. À sa grande joie, Vander frissonna visiblement, puis, lui encadrant le visage de ses mains, il lui
effleura les lèvres d’un baiser. Elle resserra son étreinte juste un peu. Le regard de Vander se voila et un
grondement lui échappa avant qu’il reprenne sa bouche avec fièvre.
Dans un recoin de sa tête, Mia commença à perdre son sang-froid. Et si Vander ne la désirait plus une
fois ses seins libérés du corset ? Si elle les détestait, pourquoi les aimerait-il ?
Lui empoignant les fesses, il la plaqua contre lui.
— Je veux caresser à pleines mains vos seins divins, grogna-t-il contre ses lèvres, y enfouir mon
visage, sucer vos jolis petits tétons…
Oh, Seigneur !
Elle allait devoir le laisser faire. Ou invoquer la clause des Quatre Nuits.
— Je vous en supplie, l’implora-t-elle, au désespoir, ne pourrions-nous attendre jusqu’à ce soir ?
Il se frotta contre elle, le souffle court.
— Je vous donne l’impression de pouvoir attendre jusqu’à ce soir ?
Mia avait la tête qui tournait. Peut-être devait-elle en finir. Si elle ne regardait pas son visage, elle ne
saurait pas ce qu’il pensait. Ne pas savoir valait-il mieux que l’inverse ?
Oui. Indéniablement.
Déjà Vander déboutonnait sa robe dans le dos, puis il perdit patience et arracha les derniers boutons.
Comme dans un brouillard, Mia le laissa la débarrasser de sa robe.
Il recula d’un pas.
— Duchesse, le corset que vous portiez l’autre soir était impressionnant, mais je dois avouer que
celui-ci ressemble ni plus ni moins à une cage en acier destinée aux fauves.
Ledit corset comportait un grand nombre de baleines chargées d’affiner sa silhouette. Vander le lui
ôta, et les œillets métalliques tintèrent lorsqu’il tomba lourdement sur le parquet.
Il ne lui restait plus que sa chemise de batiste.
26
NOTES SUR LA NOUVELLE GARDE-ROBE DE FLORA
Flora mortifiée d’apprendre que la couturière la trouve osseuse.
— Les Fanfreluches comme l’Apparence n’ont aucune importance, rétorqua la jeune lady.
— Pas pour les hommes, marmonna la Française à cause des épingles coincées entre ses lèvres.
Flora savait qu’aucun homme de valeur ne prendrait de telles inepties au sérieux. Toutefois…
— Pourriez-vous améliorer le corsage de cette robe ? implora-t-elle.
La mousseline blanche plissée ne laissait aucun doute sur le fait que Flora était très peu pourvue en atouts féminins.
— On ne peut pas faire un épervier d’une buse, grommela la couturière.
— Cela fonctionne-t-il ? Probablement pas.
Mais le changement est intéressant. Les hommes aiment-ils vraiment les seins plantureux ?
Vander dut faire appel à tout son sang-froid pour ne pas se jeter sur Mia. Son épouse était blanche
comme un linge et tremblait visiblement ; elle dénoua pourtant le ruban de sa chemise. Les paupières
closes, elle la fit glisser le long de ses épaules.
Mourant d’envie de la toucher, Vander réprima un grognement très peu ducal.
La chemise blanche descendit plus bas, révélant des seins encore plus beaux qu’il n’aurait osé
l’imaginer : rebondis et lisses, avec des mamelons pareils à des cerises mûres.
Mia se tortilla et la chemise tomba sur le sol après s’être accrochée un instant à ses hanches. Voilà,
elle était dans le plus simple appareil.
Son épouse.
Sa duchesse.
— Nom de nom, lâcha Vander d’une voix enrouée, à court de mots.
Mia leva les yeux au ciel.
— Inutile de m’adresser des compliments aussi extravagants.
— Vous êtes sublime, duchesse.
Il vit qu’elle réfléchissait à ce commentaire. Toutefois le désir fut le plus fort ; incapable d’attendre
que ses paroles apaisent ses craintes, il la souleva dans ses bras, et l’étendit sur le lit avant de s’allonger
à ses côtés.
— Puis-je toucher ?
— Non.
Il n’insista pas, laissa sa main remonter le long de sa cuisse, jusqu’à son intimité. Elle était déjà
humide de désir, et gémit dès que ses doigts la fouaillèrent.
Au comble de l’excitation, il roula sur elle, s’insinua entre ses cuisses et entra en elle d’un puissant
coup de reins. Ni préliminaires ni tendres cajoleries – juste un vigoureux va-et-vient qui la transportait à
toute allure sur la crête d’une vague de volupté indicible.
Comme elle ne lui en avait pas donné la permission, il se força à garder les mains à l’écart de son
buste, mais cette retenue ne fit qu’accroître sa fougue.
S’appuyant de part et d’autre des épaules de Mia, il avait le visage juste au-dessus de ses seins. Il
aurait juré que les pointes se dressaient davantage chaque fois qu’il les regardait.
La tête de lit cognait contre le mur, encore et encore. Et Mia accueillait chaque assaut avec une égale
ivresse, tout en caressant Vander fébrilement : dos, fesses, cuisses.
Il s’immobilisa soudain.
— Je peux toucher vos seins, à présent ?
— Non !
— Vous allez adorer, promit-il.
Sans prévenir, il bascula sur le dos, entraînant Mia avec lui si bien qu’elle se retrouva à califourchon
sur lui. Baissant les yeux, elle vit ses seins saillir tels deux énormes globes. Elle sortit aussitôt de sa
transe.
— Regardez-moi, lui ordonna Vander.
Elle s’exécuta à contrecœur. Il affichait une expression… extatique.
— Vos seins sont parfaits, articula-t-il. Voluptueux, généreux. Et vos tétons sont comme des fruits qui
n’attendent que ma bouche. Je ne touche pas, n’ayez crainte. J’ai toutefois l’intention de les embrasser.
Avant que Mia ait pu l’en empêcher, la bouche de Vander se referma sur la pointe d’un sein. Elle
passa sans transition d’une appréhension quelque peu honteuse à un déferlement de sensations si intenses
que ses muscles intimes se contractèrent involontairement, arrachant un gémissement à Vander.
L’empoignant aux hanches, il reprit son va-et-vient enivrant. Avec chaque succion, un torrent de lave
s’écoulait en elle. Elle brûlait, elle allait exploser…
Entre deux baisers, Vander lui disait avec ferveur ce qu’il pensait de ses seins, de son corps…
Et elle le croyait. Et quand elle bascula dans l’extase, le corps secoué de spasmes, rien n’aurait pu lui
paraître plus légitime.
Elle l’aimait.
Jamais elle n’avait cessé de l’aimer.
L’affection qu’Edward et elle partageaient n’avait rien à voir avec l’amour. Un don total et éperdu,
voilà ce qu’était le véritable amour.
— Vander ! cria-t-elle, sur le point de lui avouer ses sentiments.
Mais il n’entendait plus rien. Il roula de nouveau sur elle. Ses coups de reins se firent plus
frénétiques, et il chavira à son tour, la propulsant de plus belle au septième ciel.
Dans le cocon de félicité suprême qui les enveloppait, il n’y avait plus ni Vander ni Mia : juste deux
corps unis, haletant de concert, au rythme d’une chorégraphie primale aussi ancienne que la terre elle-
même.
Quand Vander se retira doucement, ni l’un ni l’autre ne dit un mot. Il attira Mia contre lui. Hébétée,
elle se blottit au creux de son épaule.
Elle s’était donnée tout entière, corps et âme. Et lui s’était offert à elle de la même manière.
Leur mariage venait d’être consommé.
27
La suite ducale ne fut pas prête à partir dans l’heure ; du moins pas les maîtres de maison, toujours
dans leur chambre et que personne n’osait déranger.
Mais deux heures plus tard, le manoir et les écuries bruissaient d’animation. Charlie était tout excité à
l’idée d’assister à sa première course. La laisse de Dobbie était attachée à sa béquille et tous deux
tournaient en rond devant la maison. Chuffy aussi était descendu à une heure inhabituellement matinale,
resplendissant en redingote jaune safran et pantalons fauves.
Outre Jafir, les Écuries Pindar faisaient courir deux hongres et une pouliche. Les palefreniers
s’affairaient, les bras chargés ; les jockeys faisaient les cent pas, se tapotant la cuisse avec leurs
cravaches.
Toute cette agitation donnait presque le vertige à Mia. Vander, lui, affichait un calme olympien – l’œil
du cyclone autour duquel gravitaient domestiques, garçons d’écurie et jockeys. Jafir renâclait dans son
van jusqu’à ce que Mia et Charlie le rejoignent.
Mia s’adossa à la voiture et Charlie s’assit à l’arrière pour reposer sa jambe. Aussitôt, le pur-sang se
calma et regarda alentour, alerte et intéressé.
— Il va y arriver, déclara Mulberry qui s’était arrêté près d’eux. Si Votre Grâce m’avait dit il y a une
semaine que Jafir tolérerait un enfant auprès de lui, j’aurais cru à une bonne blague, si vous voulez bien
me pardonner ce langage.
Charlie avait apporté un petit carnet dans lequel il notait tout ce qu’il entendait sur les chevaux parce
que, avait-il expliqué à Mia, il avait l’intention d’entraîner les meilleurs chevaux de course d’Angleterre
un jour. Comme le duc !
Comme en réponse aux propos de Mulberry, Jafir baissa la tête et renifla les cheveux de Charlie.
— Jafir a adopté mon neveu, déclara Mia, non sans fierté.
— Exact, confirma Mulberry qui flatta l’encolure du cheval. Votre Grâce et M. Charles sont sa
famille. Je ne serais pas du tout surpris qu’il remporte la course, ce soir. Désormais, il a le cœur à la
victoire.
Avec sa robe luisante, l’alezan ressemblait à un roi parmi ses congénères, un coursier d’exception
capable de chevaucher le vent.
À leur arrivée à l’hippodrome de Nestleford, Vander accompagna Mia et Charlie à sa loge – avec un
valet – et les y laissa.
— Thorn et India ne vont pas tarder, les prévint-il.
Mia trouvait son attitude un peu étrange, mais elle mit cela sur le compte de la course, qui le rendait
sans doute nerveux. Même s’il n’affichait aucun signe manifeste d’appréhension, il avait payé bien plus
pour Jafir que quiconque pour n’importe quel autre cheval dans toute l’Angleterre. Il était normal qu’il
ressente une certaine tension.
Les journalistes de toutes les gazettes du royaume, y compris le Sporting News, arpentaient le champ
de courses d’un pas fébrile. Mia n’entendait parler que de Jafir. Penchés par-dessus la balustrade de leur
loge, Chuffy et Charlie espionnaient les conversations des passants.
Mia arborait une robe neuve. Dieu merci, sa poitrine était assez couverte. Elle portait en outre un
châle et son corset le plus résistant, et se trouvait plutôt en beauté. Même si, pour être honnête, elle devait
moins sa toute nouvelle assurance à sa robe qu’aux compliments francs et directs dont son mari l’avait
abreuvée ces jours derniers. Si les remarques de Vander n’avaient rien à voir avec les élégantes formules
de son héros, Frédéric, elles n’en demeuraient pas moins d’une touchante sincérité.
Sa flûte de champagne à la main, elle souriait à la pensée de certains propos particulièrement osés
quand le valet lui tendit la carte de M. Tobias Dautry. Un instant plus tard, le domestique ouvrait la porte
de la loge.
— M. Dautry, lady Xenobia India Dautry, Mlle Dautry, annonça-t-il aussi cérémonieusement que dans
un grand salon.
Mia posa son verre et se leva pour les accueillir. Thorn, dont elle ignorait qu’il avait une fille,
poussa devant lui une fillette à la mine solennelle, un livre dans une main et une poupée dans l’autre.
Charlie se retourna, et Mia le vit tiquer à la vue de la petite. Les contacts, certes limités, qu’il avait
eus avec les enfants s’étaient révélés invariablement déplaisants. Il s’avança pourtant vers elle et se
comporta avec une courtoisie qui dissimulait sa gêne. Il parvint même à saluer sans tomber à la renverse,
un talent que Vander avait dû lui enseigner.
Mia n’avait pas revu Thorn ou India depuis le mariage, mais aujourd’hui la situation lui semblait
différente. Certes, à leurs yeux, elle demeurait la femme qui avait fait chanter Vander, pourtant elle-même
ne se considérait plus ainsi. Comment le pourrait-elle alors qu’il lui faisait l’amour avec tant de passion
et l’avait réveillée le matin même en lui avouant que sur le chemin des écuries, il avait oublié quelque
chose ? Il s’avéra qu’il s’agissait d’un baiser – un baiser qui s’était transformé en ébats si tendres et si
ardents qu’elle avait ensuite versé quelques larmes de pure allégresse.
Thorn et Chuffy s’en allèrent : Chuffy pour faire ses paris, Thorn pour retrouver Vander et voir
comment allait Jafir. Il promit de revenir chercher Mia si « son » étalon avait besoin de son apaisante
présence. Charlie regagna sa place à l’avant de la loge en clopinant. Rose posa son livre, garda sa
poupée, et le suivit. Lady Xenobia et Mia s’assirent et se lancèrent dans une conversation un peu gauche
au sujet des enfants.
Il se trouva qu’India – comme elle souhaitait qu’on l’appelle – était aussi nerveuse de les faire se
rencontrer.
— Rose n’a eu que peu de contacts avec des enfants de son âge, expliqua-t-elle. Elle a une éducation
un peu inhabituelle.
— Charlie aussi n’a rencontré que très peu d’enfants.
— Pourquoi prend-il des notes ?
Mia sourit.
— Vander lui a suggéré de se rendre utile en écrivant tous les potins qu’il entendait. Vander
plaisantait à demi, mais Charlie l’a pris au mot. La manœuvre s’est révélée brillante : Charlie est mal à
l’aise en public, dans une foule de surcroît, cependant, avec cette tâche qu’on lui a confiée, il en a oublié
sa méfiance.
— Si je me fie à ce que mon mari m’a dit, c’était pour Charlie qu’il vous fallait épouser Vander.
— En effet, répondit Mia après une hésitation. J’ai suggéré une union temporaire, mais le duc était
réticent à l’idée de devoir se chercher une autre épouse. Alors me voilà.
India arqua un sourcil.
— Ce sont ses propres paroles ?
— Eh bien… oui.
— Dieu que les hommes sont idiots, soupira India. Vous vous rendez compte que si Vander ne
souhaitait pas demeurer marié avec vous, votre union serait en voie de dissolution, n’est-ce pas ? Il n’a
pas autorisé mon mari à entreprendre quoi que ce soit pour empêcher votre mariage et, croyez-moi, Thorn
aurait trouvé une solution si Vander le lui avait demandé.
— Il ne voulait pas perdre son duché, précisa Mia. À vrai dire, je crois qu’il redoute davantage de
perdre ses chevaux que son titre.
— Sans doute. Il a décidé d’acquérir Jafir après des mois de réflexion et d’étude méticuleuse des
lignées. J’ai été le témoin silencieux de nombre de discussions à ce sujet entre mon mari et le vôtre.
Thorn aurait racheté les écuries de Vander une heure après votre demande en mariage si le duc avait
décidé de la refuser. Pour une livre ou mille, dans le seul but de les lui revendre plus tard.
— Je n’avais pas songé à cela, murmura Mia.
— Vander a rejeté toutes les suggestions de Thorn, y compris la destruction de la fameuse lettre. Et
depuis, il s’est refusé à divorcer ou à annuler le mariage. Qu’en pensez-vous ?
— Que c’est bel et bien un homme d’honneur.
Tout le contraire de son père à elle, pour dire les choses brutalement.
India éclata de rire.
— Croyez cela si vous y tenez.
— Je ne vois aucune autre explication, assura Mia, un peu guindée.
Elle décida de changer de sujet, et bientôt, les deux femmes se lancèrent dans une conversation
autrement plus intéressante : le talent d’India pour organiser et réaménager des intérieurs. Au bout de
quelques minutes, Mia ne put résister et, après lui avoir fait promettre de garder le silence, elle lui parla
de Lucibella Delicosa.
Ce furent quelques heures des plus agréables, interrompues par un repas léger en compagnie des
enfants qui, à défaut de devenir amis sur-le-champ, étaient du moins intrigués l’un par l’autre. Mia avait
le sentiment que, sur le chemin du retour, chacun qualifierait l’autre d’« un peu bizarre », quoique avec
admiration.
Lorsque l’heure de la course de Jafir approcha, Thorn et Vander passèrent à la loge en coup de vent.
Pour le plus grand bonheur de Charlie, Vander le hissa sur son épaule avec sa béquille et le reste.
— Nous nous reverrons après la course, dit-il en pivotant vers la porte.
— Nous devons être près de la piste ! cria Charlie en faisant un signe de la main à Mia, les joues
roses et les yeux brillants d’excitation.
— J’aimerais bien les accompagner, fit une petite voix.
— Oh, ma chérie, commença India, j’ai bien peur que…
Mais Thorn soulevait déjà sa fille.
— Tiens-toi fermement, lui conseilla-t-il en la calant sur son épaule.
Et tandis que ces deux hommes séduisants s’en allaient avec des enfants perchés sur l’épaule, Mia
sentit son cœur se serrer d’émotion.
India et elle s’installèrent à l’avant de la loge pour assister à la course.
Il s’avéra que Mia manqua la facile victoire de Jafir, occupée qu’elle était à contempler l’homme qui
se tenait au-dessous d’elle et le garçon appuyé en toute confiance contre sa tête, tous deux poussant des
cris d’encouragement, puis de joie.
Lorsque Vander et Thorn regagnèrent la loge avec les enfants, Jafir était en passe de devenir l’étalon
le plus célèbre d’Angleterre. Les journalistes avaient sauté dans leurs voitures pour regagner Londres, et
décrivaient déjà dans une prose survoltée l’extraordinaire coup de maître du duc de Pindar.
Le pur-sang était le favori du derby. S’il continuait sur sa lancée, ses récompenses permettraient de
rembourser en un rien de temps son prix d’achat colossal. Vander avait beau ne rien laisser transparaître,
Mia savait qu’il était immensément satisfait. Chuffy, lui, se montrait d’une exubérance sans borne : il
avait misé toute sa rente sur Jafir et disposait désormais de fonds suffisant pour financer l’expédition
archéologique dans les Andes.
— Pensez au sujet de votre prochain roman ! lança-t-il à Mia en levant sa flûte de champagne.
Ce soir-là à Starberry Court, tous portèrent un toast au pari audacieux de Vander. Puis celui-ci se
tourna vers Mia et leva de nouveau son verre.
— Sans l’attention de mon épouse, Jafir dépérirait dans son box. Elle est sa famille et son cœur.
Mia lui sourit, les yeux embués.
Après quoi, sans se soucier de la bienséance, Vander l’arracha à la table pour l’entraîner à l’étage.
Elle ne protesta pas et leurs hôtes se contentèrent de rire.
— C’est notre quatrième nuit, Mia, murmura le duc, un peu plus tard, alors qu’ils étaient étendus au
milieu des draps froissés.
Elle avait cessé de penser à leur contrat, aussi cette déclaration la remplit-elle d’effroi. Elle crispa
les doigts sur ses bras comme pour le retenir.
— Refuserez-vous si je vous supplie de m’en accorder davantage ? demanda-t-elle, la voix rauque
d’après l’amour.
Il garda le silence un instant, puis :
— Si vous me suppliez, jamais je ne vous refuserai quoi que ce soit, Mia. Jamais.
29
Tard le lendemain matin, tandis que la voiture approchait de Rutherford Park, Vander se força à ne
plus penser à la passion qui avait de nouveau flambé entre Mia et lui la nuit passée.
C’était fini. Leurs quatre nuits avaient été… consommées.
En tant qu’époux de Mia, il pouvait en exiger plus, tout comme il pouvait refuser qu’elle voie Edward
Reeve. La part féroce de sa personnalité se moquait du bien et du mal et voulait l’enfermer dans sa
chambre. Elle était à lui, nom de nom.
Il ne pouvait cependant pas faire comme si Mia ne lui avait pas laissé clairement entendre, à
plusieurs reprises, qu’elle aimait Reeve et que leur rupture lui avait brisé le cœur. Leur mariage, elle ne
l’avait voulu que temporaire, et uniquement pour protéger Charlie.
Or, il se révélait que Reeve ne l’avait pas abandonnée. L’homme que Mia aimait était de retour. Et
Vander n’était pas homme à vivre avec une femme qui en aimait un autre.
Il était donc censé préparer Mia à la probabilité que son ancien fiancé pût l’attendre au manoir ; lui
expliquer que Reeve n’avait jamais fui et, de surcroît, avait risqué sa vie pour la retrouver. Mais la
facette incontrôlable de sa personnalité – celle qui était indigne d’un gentleman – s’y refusait. Et puis, qui
sait, l’homme n’arriverait peut-être pas aujourd’hui. Ce qui signifiait qu’ils auraient droit à une nuit
supplémentaire Mia et lui.
La voiture s’arrêta devant l’entrée principale et les valets accoururent.
— Je vais installer les chevaux, duchesse, se contenta-t-il de dire en sortant de la voiture. Je vous
rejoins dès que j’ai terminé.
Mia esquissa un sourire coquin, souvenir de leur batifolage nocturne, qui lui incendia les reins. Se
retenant à grand-peine de la prendre dans ses bras, il tourna les talons et s’éloigna à grands pas en
étouffant un juron.
Aux écuries, il apprit que Reeve était arrivé quelques heures plus tôt. Une fois les chevaux en
sécurité, il regagna le manoir. Envers et contre tout, il ne pouvait s’empêcher de garder espoir.
Cependant, lorsque Gaunt ouvrit la porte du salon, Vander se pétrifia. La tête de son épouse était
nichée contre le torse de Reeve, ses mains crispées sur sa redingote tandis qu’elle sanglotait. Légèrement
incliné, son ex-fiancé lui parlait doucement à l’oreille, un bras possessif enroulé autour de sa taille.
Vander eut un haut-le-corps, son être entier se rebellant contre ce spectacle insupportable. Une fureur
indicible s’empara de lui ; une envie presque incontrôlable de tuer l’homme qui touchait son épouse.
Sauf qu’elle n’était pas réellement son épouse. Il n’était qu’un mari provisoire, le moyen pour Mia de
parvenir à ses fins.
S’il avait encore le moindre doute quant à l’attitude à adopter, le spectacle qui s’offrait à lui emporta
la décision. Plus que quiconque, il savait qu’il était impossible de garder une femme éprise d’un autre.
Mia avait aimé son fiancé. L’aimait encore, apparemment.
Reeve hantait leur union depuis le début. Et maintenant il était là, évadé d’une sinistre geôle pour
retrouver l’élue de son cœur. Une intrigue romantique en diable digne de Lucibella Delicosa.
Mia ne l’avait pas entendu entrer, mais Reeve releva la tête et leurs regards se croisèrent. Si le duc
avait pris la peine d’imaginer à quoi ressemblait le fiancé de Mia, il se serait représenté un intellectuel
fluet, un professeur à lunettes, le dos voûté par l’excès de lecture et le manque d’activité physique. Un
lâche qui avait fui ses responsabilités envers un enfant infirme.
En réalité, Reeve était aussi grand que lui. Son nez récemment cassé le faisait ressembler à un boxeur.
Cependant, Thorn l’avait décrit comme brillant, et il possédait cette assurance indéfinissable des
professeurs d’Oxford, suggérant que Thorn avait raison.
Reeve dut remarquer la lueur assassine dans les yeux de Vander, car les siens s’assombrirent.
C’étaient les yeux d’un homme tout juste évadé d’un des pénitenciers destinés aux détenus les plus
violents du royaume. Un homme prêt à lutter jusqu’à la mort pour sa femme.
Ce n’était guère surprenant. N’importe quel homme se battrait pour Mia.
Elle leva la tête, posa la main sur la joue de Reeve.
— Je n’ose penser à tous les tourments que vous avez endurés, articula-t-elle d’une voix tremblante.
Je me sens tellement coupable de vous avoir présenté à sir Richard. Sans moi, rien de tout cela ne serait
arrivé.
Reeve murmura quelques mots. Mia le lâcha et se retourna.
— Vander, vous n’allez pas croire ce qui est arrivé ! s’écria-t-elle. Voici Edward Reeve. Figurez-
vous qu’il ne m’avait pas abandonnée, mais que l’oncle de Charlie l’avait fait jeter en prison sous une
accusation fallacieuse. Il y a presque laissé la vie ! ajouta-t-elle dans un sanglot.
Vander franchit l’espace qui les séparait et inclina la tête.
— Reeve, dit-il d’un ton neutre.
— Votre Grâce.
Reeve s’inclina à son tour, avec un retard calculé suffisant pour transformer son geste en défi.
Les yeux embués, Mia ne semblait pas consciente du bras de fer qui se jouait entre les deux hommes.
— Vander, c’est affreux. Edward s’est évadé alors qu’il allait être transféré à Botany Bay. Et c’est
entièrement ma faute !
Les larmes jaillirent de nouveau.
— La faute en incombe à sir Richard, pas à vous, Mia, intervint Reeve, ce qui était l’évidence même.
Vander vit dans l’utilisation du prénom de sa femme une déclaration de guerre pure et simple.
— Vous auriez pu perdre un œil ! lui rappela Mia en frôlant du bout des doigts l’hématome sur la
pommette de Reeve. Dire que vous auriez pu mourir en prison, que personne n’aurait jamais su où vous
vous trouviez…
Elle pressa son mouchoir contre sa bouche pour réprimer un autre sanglot.
Tandis qu’il la regardait, Vander sentit un calme glacial l’envahir. Il ne voulait pas d’une épouse qui
pleurait sur les souffrances d’un autre. Si elle était légalement à lui, son cœur appartenait à Reeve.
— Je me sens si coupable de ne pas avoir eu foi en vous, avoua Mia ave un pâle sourire. Cela dit,
cette histoire est incroyable. Elle semble tout droit sortie d’un de mes romans.
— J’espère bien voir mes aventures en librairie un jour, répondit Reeve, avant d’ajouter à l’adresse
de Vander : Les détectives engagés par mes parents me cherchent toujours en Inde. Vous savez, je
suppose, que c’est le vôtre qui a découvert la vérité. Il avait retrouvé ma trace en Écosse et se demandait
comment procéder pour me sortir de là lorsque je me suis évadé. Je vous suis redevable à tous les deux,
car votre homme a été très utile pour égarer les gardes lancés à mes trousses.
Mia fronça les sourcils.
— Le détective de Vander ? De quoi diable parlez-vous, Edward ?
— J’ai engagé un détective de Bow Street pour retrouver votre fiancé, lui apprit Vander. Il
m’apparaissait peu probable que cet homme vous ait quittée de son plein gré.
Elle le fixa bouche bée et ses joues se colorèrent.
— C’est vrai ? Et vous ne m’en avez rien dit ?
Vander vit une étincelle horrifiée s’allumer dans ses yeux.
— Jurez-moi que vous ignoriez tout de cette histoire jusqu’à aujourd’hui ! articula-t-elle.
L’étincelle se transforma en brasier. À l’évidence, la peine venait de céder la place à la rage – une
rage qui faisait écho à celle que lui-même ressentait. Avant qu’il ait le temps de répondre, Reeve la prit
par les épaules et la fit pivoter doucement vers lui.
— Cela n’a aucune importance, ma chérie. Je suis là maintenant. Je ne vous ai pas abandonnée. Je
ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour tout arranger.
Il regarda Vander par-dessus la tête de Mia.
— J’étais au courant, bien sûr, des dispositions testamentaires de John Carrington, et Mia vient de
m’apprendre à quelle mesure extrême elle a été contrainte de recourir pour vous forcer au mariage. Je
vous dois toute ma gratitude. J’ai de sérieux doutes quant à l’espérance de vie qu’aurait eue Charlie s’il
avait dû dépendre de sir Richard, avoua-t-il, les mâchoires serrées.
— J’imagine que vous comptez porter plainte contre sir Richard, dit Vander.
Reeve sourit, et le professeur raffiné se métamorphosa en une bête féroce s’apprêtant à bondir sur sa
proie.
— Bien sûr. J’ai du reste l’intention de lui rendre visite. Mais Mia passe avant tout.
Il lui prit la main. C’était un geste calculé. Le gant métaphorique tomba avec fracas aux pieds de
Vander.
Mia baissa les yeux sur les doigts qui enserraient les siens, puis regarda Reeve. Elle ouvrit la bouche
pour parler, mais il reprit :
— Il nous faut annuler sans attendre la situation fâcheuse qui a résulté de mon enlèvement.
Vander les fixait sans ciller, les mâchoires crispées. Mais ce n’était pas son épouse qu’il voyait :
c’était sa mère, couvant lord Carrington du regard. Ce tableau le mettait dans la position de son père,
bouillonnant d’une fureur impuissante.
— Je suis sûr que cela devrait se régler rapidement, confirma-t-il, refusant de trahir, ne serait-ce que
par un battement de cils, les envies de meurtre qui le taraudaient.
Il refusait de devenir son père.
Il sentit le regard de Mia peser sur lui.
— Mais nous sommes mariés, rappela-t-elle d’une petite voix.
Il la regarda et, par bonheur ne ressentit rien. Il avait condamné cette partie de lui-même.
— Comme vous me l’avez maintes fois répété, duchesse, un divorce peut s’arranger en six mois,
répondit-il d’un ton posé, raisonnable.
— Surtout dans cette situation, ma chérie, renchérit Reeve. Le roi en personne annulera le mariage si
mon père en fait la requête. Le comte a ses entrées auprès de Sa Majesté.
Vander hocha la tête.
— Dans ce cas, je laisserai vos relations régler la situation, déclara-t-il. Je doute que vous portiez un
enfant, dit-il à Mia. Sauf dans ce cas, je ne m’opposerai pas à une annulation.
Mia s’écarta de Reeve et fit un pas vers Vander.
— C’est tout ce que vous avez à dire ? demanda-t-elle, haussant le ton.
— Oui, répondit Vander, imperturbable. L’homme que vous aimez vous est revenu, duchesse. Vous
n’avez plus besoin de ma protection ni de mon nom.
Elle bondit vers lui et lui flanqua un coup de poing sur le torse.
— Nous sommes mariés ! Je suis votre duchesse !
Sa duchesse, certes, mais dans les bras d’un autre, songea Vander. La situation lui rappelait tellement
celle de ses parents qu’un flot de colère menaça de le submerger de nouveau telle une lame de fond.
— Par des vœux que vous m’avez supplié d’annuler, souligna-t-il.
— Peut-être, mais après tout ce que…
— Pour l’amour du ciel, duchesse, vous avez enfin ce que vous vouliez. Et moi aussi. C’était une
erreur depuis le début, et vous le savez.
Elle recula d’un pas.
— Ce sera un scandale, souffla-t-elle.
Il avait espéré des protestations plus véhémentes, et la réponse de Mia lui fut une douloureuse
désillusion. Aucune femme ne souhaitait un scandale, pas plus sa mère qu’une autre, mais même les
craintes de celle-ci n’avaient eu que peu de poids lorsqu’il s’était agi de vivre auprès de l’élu de son
cœur. Elle avait toutefois réussi à demeurer duchesse et à garder son amant.
Serrant le poing, il se força à déclarer calmement :
— Cela prendra peut-être quelques années, mais la poussière finira par retomber. Vous aurez Reeve
et je trouverai une nouvelle duchesse. Je ne suis pas pressé.
Mia tiqua.
— Je vois murmura-t-elle, scrutant son visage.
— Votre vie commune n’a duré que quelques jours, intervint Reeve. On peut à peine parler de
mariage. Ce n’est pas comme si vous aviez partagé beaucoup.
Mia étouffa un cri. Intrigué par cette réaction, Reeve fronça les sourcils. Vander soutint son regard.
« Eh oui, pauvre blanc-bec, jubila-t-il intérieurement. C’est moi qui l’ai eue le premier. Elle a murmuré
mon nom en sanglotant. Je l’ai prise contre le mur de l’écurie et elle en demandait encore. »
Mais la sensation de triomphe s’évapora comme rosée au soleil.
Reeve lui enlevait tout ce qui comptait à ses yeux. À lui, l’amour de Mia. Ses rires et sa tendresse. Ce
courage grâce auquel elle ne l’avait jamais craint, ni comme duc ni comme homme. À lui l’intelligence, la
créativité et la passion dont elle nourrissait ses romans. La gentillesse qui lui avait valu l’affection sans
réserve de Chuffy et de Jafir.
Vander salua et pivota sur ses talons. Lorsqu’il traversa la pièce, il avait l’impression d’être un mort-
vivant.
— Une dernière chose, l’interpella Mia.
Il s’immobilisa.
— Vous saviez avant d’entrer dans cette pièce qu’Edward ne m’avait pas abandonnée. Pourquoi ne
m’avez-vous pas informée dès que vous avez appris la vérité ?
Ses paroles claquèrent dans le silence telle une détonation.
Il pinça les lèvres, et dut faire appel à toute sa volonté pour se ressaisir. Il lui fit face.
— Je ne l’ai appris qu’hier. Mais je voulais ma quatrième nuit, duchesse. Je l’avais payée.
— Vous l’aviez payée ? répéta Mia, incrédule. N’est-ce pas plutôt moi, ou avez-vous oublié votre
accusation ?
— Quatre nuits, c’était le contrat.
— Quatre nuits, souffla-t-elle. C’est donc tout ce que j’étais pour vous ?
— Ne faites pas de moi un héros, duchesse. Il ne peut y en avoir qu’un dans une histoire, vous vous
souvenez ?
Cette fois, quand il s’éloigna, personne ne le rappela.
30
Peut-être toutes les larmes que Mia avait versées durant sa courte vie conjugale avaient-elles asséché
la réserve. Ou peut-être était-ce un chagrin trop amer pour des larmes. Elle avait été réduite en lambeaux
qu’on avait abandonnés au bord de la route.
De vulgaires lambeaux d’humanité ne pouvaient pleurer.
Elle quitta Rutherford Park avec pour tous bagages son manuscrit et une malle renfermant les
créations de Mme Dubois. Elle laissa même Charlie derrière elle en lui assurant qu’elle l’enverrait
chercher dès que possible. Ç’aurait été différent si elle avait pu se rendre directement à Carrington
House, mais Edward le lui avait déconseillé tant que sir Richard n’était pas incarcéré. Elle ne voulait pas
perturber Charlie en le traînant dans une auberge, d’autant que sir Richard demeurait une menace.
Tandis que la voiture s’éloignait sur la route, Mia contempla le paysage sans mot dire, s’efforçant en
vain de s’endurcir. Son cœur perfide hurlait, exigeant qu’elle arrête la berline et aille retrouver Vander
sur-le-champ. Qu’elle le supplie de la garder, quitte à le séduire s’il le fallait…
N’avait-elle donc aucune fierté ? Cet homme avait pris ses quatre nuits, et lui avait tourné le dos. La
peine et la fureur luttaient en elle, mais la détresse menaçait de l’emporter et de la faire sombrer, quand
Edward se pencha en avant et posa la main sur son genou.
— J’ai été en prison, Mia, mais je n’y ai pas enduré une seule heure aussi douloureuse que cette
conversation avec le duc. J’en suis désolé.
— Vander a renoncé à moi sans la moindre protestation, hoqueta-t-elle avant de prendre une profonde
inspiration. Je n’avais à ses yeux pas plus d’importance qu’un colis remis à la mauvaise adresse.
— Certains hommes n’accordent pas le même poids au serment du mariage que les femmes, dit
Edward avec circonspection.
Mia avait l’impression qu’un gouffre s’était ouvert en elle, un puits de douleur sans fond que
l’attitude dédaigneuse de son père à son égard avait aussi contribué à creuser, de même que le refus de
son frère de la considérer comme une tutrice capable de s’occuper de Charlie.
Son corps entier était à la torture lorsqu’elle songeait que plus jamais elle ne verrait ni ne toucherait
Vander. Ce n’était pas possible. Il ne pouvait l’avoir abandonnée.
Hélas, si.
— Il ne m’a pas demandé mon avis, dit-elle d’une voix tendue.
Elle détesta la pitié qu’elle vit dans le regard d’Edward, aussi s’empressa-t-elle d’ajouter :
— Nous n’avons été mariés qu’une semaine peu ou prou, et il se montrait souvent brutal avec moi. Je
m’en remettrai.
Elle mentait. Jamais elle ne s’en remettrait.
— C’était pourtant l’homme pour qui vous aviez écrit ce poème dont vous m’avez parlé.
— Oui.
— Vous êtes-vous réjouie quand je ne me suis pas présenté à l’église ? s’enquit Edward de ce ton
posé qui le caractérisait.
La culpabilité transperça de nouveau Mia.
— Non ! Bien sûr que non ! Je vous aimais – je veux dire, je vous aime. C’est juste que…
— Du coup, c’est lui que vous avez épousé.
— Je n’avais pas le choix, se récria-t-elle, ravalant ses larmes.
N’avait-il pas raison ? Ne s’était-elle pas précipitée droit chez Vander à la première occasion ? Au
fond, elle aurait pu trouver un gentleman prêt à l’épouser. Au pire, elle aurait pu se marier avec un parfait
inconnu, et acheter le silence de sir Richard.
— Je suis horriblement navrée d’avoir failli causer votre mort, ajouta-t-elle, la gorge nouée par les
remords. Vous n’imaginez pas à quel point je m’en veux de ce que sir Richard vous a fait subir. Et encore
plus de ne pas avoir eu davantage foi en vous.
Edward quitta sa banquette pour venir s’asseoir près d’elle. Il lui entoura les épaules du bras.
— Je trouve surprenant que le duc accepte de renoncer à vous.
Une nouvelle vague de désespoir submergea Mia, pourtant, elle ne put s’empêcher de défendre
Vander.
— Avant mon chantage, il n’avait jamais été forcé d’agir contre son gré. Il m’a maintes fois répété
que je n’étais pas le genre d’épouse qu’il aurait choisie.
Edward resserra son étreinte.
— Cet homme est un imbécile. Mais vous auriez dû savoir qu’à partir du moment où je vous avais
demandé votre main, je ne renoncerais pas à vous. Jamais je ne me montrerai aussi stupide que lui.
Mia ferma les yeux. Au lieu de la soulager, ces paroles ne firent qu’intensifier son désespoir.
Retenant ses larmes, elle prit son courage à deux mains et se jeta à l’eau.
— La vérité, c’est que je l’aime, confessa-t-elle d’une voix étranglée.
Elle sentit Edward se raidir.
— Il est donc plus juste de dire que l’imbécile ici c’est moi, enchaîna-t-elle, parce que je connaissais
ses sentiments à mon égard.
En vérité, une femme comme elle n’aurait jamais dû s’éprendre d’un duc riche et séduisant. Elle
n’avait ni les yeux violets ni une taille de guêpe. Elle n’était même pas particulièrement douce et
personne ne lui avait légué un héritage secret.
Rien de tout cela n’était la faute de Vander. Elle s’était imposée à lui.
Pourtant, il s’était montré si généreux au lit. Quel homme lui aurait pardonné son comportement
criminel et aurait consommé leur mariage avec une telle tendresse ?
Vander était un homme bon, il méritait mieux qu’elle. Yeux violets ou pas, sa prochaine duchesse
devrait être aussi charitable et magnanime que lui.
Mia prit une inspiration tremblante. Il était plus que temps de mettre les choses au point. Elle ne
pouvait continuer à multiplier les erreurs, d’autant qu’à présent, Charlie ne risquait plus rien du côté de
sir Richard.
Elle se tourna vers Edward.
— Je ne peux pas vous épouser, lâcha-t-elle. J’en suis sincèrement navrée. Je suis juste… désolée
pour tout. À l’époque de nos fiançailles, je ne me rendais pas compte que j’aimais encore Vander, mais
depuis que j’ai partagé sa vie, je me rends compte que me marier avec vous serait une tromperie. Un jour,
vous trouverez une femme qui vaudra mieux que moi.
— Que voulez-vous dire ?
— Une lady digne de ce nom, expliqua-t-elle, réprimant un frisson au souvenir de ce qu’elle avait fait
avec Vander contre le mur des écuries. Une femme qui sera belle et vous conviendra bien mieux.
Elle avait l’impression d’être un bonimenteur tentant de vendre un cochon trop petit.
— Je n’ai jamais réussi à vous convaincre de vous regarder dans la glace, soupira Edward en
secouant la tête.
Mia baissa les yeux. La conception qu’avait Mme Dubois d’un corsage se limitait apparemment à un
corset avec un peu de tulle autour.
— Il ne s’agit pas seulement de votre buste, précisa-t-il du ton détaché de l’érudit, même s’il est
magnifique. Tout en vous est exquis, Mia : votre esprit, votre rire, votre visage, votre corps.
Elle se sentit rougir.
— Jamais vous ne m’avez fait de pareils compliments, s’étonna-t-elle.
— J’ai eu tout le temps de réfléchir en prison.
Elle frémit à la pensée des épreuves qu’il avait traversées.
— Ce mariage est bel et bien derrière vous, Mia, reprit-il en s’emparant d’une de ses mains qu’il
porta à ses lèvres. Épousez-moi et nous élèverons Charlie dans une maison pleine de livres et d’enfants,
et de ce genre d’amour qui prospère et s’approfondit.
Elle s’arracha un sourire tremblant.
— Cela semble merveilleux. Mais je ne peux vous épouser. Je vous aime, mais… davantage comme
un frère.
Edward se rembrunit.
— Vos sentiments peuvent vous paraître fraternels pour l’instant, mais je vous assure qu’avec le
temps, un lien différent se tissera entre nous.
La prison l’avait changé. Il était plus musclé, et il y avait en lui quelque chose de farouche qui
n’existait pas autrefois. Mais en dépit de son nez cassé, il demeurait séduisant.
— Ne me donnez pas votre réponse maintenant, continua-t-il. Le moment est mal choisi pour prendre
des décisions.
— Très bien.
Elle avait l’impression d’être une bouilloire au bord de l’ébullition. Aux larmes qui bouillonnaient en
elle s’ajoutait la colère.
Vander ne lui avait certes pas épargné les remarques déplaisantes, mais elle avait aussi eu droit à des
compliments. Grâce à lui, elle s’était sentie belle. Il avait ri de ses plaisanteries, et ne l’avait pas
regardée de haut lorsqu’elle lui avait avoué ne faire qu’une avec Lucibella. Loin de là.
Son père et son frère ne montraient que dédain pour ses romans. Edward, lui, la soutenait, mais avec
indifférence. Vander se moquait peut-être de ses personnages, mais il l’avait toujours écoutée avec intérêt
et s’était autorisé quelques suggestions, même si aucune n’était exploitable.
Avec lui, elle se sentait douée. Et chérie.
Mais tout cela n’était que mensonge.
S’inclinant vers elle, Edward captura ses lèvres. Avant qu’elle puisse l’arrêter, il approfondit son
baiser. Pétrifiée, elle le laissa faire. Mais elle ne ressentait strictement rien. Edward s’était évadé de
prison pour la retrouver et elle, l’ingrate, n’éprouvait pour lui rien d’autre que de l’affection.
Elle avait cru autrefois que l’amour pouvait éclore après le mariage. Mais son amour pour Edward ne
serait jamais un incendie de forêt qui ravage tout sur son passage. Jamais il ne la dépouillerait de ses
illusions sur elle-même et le monde, la mettant à nu. Jamais il ne susciterait en elle cette passion capable
de l’embraser tout entière.
Plus jamais elle ne connaîtrait ce miracle.
Les larmes jaillirent, irrépressibles.
31
Après le départ de Reeve avec sa duchesse, Vander envoya un message à Thorn l’informant de la
miraculeuse réapparition de l’ex-fiancé. Puis il alla chercher Charlie dans sa chambre pour une nouvelle
leçon d’équitation.
Tout l’après-midi, son pupille lui parut abattu, même s’il retrouva un peu de joie de vivre quand
Vander l’autorisa à faire trotter Lancelot pour la première fois. Plus tard, ils pansèrent le cheval ensemble
et le duc lui montra comme déloger les cailloux d’un sabot.
Une chose en amenant une autre, ils finirent dans l’atelier du forgeron du domaine. Charlie ne fut pas
effrayé par l’odeur âcre ou les braises ardentes – Mia, elle, aurait poussé des cris d’orfraie si elle avait
vu le trou laissé dans la veste de son bien-aimé neveu par une étincelle.
Quand Vander eut expliqué ce qu’il avait en tête, le forgeron prit la béquille de Charlie et, sous leurs
yeux, y inséra une petite dague. Sans doute Mia n’approuverait-elle pas non plus cette initiative.
Sur le chemin du retour, Vander hissa Charlie sur ses épaules. Un bras frêle autour de son cou, le
garçon ne cessa de discuter de chevaux et de forgerons. Il avait décrété qu’il voulait devenir forgeron.
Vander ne lui fit pas remarquer qu’il était impossible de renoncer à un titre héréditaire et aux biens
afférents pour embrasser ce métier. Lui-même était la preuve vivante qu’un aristocrate n’était pas
condamné à déambuler dans les salles de bal.
— Je pourrais fabriquer des béquilles pour des gens comme moi, suggéra Charlie.
— En acier ? Elles feraient un raffut infernal sur les pavés.
— Mais le bois n’est pas assez solide. Une béquille en acier, on peut la faire tournoyer et arracher la
tête de quelqu’un, argumenta Charlie avec délectation.
C’était un garçon à cent pour cent.
Tandis qu’il continuait de bavarder gaiement, Vander songea que sir Richard Magruder lui avait
gâché la vie aussi sûrement que s’il lui avait arraché la tête avec une fichue béquille en acier. Il avait
l’intention de lui rendre une petite visite cette nuit même.
— Tante Mia dit que nous rentrons à Carrington House, lâcha Charlie à brûle-pourpoint, les doigts
serrés sur la tignasse de Vander pour garder l’équilibre.
— En effet. Mais vous me rendrez de fréquentes visites. Tous les jours, quand vous ne serez pas à
l’école.
— C’est vrai ?
Vander pressa les jambes qui pendaient contre son torse.
— Je tiens trop à vous, Bigleux.
— Je ne suis pas bigleux ! piailla Charlie.
— Je me prépare pour quand vous le serez.
Charlie lui tira les cheveux.
— Je veux vivre ici avec vous. Je veux aller aux écuries tous les jours.
Vander fit passer le garçon par-dessus sa tête et le déposa sur le sol. Puis il s’accroupit devant lui.
— Vous devez aller en pension, Charlie. Vous serez à Eton avec d’autres garçons, mais vous aurez
davantage de chance qu’eux, car vous aurez deux pères : M. Reeve et moi.
Charlie fit la moue.
— C’est un homme bon, assura Vander, exécrant chaque mot. Votre tante Mia sera son épouse. Mais
n’oubliez pas que votre propriété jouxte mes terres. Nous nous verrons souvent.
Charlie s’avança vers lui et, avec la spontanéité de l’enfance, noua les bras autour de son cou sans
mot dire.
Vander ne dit rien non plus.
Au bout d’un moment, ils se remirent en route. Ils parlèrent de nouveau du forgeron, qui était le cœur
d’un grand domaine. Charlie aurait besoin de savoir ces choses.
Vander avait le sentiment que les professeurs ne savaient pas gérer un domaine. Pourquoi le
devraient-ils d’ailleurs ?
— Un bon forgeron dirait qu’un travail bien fait est un travail qu’on ne revoit jamais, apprit-il à
Charlie.
Il gardait un œil sur lui au cas où il commencerait à montrer des signes de fatigue. Mais sa jambe
s’était visiblement renforcée ; et en une semaine seulement.
Ils retournèrent aux écuries et y restèrent jusqu’à l’arrivée de Thorn. Ce dernier ne dit pas un mot sur
ce qui était arrivé. Tous trois bouchonnèrent Jafir, puis mangèrent des sandwiches au jambon avec les
palefreniers tout en discutant horaires d’entraînement et autres questions cruciales.
Dès que Charlie fut parti avec Susan, Vander expliqua la situation à son ami.
— Sir Richard a fait jeter en prison le fiancé de Mia, Reeve, sous de fausses accusations. Celui-ci
était sur le point d’être transféré à Botany Bay quand il s’est évadé.
— Reeve ? Edward Reeve, l’inventeur de la presse à papier dont je t’ai parlé ?
Vander acquiesça.
— Je n’ai jamais su le nom du fiancé de ton épouse.
— Elle ne le sera plus longtemps, bougonna Vander en entrant dans le manoir. Elle deviendra celle de
Reeve, ce qui est dans l’ordre des choses.
— D’accord.
Il y avait dans la voix de Thorn une réserve que Vander choisit d’ignorer.
— Sir Richard ? s’enquit son ami en le suivant dans sa chambre.
Vander hocha la tête. L’heure était venue. Il se déshabilla, puis enfila une chemise noire et des
pantalons noirs ajustés.
— Mes vêtements sont suffisamment sombres, mais ma chemise ne fera pas l’affaire. En aurais-tu une
noire à me prêter ? demanda Thorn.
— C’est dangereux. Ta femme attend un enfant.
Thorn lui adressa un sourire carnassier en guise de réponse, et après une hésitation, Vander lui lança
une chemise identique à la sienne. Thorn sortit ensuite chercher les pistolets qu’il avait laissés dans sa
voiture, tandis que Vander récupérait ses Bennett & Lacy dans l’armoire à fusils. Rehaussés des armoiries
ducales en argent, ils étaient trop ornementés à son goût, mais ils visaient juste.
Avec des montures rapides, il leur faudrait environ une heure pour rejoindre le domaine de sir
Richard. Et s’il y avait une chose que les Écuries Pindar pouvaient fournir, c’étaient des chevaux rapides.
Vander avait d’abord pensé prendre sa monture habituelle, mais dans le couloir central du haras, il
entendit un hennissement étouffé. La tête de Jafir apparut par-dessus la porte de son box. Il y avait dans
son regard de la tristesse. Mia n’était pas venue le voir avant son départ.
— Sellez Jafir, ordonna-t-il à Mulberry. Et Ajax pour M. Dautry.
— Vous êtes sûr pour Jafir, Votre Grâce ? Il a encore tendance à s’effaroucher à la moindre occasion.
Mulberry avait compris que quelque chose se tramait – avec les pistolets glissés dans le ceinturon du
duc, il ne fallait pas être grand clerc pour le deviner.
— Il sera parfait, assura Vander.
Il sentait d’instinct que l’étalon avait connu l’amour en Arabie, et l’avait perdu. Il en avait connu un
autre ici, et l’avait aussi perdu. Il venait de remporter sa première course. Jafir avait grandi.
Une demi-heure plus tard, ils filaient à travers champs. Jafir répondait à la moindre pression des
rênes ou des talons de Vander comme s’il était né avec un homme sur le dos.
La lune se levait quand Vander ralentit. Derrière lui, Thorn l’imita. Les chevaux respiraient
bruyamment, mais les oreilles de Jafir s’agitaient, preuve qu’il prenait plaisir à galoper dans la nuit.
Ils atteignirent bientôt la lisière du domaine de sir Richard. Ils traversèrent sans bruit les bois
environnants, puis s’arrêtèrent au bord d’un talus herbeux. Vander mit pied à terre.
— Tranquille, souffla-t-il à Jafir en l’attachant à un arbre.
Thorn fit de même avec Ajax, et ils se faufilèrent dans un bosquet de frênes. Sir Richard devait faire
garder sa propriété, Vander en aurait mis sa main au feu. Cela dit, vu la quantité d’ennemis qu’il avait,
c’était logique. Et en effet, lorsqu’il s’approcha, il distingua une silhouette devant le portique en façade
comme la lune sortait à demi de derrière un nuage.
Thorn lui toucha le bras et désigna du menton l’ombre d’un homme adossé au pignon. Il devait y en
avoir encore au moins deux autres dans le renfoncement de la porte d’entrée.
À cet instant, la lune émergea complètement et Vander vit le visage du garde à l’entrée. Il avait cette
expression cruelle d’un homme capable de tuer pour une peccadille.
Vander fit un geste de la main parallèle au sol et Thorn approuva du chef. Ils s’assirent sur le sol, le
dos appuyé contre un tronc, et attendirent que se produise un événement dont ils pourraient tirer parti.
Une heure durant, ou peut-être plus, un silence complet régna. Des nuages de plus en plus nombreux
traversaient le ciel, dissimulant la lune plus souvent qu’à son tour. Le garde à l’entrée se soulagea du haut
des marches, mais personne ne fit de ronde autour de la maison. En fait, aucun des hommes ne changea
de place ; Vander en conclut que sir Richard ne redoutait pas une effraction à l’arrière.
Non, ceux qui menaçaient entraient par la porte principale, sans doute parce qu’il escroquait des
hommes comme M. Bevington, un honorable gentleman qui ignorait comment lutter contre un scélérat.
Vander esquissa un sourire. Thorn et lui n’appartenaient décidément pas à cette catégorie.
Thorn avait grandi dans la rue, et Vander avait beaucoup appris de lui. De son côté, il avait eu pas
mal d’occasions d’exercer ses talents dans le monde sans pitié des courses hippiques où un propriétaire
en mauvaise posture n’hésitait pas à engager des malandrins pour éliminer discrètement la concurrence,
ou ouvertement, par la violence.
Il toucha le bras de Thorn et tous deux se levèrent. Ils gagnèrent sans bruit l’arrière de la maison.
Comme Vander le soupçonnait, personne ne semblait y monter la garde. Mais alors qu’ils s’apprêtaient à
traverser la cour, il distingua une silhouette contre le muret qui entourait le potager. Sir Richard avait
aussi couvert ses arrières apparemment.
La lune émergea et ses rayons pâles éclairèrent le visage de… Reeve. Vander grommela un juron, et
les deux hommes sortirent de l’ombre pour le rejoindre.
Reeve portait une chemise miteuse, sans doute celle qu’il avait derrière les barreaux, supposa
Vander, et des pantalons de cuir comme ceux des forgerons.
Un frisson secoua Vander ; il éprouvait une haine viscérale à l’endroit de l’homme qui lui avait ravi
sa femme.
Reeve ne parut nullement surpris de les voir. D’un signe de tête, il indiqua la lumière au premier
étage. Vander prit les choses en main. Il doutait qu’un professeur eût l’habitude d’entrer par effraction
dans une maison, pourtant Reeve se glissa dans l’ombre tel un cambrioleur aguerri. Bien sûr, c’était pour
lui un jeu d’enfant comparé à son évasion d’une des prisons les mieux gardées d’Écosse.
L’une des fenêtres de l’office était entrebâillée, probablement pour évacuer la chaleur des fours.
Vander l’ouvrit et enjamba le rebord. Un instant plus tard, il plaquait la main sur la bouche du cireur de
chaussures.
Les grands yeux qui le fixaient étaient plus excités qu’apeurés. Vander attrapa un torchon sur la table
et bâillonna le garçon.
Les trois hommes tendirent l’oreille. Il y avait de l’agitation dans l’air. Le maître des lieux était
réveillé, Vander l’aurait parié. Sans doute avait-il appris que Reeve s’était échappé. Sans doute aussi
préparait-il sa fuite : seul un imbécile imaginerait qu’il n’y aurait pas de représailles, et sir Richard était
tout sauf un imbécile.
À pas de loup, Thorn et Reeve suivirent Vander dans le couloir de service qui menait au vestibule.
Les gardes qui se trouvaient sûrement dans l’entrée étaient certes entraînés au combat, mais ils ne
s’attendraient pas à une attaque-surprise par-derrière.
Tous trois firent irruption comme un seul homme dans le vestibule. Il y eut un craquement quand
Vander fit tomber l’un des gardes à genoux d’un violent coup de poing, un cri étouffé lorsque Reeve en
maîtrisa un deuxième, puis des bruits de lutte avant que Thorn assomme le troisième avec la crosse de
son pistolet. Ils les ligotaient quand des pas se firent entendre à l’extérieur. De toute évidence, le garde
sur le perron avait été alerté par le tapage.
Il ouvrit la porte d’entrée à la volée. La lune éclaira un instant ses traits grossiers, sa bouche flasque,
puis Vander fondit sur lui et l’envoya au sol d’un uppercut bien placé. Il crut d’abord que Reeve venait
l’aider à le ligoter, puis il entendit le sifflement d’une dague quittant son fourreau.
— Que diable faites-vous ? grogna-t-il, agrippant le poignet de Reeve.
Celui-ci crispa les mâchoires, mais ne résista pas.
— Ce gueux a abattu deux de mes valets, m’a assommé et fait jeter en prison. Il m’a empêché de me
rendre à mon propre mariage.
— Laissez les autorités s’occuper de lui.
S’il était arrivé à Vander de faire justice lui-même, jamais il n’avait vu un homme se faire tuer de
sang-froid ; et il n’avait pas l’intention de voir cela maintenant.
— Le prix à payer pour un meurtre est trop élevé, ajouta-t-il.
Reeve soutint son regard un moment.
— Il a poignardé mon messager de treize ans dans le ventre. J’ai appris hier soir que le malheureux
avait succombé après une interminable journée d’atroce agonie. Cet homme est un monstre.
— En le tuant, vous risquez d’en devenir un vous-même.
Quand Vander lut sur ses traits que Reeve était revenu à la raison, il le lâcha.
Ils gravirent l’escalier en silence. Si Vander haïssait sir Richard Magruder, Reeve, lui, était animé
d’une détestation ardente qui le dévorait de l’intérieur. La cupidité de sir Richard avait coûté la vie à ses
domestiques, et il avait été à un cheveu de perdre la sienne, ainsi que la femme qu’il aimait.
Cette même cupidité avait offert à Vander les plus beaux jours de son existence. Elle lui avait donné
Mia. Même pour si peu de temps, cela en valait la peine. Il laissa passer Reeve devant lui, lui cédant le
droit à la vengeance.
Quel que soit le châtiment que son rival ferait subir à sir Richard, il l’accepterait.
Le temps d’arriver en haut des marches, c’était comme si le choc du retour de Reeve s’était évaporé.
Une vérité toute neuve le frappa de plein fouet : en dépit des similitudes avec le destin de son père, il ne
pouvait vivre sans Mia.
Elle était à lui. Pour le meilleur ou pour le pire.
Il resta sur le seuil du bureau, tandis que Reeve rouait le triste sire de coups avec sang-froid et
méthode.
La tête ailleurs, Vander admit soudain ce qu’il ne s’était jamais autorisé à considérer : Mia était sa
vie. En quelques jours à peine, elle s’était insinuée dans son âme et, pour la première fois de son
existence, le monde lui avait semblé en ordre.
Au diable, le passé, et la liaison de leurs parents. Il refusait de renoncer à elle sans se battre. S’il se
voyait ainsi rattrapé par le destin tragique de son père, tant pis. Il n’en avait cure. Il avait été stupide de
jeter l’éponge.
Il s’en alla sans un mot pour Magruder, dont il se contrefichait.
Mia était exaspérante et emportée. Les désaccords entre eux seraient probablement nombreux. Elle
courtiserait le scandale, monterait à cheval les yeux fermés et écrirait des histoires dans lesquelles les
hommes tombaient à genoux à tout bout de champ.
Chaque soir, il se coucherait en la désirant férocement. Et chaque matin se lèverait repu.
Il ne restait plus qu’à la convaincre qu’elle était née pour vivre avec lui. Il devait à tout prix la
récupérer, la reprendre à Reeve. Lui faire comprendre que c’était lui qu’elle aimait, et uniquement lui.
32
Lorsque la voiture arriva au Mignon de la Reine, l’auberge la plus proche du domaine de sir Richard,
Mia avait pleuré tout son soûl. Sa gorge était douloureuse, mais elle n’avait plus une seule larme à verser.
Elle gagna sa chambre, à l’étage, des questions plein la tête. Pourquoi n’était-elle jamais assez bien ?
Son père, son frère, et maintenant Vander… Pour eux trois, elle avait été la cinquième roue du carrosse :
insignifiante, facilement congédiée. Son père n’avait jamais eu beaucoup d’amour à lui donner, occupé
qu’il était à poursuivre sa duchesse adultère de ses assiduités. Son frère éprouvait de l’affection pour
elle, pourtant, il n’avait pu se résoudre à lui confier son fils.
Quant à Vander…
Il avait certes apprécié sa compagnie, surtout au lit. Mais il n’était pas tombé amoureux d’elle. Elle
n’avait été qu’un jouet dont il avait profité quatre nuits avant de le jeter.
Perdre Vander n’aurait pas été si douloureux si elle n’avait pas cru sincèrement qu’il commençait à
éprouver des sentiments pour elle.
Quoique pour être tout à fait honnête, sa souffrance ne serait pas aussi vive si elle n’avait cessé de
donner à Vander le rôle du héros. Dans les romans de Lucibella Delicosa, Vander se précipitait toujours à
la rescousse de sa belle, Vander épousait toujours une couturière de basse extraction après que l’amour
eut triomphé des coups du sort – et cela aurait inclus le fait d’être petite et ronde, si elle s’était risquée à
créer pareille héroïne.
Un rire amer lui échappa tandis qu’elle se laissait choir dans un fauteuil. Le véritable Vander n’avait
même pas essayé de la convaincre de rester.
Elle n’était qu’une idiote qui devait cesser de se bercer d’illusions et de rêver d’un amour
romantique qui n’existait que dans son imagination. Vander avait raison : leurs parents entretenaient une
liaison sordide qui avait entaché la réputation de leur entourage. Celle-ci n’avait rien d’honorable ni de
beau. Au mieux, elle était pitoyable. Au pire, méprisable. Quant aux années gâchées à décliner son amour
pour Vander sur tous les tons, en poésie et en fiction, c’était tout aussi pitoyable. Et méprisable.
Ironie suprême, Une allure d’ange devait être écrit, quand bien même elle avait le cœur en miettes. Il
lui fallait subvenir aux besoins de Charlie et aux siens lorsqu’ils sillonneraient la Bavière.
Elle se rafraîchissait le visage quand un valet monta sa malle et son manuscrit, ainsi qu’un mot
d’Edward qui s’excusait de ne pouvoir se joindre à elle pour le dîner. Sans doute mijotait-il une sorte
d’offensive à l’encontre de sir Richard. Mia ne put se résoudre à s’inquiéter pour l’oncle de Charlie. Il
méritait tout ce qui lui arriverait.
Elle demanda qu’on lui monte un plateau dans sa chambre et entreprit de relire son manuscrit tout en
mangeant, raturant une ligne ici ou là. Elle constatait, effarée, à quel point ses stupides rêves de gamine
formaient le fondement de son roman, le passage le plus flagrant étant celui où Frédéric, à genoux, jurait
aimer Flora pour sa beauté intérieure.
L’espace de quelques minutes, Mia joua avec l’idée de jeter les pages au feu – notes et fragments de
dialogues compris.
Puis elle se ravisa. Si elle avait perdu sa foi en l’amour, ses lecteurs avaient besoin de ses romans,
surtout ceux qui étaient dans l’affliction. Il leur fallait continuer à croire aux contes de fées auxquels elle-
même ne croyait plus.
Après le dîner, elle posa les feuillets sur le bureau dans l’angle de sa chambre, régla la mèche de la
lampe à huile et se mit à l’œuvre.
Frédéric devait changer. Il tournait trop autour du pot, se montrait trop passif. Quelques heures plus
tard, la flamme se mit à vaciller et elle alla demander de l’huile. Mais dans l’intervalle, elle avait
métamorphosé Frédéric en un grand gaillard costaud enclin à dire sa façon de penser à Flora – même s’il
l’aimait de la tête jusqu’à la pointe de ses orteils délicats.
Au lieu d’écumer les chemins à la recherche de Flora, Frédéric se lança à sa poursuite au galop, les
pans de son manteau flottant au vent, penché sur l’encolure de son magnifique coursier couleur de jais. Ou
pouvait-elle parler d’étalon ? Un mot peut-être osé pour une lady. Elle entreprit de dresser la liste de
mots crus qu’elle voulait définir précisément. Un dictionnaire de la langue vulgaire n’avait-il pas été
rédigé par un certain Grose ? À l’évidence, il lui en fallait un exemplaire afin de peaufiner des
personnages plus réalistes.
Elle fouillait dans sa mémoire à la recherche d’autres mots interdits aux jeunes filles quand une
jambe apparut soudain sur le rebord de sa fenêtre. Elle n’eut pas le temps d’émettre le moindre son que
Vander se matérialisait devant elle.
Lâchant sa plume, Mia se leva d’un bond.
— Que faites-vous ici ? articula-t-elle d’une voix sourde.
Il l’avait jetée comme l’eau du bain de la veille et pourtant, à sa vue, son cœur s’emballa
stupidement.
Il garda le silence, les yeux rivés sur elle.
— Que voulez-vous ? insista-t-elle.
Il la balaya de la tête aux pieds, l’air furibond.
— Une chemise de nuit pour Reeve, commenta-t-il, ignorant sa question.
Ses paroles lui firent l’effet d’une gifle. Elle n’aurait pas été plus choquée si un passant dans la rue
l’avait traitée de catin.
— Cette chemise de nuit était pour mon époux, à savoir vous. Je ne suis pas femme à commettre
l’adultère.
Elle aurait voulu crier, mais sa détresse était telle que sa voix la trahit.
Une étincelle de satisfaction s’alluma brièvement dans le regard de Vander.
Mme Dubois lui avait confectionné une chemise de nuit de soie noire qui épousait ses courbes à la
perfection. Dans la mesure où elle portait d’ordinaire du coton blanc bordé de dentelle, l’étonnement de
Vander était compréhensible.
— Je vous donnerai le nom de ma couturière et vous pourrez en commander une pour votre nouvelle
duchesse, rétorqua-t-elle d’un ton aussi glacial que possible.
S’arrachant à sa contemplation, Vander s’avança vers elle.
— Il n’y aura pas de nouvelle duchesse. Vous êtes ma duchesse, la seule.
Avant d’avoir saisi le sens de ses paroles, Mia remarqua l’hématome sur sa pommette ; elle vit aussi
que sa chemise était déchirée, par une lame de toute évidence.
— Vous êtes blessé ? s’écria-t-elle.
Elle fit un pas vers lui, s’arrêta.
— Vous êtes allé chez sir Richard ! s’écria-t-elle. Que s’est-il passé ? Edward était là ?
À cette question, le regard de Vander s’assombrit dangereusement. Elle n’avait jamais tremblé devant
lui, elle n’allait pas commencer aujourd’hui.
— Oui, Reeve était là, confirma-t-il du bout des lèvres. La dernière fois que je l’ai vu, il était sain et
sauf.
Une horrible pensée la frappa soudain.
— Quelque chose est arrivé à Charlie ? demanda-t-elle d’une voix altérée.
— Non. Il a fait du cheval toute la journée et s’est couché épuisé. C’est vous que je suis venu voir.
Mia prit une inspiration tremblante. La panique reflua, remplacée par l’envie frénétique de se
protéger. Elle ne survivrait pas à une autre humiliation de la part du duc de Pindar.
— En quel honneur ? parvint-elle à articuler.
Vander repoussa de son front une mèche humide de sueur.
— Je refuse de renoncer à vous.
Le cœur de Mia bondit. Rester avec Vander… vivre avec lui. Dormir dans son lit. Lui faire l’amour
nuit après nuit…
Elle retomba brutalement sur terre. Elle n’avait donc pas une once d’amour-propre ? C’était tellement
pitoyable de désirer un homme qui lui témoignait aussi peu de respect et de considération. Tout aussi
pitoyable que ces romans dont il était l’unique héros, quand bien même elle lui avait donné six noms
différents.
— Vous avez changé d’avis bien vite, observa-t-elle, s’essayant à la désinvolture. Et vous comptez en
changer de nouveau demain ? Je ne vous imaginais pas aussi inconstant.
Il serra les mâchoires.
— Je ne suis pas inconstant. En fait, je suis le tuteur de Charlie et je compte le rester.
Mia le fixa, incrédule, puis :
— Vous voulez que nous restions mariés à cause de Charlie ?
Quelle humiliation ! Ainsi, son neveu de huit ans était plus cher à Vander qu’elle-même. Jamais elle
ne s’était sentie aussi indigne d’être aimée.
— Pas seulement, rétorqua-t-il, et soudain son regard changea. Écoutez, quoi qu’ait fait ma mère, mon
père n’a jamais cessé de l’aimer, pas même quand il était à l’asile.
Mia nota, non sans soulagement, que sa fureur lui permettait d’observer la scène avec un certain
détachement, comme si elle assistait à une pièce de théâtre.
— Quel rapport avec notre mariage, répliqua-t-elle. Si vous tenez absolument à parler de nos parents,
je crois me souvenir que lorsque j’ai évoqué l’amour qui les liait, vous avez traité mon père de salaud
qui avait séduit votre mère, et insinué que je ne valais guère mieux. La pomme gâtée ne tombe jamais loin
de l’arbre, n’est-ce pas ?
Silence.
— Je n’ai jamais tenu pareils propos.
— Si, mot pour mot.
— Telle n’était pas mon intention.
— Sur le moment, vous étiez sincère !
— Bon Dieu !
Le juron lui échappa comme si le fil ténu de son sang-froid avait fini par céder. Il fit un pas vers elle.
— Toute ma vie, j’ai cru que ma mère avait trahi mon père, articula-t-il. Mais je sais depuis peu
qu’en réalité il la frappait.
Mia tressaillit.
— Je l’ignorais. Je… je suis désolée.
— Il l’a blessée si gravement qu’elle n’a pas pu avoir d’autres enfants après ma naissance.
À son ton, Mia devina que c’était la première fois qu’il faisait cet aveu. Et peut-être la dernière.
— C’est épouvantable.
Elle avait donc raison au sujet des animaux miniatures en cristal. Il lui faudrait demander à un
domestique d’emballer toutes ces petites familles fragiles.
— Quand Reeve est arrivé, ce matin, j’étais obsédé par l’idée que j’avais épousé une femme éprise
d’un autre, comme ma mère.
— Je…
Il franchit la courte distance qui les séparait, referma les mains sur les bras de Mia, et plongea les
yeux au fond des siens.
— Je vous ai laissée partir. Pire, je vous ai chassée tant j’étais convaincu que vous en aimiez un
autre. Mais à l’instant où votre voiture a disparu à la vue, j’ai compris. Je me trompais. Vous ne l’aimez
pas, n’est-ce pas ? C’est moi que vous aimez, duchesse.
Mia voulut nier, mais il se pencha vers elle et s’empara de ses lèvres avec une ardeur qui menaça de
la consumer. Réussissant, Dieu sait comment, à s’arracher à ses bras, elle lâcha froidement :
— Aussi malheureuse qu’ait été l’histoire de nos parents, je crains qu’elle ne change rien à notre
situation. Vous et moi ne sommes pas bien assortis. Nous sommes trop versatiles et trop… J’ai commis
certains actes qu’aucune dame digne de ce nom ne devrait s’autoriser. Et lorsque vous vous mettez en
colère, vous dites des choses que je ne peux pardonner.
— Je peux changer, contra Vander d’un air farouche.
Mia secoua la tête.
— Il ne s’agit pas seulement de cela. J’ai perdu ma dignité en vous faisant chanter, et encore plus
quand… hum… eh bien… vous voyez ce que je veux dire. Si nous demeurons mariés, je finirai par
perdre le peu d’amour-propre qu’il me reste.
Les traits de Vander se durcirent.
— Rien de ce que nous avons fait ensemble, rien, ne devrait vous embarrasser. Ce que nous avons
vécu était un cadeau inestimable. Et je n’aurai jamais d’autre duchesse que vous.
— Vous n’avez pas à me dicter mes sentiments ! Vous ne pouvez pas davantage me jeter, puis exiger
de me récupérer, tel un vulgaire bagage égaré ! Ce que nous avons partagé ne suffira pas à fonder une
union solide. Alors repartez par où vous êtes venu, je vous prie, ordonna-t-elle, l’index pointé vers la
fenêtre.
Le visage fermé, Vander l’attira de nouveau dans ses bras. En un éclair, une onde de chaleur
dévastatrice envahit Mia. Quand elle voulut protester, il prit sauvagement possession de ses lèvres.
Lorsqu’elle retrouva la raison, de longues minutes plus tard, Mia était cramponnée à son mari et
tremblait de la tête aux pieds. Une fois de plus, elle avait succombé à ses instincts les plus vils. Elle
ressentit une honte sans nom à l’idée de s’être ainsi abaissée.
Elle repoussa Vander avec force.
— Partez, dit-elle d’une voix brisée. Vous n’avez pas le droit de vous comporter ainsi avec moi. Je
mérite un époux qui me respecte !
— Je vous respecte, assura-t-il, le regard si brûlant qu’une flèche de désir la traversa de nouveau.
— Vous me désirez, c’est différent. Vous ne me respectez pas comme un gentleman devrait respecter
son épouse. Jamais les héros de mes livres ne diraient les horreurs que vous m’avez dites. Ils ne les
penseraient même pas. Quoi que vous prétendiez à présent, vous n’avez cessé de me rappeler quelle
piètre opinion vous aviez de moi.
Elle s’écarta de lui, comme si, en mettant une distance physique entre eux, elle l’aimerait moins.
— En vérité, enchaîna-t-elle, je ne suis rien de plus qu’un titre à vos yeux – un titre et le corps qui va
avec.
La colère raffermit son courage, et dressa entre eux une barrière infranchissable.
— Vous rendez-vous compte que durant notre brève union, vous ne m’avez pour ainsi dire jamais
appelée autrement que « duchesse ». Il m’est arrivé de me demander si vous vous souveniez seulement de
mon prénom. Preuve ultime de votre indifférence ? Hier, Edward et vous avez renégocié notre mariage
sans prendre la peine de m’interroger sur mes sentiments – alors même que j’étais présente.
— Vous vous méprenez. Cela ne s’est pas passé ainsi.
— Ni l’un ni l’autre n’a songé à me demander si je préférais restée mariée avec vous ou épouser
Edward, continua-t-elle sur sa lancée.
La joie et la passion qui brillaient d’ordinaire dans le regard de Mia avaient disparu, au grand
désarroi de Vander. Sa femme se tenait devant lui, lui ordonnant de partir, mais il lui était impossible de
s’y résoudre. Elle était à lui, que diable. Fort de cette conviction, il la souleva dans ses bras, ignora ses
protestations, et la déposa sur le lit. À la seconde où son corps couvrit le sien, il éprouva un délectable
soulagement.
— Être avec vous, c’est être chez moi, murmura-t-il avant de déposer un baiser sur son nez, puis sur
sa pommette.
Les mots lui manquant, il prit ses lèvres.
Puis son corps. Quand il glissa la main entre eux, il découvrit qu’elle était déjà tout humide de désir.
Il la caressa, vit ses yeux se voiler tandis qu’elle l’enlaçait. Alors il entra en elle sans attendre, et leur
union se transforma vite en un assaut furieux et magnifique.
Lorsqu’il roula sur le flanc, pantelant, après l’avoir fait jouir à plusieurs reprises, elle se refusa à
croiser son regard. Et quand elle se redressa en position assise, le cœur de Vander sombra.
— Ce n’est pas bien, souffla-t-elle.
— Duchesse…
Elle se tourna vivement vers lui.
— Vous voyez ? Même maintenant, vous ne m’appelez pas par mon prénom !
Vander détesta son regard dur et froid. Il s’assit à son tour, encadra son visage de ses mains comme
s’il pouvait le réchauffer à son contact.
— Mia, vous êtes ma duchesse. C’est le cadeau le plus précieux que j’ai à offrir. Mon nom, mon titre,
tout ce qui m’appartient.
Elle ferma un instant les paupières :
— Cela ne suffit pas. J’ai besoin de respect, Vander. Vous n’imaginez pas à quel point. Je dois me
respecter moi-même et être respectée. C’est la seule chose que ma famille n’a pas su m’offrir. Et vous
non plus.
— Ce n’est pas vrai, assura le duc, s’efforçant d’adopter un ton posé.
Elle attendit, mais les mots ne vinrent pas. Du moins pas ceux qui convenaient.
— À vos yeux, je ne suis pas digne d’amour, reprit-elle dans un soupir. Et comment vous le
reprocher ? J’ai écrit ce poème épouvantable, je vous ai fait chanter, je perds la tête dès que vous me
touchez. Avec le temps, je finirais par me perdre moi-même.
Elle se leva sans le regarder, et alla enfiler un peignoir.
— Partez maintenant, Vander, s’il vous plaît.
Il se leva, s’approcha et la fit pivoter face à lui sans ménagement.
— Tout ce que vous avez dit est faux. Ce n’est qu’un tas de fadaises.
Elle laissa échapper un rire amer.
— Je suppose que vous le pensez vraiment.
Se libérant d’un geste sec, elle leva fièrement le menton. Son regard dur avait laissé la place à la
colère et à la détermination.
— Mes sentiments ne sont pas des fadaises, duc. Que vous ne soyez pas d’accord avec moi n’ôte pas
toute valeur à mes propos. En fait, vous n’avez fait que confirmer mon point de vue, à savoir que mes
opinions et mes sentiments n’ont aucune importance à vos yeux. Si nous restions mariés, vous auriez
toujours le dernier mot quoi qu’il arrive.
Elle était blessée, et Vander avait l’impression que chacun de ses mots était comme une dague qu’on
lui enfonçait dans le cœur.
— Je ne vois absolument pas les choses ainsi, protesta-t-il.
Il aurait voulu lui expliquer que… que quoi ? L’éloquence n’était pas son fort, il n’avait jamais eu
besoin d’y faire appel.
— Partez, dit-elle d’un ton las. Laissez-moi seule. S’il vous plaît.
Il fit une ultime tentative.
— Je connais votre prénom, Mia, et je ne veux pas vivre sans vous. J’adore être votre époux. Vous
êtes à moi.
— Je ne suis à personne, s’emporta-t-elle. Je suis une femme indépendante, Vander. Et je le serai
toujours. Je veux divorcer.
Alors qu’il la dévisageait en silence, il eut une révélation. Mia avait raison.
Il ne la respectait pas comme un héros de roman le ferait. Il ne voulait pas mettre un genou à terre
pour lui demander sa main ; il voulait la renverser sur le lit et lui faire toutes sortes de choses
irrespectueuses. Il voulait passer sa vie à se chamailler avec elle pour un oui ou pour un non, puis passer
l’éponge et l’embrasser jusqu’à plus soif.
Il voulait la posséder, manger avec elle, vivre avec elle et mourir avec elle. Déverser sa semence en
elle et avoir des enfants – non parce qu’il lui fallait un héritier, mais pour qu’ils fondent une famille
ensemble. Pour que quelqu’un ayant les yeux de Mia, son intelligence et son infinie tendresse vive sur ses
terres, en Angleterre. Pour que son sang coule dans les veines des futurs ducs de Pindar et contrebalance
la folie du sien.
Il opina sèchement et tourna les talons.
Ce ne fut que plus tard, alors que sa voiture s’engageait dans l’allée de Rutherford Park, qu’il réalisa
que saint Frédéric n’aurait jamais prononcé le mot « semence », ni même osé le penser, en présence de
Flora. En y réfléchissant, sans doute n’aurait-il pas parlé non plus de la posséder.
Ce n’était pas romantique. Ce n’était pas ce que Mia voulait.
Il n’y avait vraiment aucun moyen de sauver leur mariage.
33
Le lendemain matin, après seulement quelques heures de sommeil, Vander pénétra dans la salle à
manger et découvrit Thorn occupé à étaler de la confiture sur un petit pain en lisant un message de sa
femme. Thorn et India échangeaient sans cesse des mots, par valet interposé si Thorn était dans son
bureau et India dans le salon, à quelques pas de là, ou par coursier s’il se trouvait à Londres et elle, à la
campagne.
Vander songea à écrire à Mia, puis se ravisa. L’écrivain, c’était elle.
— India n’est pas contente, annonça Thorn en levant les yeux.
— Tu lui as parlé de ta côte cassée ?
Son ami secoua la tête.
— Uniquement de l’œil au beurre noir. Nous sommes censés assister à une réception royale lundi
prochain, et une face cabossée me laissera au rang de « bâtard » plutôt qu’à celui de « gentleman », dit-il
avec une évidente satisfaction.
Thorn avait grandi dans la rue et, ce matin, il donnait l’impression de ne l’avoir jamais quittée.
— Pourquoi diable assister à une réception royale ? Ce sera d’un ennui mortel.
— India tente de me réhabiliter.
Vander ricana.
— Elle se plaît dans la bonne société et je l’aime.
Thorn avait dit cela spontanément, comme si son amour était la chose la plus naturelle du monde.
Alors que le mot seul donnait à Vander le sentiment d’être un naufragé échoué sur une petite île au milieu
d’une mer démontée.
Jusqu’à récemment, il aurait soutenu que son père l’avait profondément aimé. Et pourtant, à en croire
Chuffy, le duc avait attenté à sa vie à plusieurs reprises.
Cela ne signifiait pas pour autant que lui-même était incapable d’aimer. Il avait aimé sa mère, même
s’il avait coupé les ponts avec elle. Ainsi que son père, en dépit des tempêtes qu’il avait fort à propos
oubliées. Il aimait Thorn. Chuffy. Charlie.
Et Mia.
Lorsqu’il disait qu’elle était à lui, qu’il voulait la posséder, il ne faisait rien d’autre qu’avouer son
amour, qu’affirmer que jamais on ne pourrait la lui prendre. Il avait la conviction qu’elle avait rassemblé
les morceaux épars de son être et l’avait réparé.
— Ainsi donc, je m’apprête à faire mon entrée dans la haute société, poursuivit Thorn, qui ne se
doutait pas que l’univers entier de Vander venait d’être chamboulé.
— Que veux-tu dire ? demanda celui-ci, les lèvres pincées.
Comment diable allait-il convaincre Mia qu’il l’aimait ?
— Un titre de chevalier. Mon père y est favorable, je suppose donc que je n’y couperai pas.
Le morceau de jambon que Vander mastiquait avait un goût de sciure. Il était quant à lui certain que la
prédiction de Thorn se réaliserait : le duc de Villiers parvenait toujours à ses fins.
Il devait rejoindre Mia. S’agenouiller devant elle s’il le fallait. Lui parler en termes choisis – éviter à
tout prix un vocabulaire trop cru.
— Tu as une sale tête, fit remarquer Thorn. Dois-je en déduire que ton épouse n’a pas l’intention de
regagner le domicile conjugal ?
— Je compte bien la faire changer d’avis.
— Je crois pourtant me souvenir qu’il y a à peine plus d’une semaine, tu trouvais son chantage
scandaleux.
Vander ne prit pas la peine de répondre. Pendant un moment, seul le cliquetis des couverts rompit le
silence tandis que les deux amis engloutissaient œufs, tranches de rosbif et de jambon, ainsi qu’une
montagne de petits pains.
Vander avait appris voilà fort longtemps qu’un petit déjeuner distingué était réservé aux chiffes
molles qui passaient leur journée entre leur voiture et leur sofa. Lui dévorait comme un homme investi
d’une mission, ce qui était le cas – la plus importante de sa vie, en l’occurrence.
— J’espère que je ne te ressemblais pas avant mon mariage, reprit Thorn en posant sa fourchette.
Vœu pieu, j’imagine… Cela dit, es-tu sûr que la duchesse n’aime pas Reeve ?
— Oui, répondit Vander sans hésiter. Mais elle a décrété que je ne la respectais pas.
Lorsque Mia employait le mot « respect », il la soupçonnait de penser « amour », en réalité. Et
lorsqu’il évoquait sa duchesse, c’était aussi d’amour qu’il parlait.
— Tu pourrais lui faire remarquer que le chantage n’est pas précisément… commença Thorn, qui se
tut comme son ami lui adressait un regard torve. Bien, je suppose que le bon sens est hors de propos. Je
vais donc partir du principe que tu t’es essuyé les pieds dessus. Ce qui signifie que tu vas devoir faire un
geste vraiment grandiose.
Vander réfléchit. À quoi tenait-il plus que tout, en dehors de Mia ?
— Je pourrais lui offrir Jafir, suggéra-t-il. J’ai commencé à recevoir des offres avant même la fin de
sa première course. Il est d’ores et déjà le cheval le plus convoité d’Angleterre.
— Elle n’a que faire d’un cheval, espèce d’idiot.
À cet instant, Chuffy pénétra dans la salle à manger de sa démarche chaloupée et se laissa choir sur
un siège. Ses vêtements étaient froissés, et ses cheveux ressemblaient à un nid grisonnant.
— Messieurs, dit-il, le regard trouble, ne défiez jamais le boulanger du village aux fléchettes. Je n’ai
pas gagné une seule partie avant la dernière heure, et uniquement parce que je tiens mieux la bière que lui.
— Vander doit reconquérir son épouse, lui annonça Thorn sans le saluer. Si vous avez des idées…
La tête de Chuffy bascula en avant et se posa en douceur sur la table.
— Je ne suis pas sûr que ce soit possible.
Le cœur de Vander se mit à cogner sourdement.
— Mia me déteste à ce point ?
— Non. C’est juste que tu n’arrives pas à la cheville des héros de Lucibella, répondit Chuffy, la voix
étouffée par la nappe.
S’il ne s’agissait pas d’une révélation pour Vander, Thorn, lui, fronça les sourcils, l’air déconcerté.
— À la cheville de qui ?
— Mia est une romancière célèbre qui publie sous le pseudonyme de Lucibella Delicosa, lui
expliqua Vander. Mon oncle a lu tous ses livres.
— Des romans et Shakespeare. Pas vraiment ton fort, ironisa celui-ci.
— J’en suis conscient, bougonna Vander.
— Comment se peut-il que Vander n’arrive pas à la cheville d’un personnage de fiction ? s’étonna
Thorn.
— Il n’a pas l’âme poétique, répondit Chuffy.
C’était exactement la conclusion à laquelle était parvenu Vander.
— Kinross jure qu’il ne se serait pas marié sans un poème de John Donne, déclara Thorn. Tu pourrais
en mémoriser un. Ou essayer d’en écrire un toi-même, suggéra-t-il en grimaçant.
— Kinross, le duc écossais ? fit Vander. J’ai beaucoup de mal à l’imaginer récitant de la poésie.
— Il m’a pourtant affirmé qu’il devait son bonheur conjugal à Donne.
— La poésie serait un bon début, admit Chuffy en se redressant, quoiqu’il donnât l’impression de
risquer de s’affaler dans le beurre à tout moment. Mais il n’y a pas que cela. Dans les romans de
Lucibella, le héros se distingue toujours par un acte d’une extraordinaire bravoure. Dans celui que Mia
écrit en ce moment, Frédéric sauve Flora d’un péril mortel.
— Frédéric est un fieffé crétin, répliqua Vander d’un air sobre, ce qui ne l’empêcha pas de poser la
question qui allait de soi. Comment s’y prend-il ?
— Il va sans doute l’arracher d’un orphelinat en feu ou quelque chose de ce genre, suggéra Thorn.
— Non, des griffes d’un tigre, rectifia Chuffy avant de se lever en titubant.
À un moment ou à un autre, il avait perdu sa cravate, et il portait son gilet à l’envers.
— Je monte me coucher, marmonna-t-il.
— Le tigre arrive à la fin du roman ? voulut savoir Thorn.
— Flora s’enfuit du château hanté, mais le vil lord Plum est furieux qu’elle ait repoussé ses avances –
alors qu’il séquestre son épouse dans le grenier – et lâche sur elle le tigre mangeur d’homme à demi
affamé qu’il garde dans une cage dans la cour de son château.
Chuffy avait débité son histoire sans reprendre son souffle.
— Et qu’en est-il du passage héroïque ? s’enquit Vander.
— Frédéric voit sa bien-aimée sur le point de se faire dévorer par le tigre et se précipite dans la cour
pour distraire celui-ci. Au moment où l’animal fonce sur lui, il sort un arc et le tue. J’ai tenté de
convaincre Mia qu’un pistolet serait mieux, mais elle trouve les flèches plus romantiques.
Un silence s’ensuivit, tandis que Vander (et sans doute Thorn) s’efforçait d’imaginer cet enchaînement
de situations singulièrement improbables.
— Cela semble un peu mélodramatique, admit Chuffy, sur la défensive. Mais c’est parce qu’aucun de
vous deux ne connaît ce genre. Je vous assure que les lecteurs de tout le royaume trembleront de terreur
en lisant cette scène.
— Malheureusement, il y a pénurie de tigres dans le Berkshire, souligna Thorn. Vander ne pourra
donc pas reproduire ce palpitant dénouement.
— Dans l’un des romans les plus populaires de Mia, Esméralda, le méchant bondit d’un étalon sur le
carrosse de l’héroïne qui finit dans la rivière, expliqua Chuffy, plus alerte. Le héros – ce serait toi,
Vander – plonge dans les eaux glaciales afin de sauver l’héroïne et l’attrape alors qu’elle commence à
couler.
— Ridicule, grommela Vander en se levant.
— Alors écris ton propre dénouement, mon neveu ! rétorqua Chuffy. Le Duc, la Duchesse et
l’Orphelin ! Vendu en édition de luxe doré à l’or fin.
— Si je puis me permettre, tu ferais mieux d’apprendre un poème, suggéra Thorn. Essaie quelqu’un
de moins connu que John Donne ; qui sait, tu pourrais même réussir à le faire passer pour une de tes
œuvres.
— Tu m’imagines vraiment tombant à genoux et récitant un poème ?
Thorn et Chuffy le contemplèrent sans mot dire, et Vander sut ce qu’ils voyaient : un grand gaillard
qui n’avait rien d’un duc. Au mieux, son sourire était féroce ; au pire, il était carrément menaçant.
Il n’avait jamais lu un roman de Lucibella, mais il avait passé des années à écouter Chuffy les lui
raconter avec animation. Une idée germa dans son esprit.
Il allait devoir solliciter l’aide de Charlie.
34
Mia se leva à 4 heures du matin pour écrire. Les mots lui venaient aisément, comme si on avait ouvert
les vannes d’un barrage.
Flora se révélait étonnamment pragmatique. Après quelques rencontres avec le spectre d’une jeune
mariée qui errait en pleurs dans le château après avoir été éconduite en 1217, elle était parvenue à la
conclusion que pleurer Frédéric sa vie durant serait un beau gâchis.
À midi, Charlie manquait tellement à Mia qu’elle décida d’aller le chercher et de regagner Carrington
House. Sir Richard ne représentait plus une menace, devinait-elle. Au rez-de-chaussée, l’aubergiste
l’informa qu’Edward l’attendait dans leur salle à manger privée où le déjeuner serait servi d’ici à
quelques minutes.
— Bonjour, le salua-t-elle en franchissant le seuil.
Edward se leva aussitôt, s’inclina et lui baisa la main.
— Vous serez heureuse d’apprendre qu’un sir Richard quelque peu cabossé se trouve désormais entre
les mains du juge de paix, en attendant les assises, lui apprit-il en la guidant jusqu’à un siège.
Une héroïne de Lucibella aurait défailli d’horreur en apprenant que sir Richard avait été corrigé
physiquement ; Mia, quant à elle, trouvait le châtiment mérité.
— J’en suis heureuse, en effet, confirma-t-elle. Plus rien ne m’empêche d’aller chercher Charlie, je
suppose. Je souhaiterais que nous nous réinstallions à Carrington House sans délai.
Franchir le seuil de la demeure de Vander pour ne plus y revenir serait une épreuve, elle le savait,
mais elle devait être forte. Elle était une femme indépendante, se répéta-t-elle pour la centième fois. Elle
n’était pas qu’un titre : duchesse, épouse, fille ou sœur.
Elle était Mia, et Lucibella aussi. Et la mère de Charlie. Cela devrait lui suffire.
Après le repas, Edward alla régler l’aubergiste, et elle se dirigea vers la porte qui donnait dans la
cour tout en nouant son bonnet. Elle venait à peine de sortir qu’elle entendit un hennissement familier. Un
grand sourire lui vint aux lèvres.
— Pour l’amour du ciel ! s’exclama-t-elle, tandis que Jafir caracolait vers elle. Que diable fais-tu
ici ?
Il paraissait extrêmement fier de lui. Avant qu’elle ne pût l’en empêcher, il saisit son bonnet entre ses
dents et recula en l’agitant comme s’il s’agissait d’un jeu.
Bien qu’il fût sellé et les rênes enroulées autour du pommeau, il n’y avait personne en vue.
— Où est Vander ? demanda-t-elle au cheval, s’attendant presque qu’il réponde.
Jafir lâcha le bonnet et revint vers Mia qui lui caressa les naseaux en balayant la cour d’un regard
circulaire. Elle était déserte à l’exception d’une voiture stationnée tout au fond, gardée par un cocher
somnolent. Où étaient donc passés les palefreniers et les coursiers qui flânaient d’ordinaire, attendant
leur prochaine mission. Elle plissa les yeux. Ce cocher qui ronflait ressemblait fort à Mulberry.
— Vander ! appela-t-elle.
Un éclat de rire enfantin lui répondit, et Charlie bondit par la portière ouverte. Jafir poussa un
hennissement approbateur.
— Mon ange ! s’exclama-t-elle, les bras tendus. Que fais-tu ici ?
Charlie s’élança sur les pavés, le visage radieux.
— Nous sommes venus vous chercher pour vous ramener à la maison ! cria-t-il.
— Nous ? Le duc est avec toi ? demanda Mia avant de déposer un baiser sur le front de son neveu.
— Je dois vous réciter un poème, annonça-t-il en l’étreignant. Sa Grâce et moi, nous l’avons écrit
ensemble. Je vais le déclamer à la manière des orateurs romains.
Le souffle coupé, Mia vit Vander descendre de la voiture. Elle reporta vivement les yeux sur Charlie,
qui avait grimpé sur la marche de granit devant l’entrée de l’auberge et s’était tourné vers la cour.
Il commença à déclamer avec la majesté d’un jeune lord faisant une déclaration de la plus haute
importance à ses compatriotes et au monde.
— Les roses sont rouges, les violettes sont bleues…
Soudain, un bras émergea de l’ombre et s’enroula autour de sa gorge. Mia poussa un hurlement, tandis
qu’un sir Richard, ensanglanté et échevelé, poussait Charlie devant lui avec brutalité. Il tenait un poignard
contre la gorge du garçon. L’aristocrate distingué avait disparu, remplacé par un prédateur au regard
féroce.
Du coin de l’œil, Mia vit Vander faire un pas prudent vers eux. Tout à fait réveillé, Mulberry sauta de
son siège.
— Sir Richard, qu’est-ce qui vous prend ? cria-t-elle dans l’espoir de détourner son attention des
deux hommes.
— Oh, j’ai juste l’intention de tuer ce petit morveux ! répondit-il avec son accent cultivé, comme s’il
parlait du temps qu’il faisait.
— Tante Mia, articula Charlie d’une petite voix, ses grands yeux rivés sur elle.
Un cri monta dans la gorge de Mia, qu’elle s’efforça de réprimer.
— Un meurtre est une solution quelque peu extrême, non ? lança Vander, qui avait rejoint Mia.
Mulberry, lui, s’efforçait de faire discrètement le tour de la cour afin d’approcher l’agresseur par-
derrière.
— C’est lui le responsable de tout, cracha sir Richard. Je dois quitter ce maudit pays à cause de cet
estropié demeuré qu’on aurait dû noyer à la naissance.
Il secoua Charlie et le couteau s’approcha dangereusement de sa gorge.
— Non ! fit Mia qui s’avança en trébuchant. C’est moi qui suis responsable. Tout est ma faute. Par
pitié, lâchez Charlie !
En réponse, sir Richard tira la tête de l’enfant en arrière, plaçant le tranchant de son poignard sous
son menton. Mia entendit la béquille de Charlie heurter les pavés, même si elle n’osa pas quitter des yeux
le visage de sir Richard.
Il était encore pire qu’elle ne l’avait imaginé : cet homme était fou à lier.
— Pourquoi Charlie ? croassa-t-elle. C’est votre neveu ! Il ne mérite pas un tel sort !
— Maintenant ! aboya Vander.
Sous le regard effaré de Mia, le bras droit de Charlie décrivit un arc de cercle, et la petite dague
qu’il serrait dans sa main se planta dans le bras de sir Richard. Sans doute ne parvint-il qu’à le piquer,
cependant, la lame du poignard vacilla, offrant à Vander la seconde dont il avait besoin. Bondissant en
avant, il arracha Charlie à l’étreinte de son agresseur.
Ce dernier hurla et se jeta sur eux, envoyant Mia voler sur les pavés. Charlie était déjà à l’abri
derrière Vander qui arborait une expression si sauvage que sir Richard se pétrifia.
Mais à l’instant où Mulberry s’élançait à la rescousse, sir Richard vira brusquement à gauche,
agrippa le pommeau de la selle de Jafir, et se propulsa sur son dos avant de s’enfuir au grand galop.
Débitant un flot de jurons, Mulberry se rua hors de la cour.
— Il a volé Jafir ! cria Charlie, la voix vibrante d’indignation.
— Il ne le gardera pas longtemps, assura Vander, qui vint aider Mia à se relever avant de
l’envelopper de ses bras.
Elle se laissa aller contre son torse, paupières closes. Il lui sembla qu’il déposait un baiser sur ses
cheveux.
— Ne vous inquiétez pas pour Jafir, Charlie, reprit Vander. Sir Richard essaiera de le vendre quand
il arrivera sur la côte, mais j’offrirai une récompense si énorme qu’il se retrouvera avec la moitié des
hommes du royaume à ses trousses.
Un bruit de bottes résonna sur les pavés.
— Nom de Dieu, j’espère que ce n’était pas Magruder, grogna une voix.
Mia rouvrit les yeux.
— Charlie est trop jeune pour entendre ce genre de langage.
— Pardonnez-moi, dit Edward qui s’était rembruni en la voyant dans les bras de Vander.
— Sir Richard a le juge de paix du Berkshire dans sa poche, fit le duc. Ce qui n’explique pas
comment il a su où nous trouver.
— C’est moi qu’il cherchait, j’imagine, dit Edward. Il m’a menacé à plusieurs reprises, la nuit
dernière. Après son arrestation, j’ai dit au shérif que j’étais descendu à l’auberge au cas où je devrais
témoigner.
Mulberry revint en courant.
— Il a pris la route de Douvres, annonça-t-il, haletant. Il va tenter de rejoindre la France.
Vander hocha la tête, puis se tourna vers Edward.
— Si vous voulez m’excuser, monsieur Reeve, j’aimerais emmener mon épouse faire une courte
promenade.
Le silence s’étira.
— Faites, répondit finalement Edward, le ton neutre mais le regard morne. Charlie, mon grand, et si
vous veniez à l’intérieur avec moi ?
— Vous avez vu comment j’ai poignardé sir Richard ? s’écria le garçon, qui ne paraissait pas le
moins du monde ébranlé par l’expérience.
Vander ramassa la béquille de Charlie, qui s’était apparemment cassée en deux. Stupéfaite, Mia le
regarda visser une petite dague à l’intérieur, là où il n’y en avait pas auparavant.
— Vous avez sauvé votre peau, on dirait, commenta Edward.
— Non, c’est le duc qui m’a sauvé, répliqua Charlie avec entrain. Mais j’ai poignardé sir Richard !
Reprenant sa béquille des mains de Vander, il la coinça sous son aisselle et se dirigea vers la porte
de l’auberge. Il se retourna soudain.
— Vous revenez, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’une voix qui chevrotait imperceptiblement.
— Dans l’heure, promit Vander.
Cette réponse parut suffire à Charlie, qui entra dans l’auberge en compagnie d’Edward.
— Sir Richard était prêt à tuer Charlie, gémit Mia, qui chancela, encore sous le choc. Son propre
neveu !
Sans mot dire, Vander la souleva dans ses bras et se dirigea vers sa voiture. Elle aurait dû se
débattre. D’ici à quelques minutes, elle serait sans aucun doute capable de s’affirmer comme la femme
indépendante qu’elle avait décidé d’être. Mais pour l’instant, elle tremblait de la tête aux pieds, et
savourait la sensation merveilleuse d’être dans les bras de l’homme si fort qui les avait protégés, son
enfant et elle.
— Sir Richard est fou, expliqua Vander.
Il s’installa sur la banquette, Mia sur ses genoux.
— Il n’aurait sans doute pas hésité à mettre ses menaces à exécution, continua-t-il. Mon propre père
constituait un danger pour moi. Je n’en ai aucun souvenir, mais selon Chuffy, il tentait régulièrement de
pénétrer dans ma chambre, si bien qu’un valet devait monter le garde devant la porte jour et nuit.
— C’est horrible ! articula Mia. Dieu merci, votre père n’a jamais réussi à vous faire du mal. Je suis
certaine qu’il en aurait eu le cœur brisé. Et Dieu merci, ajouta-t-elle d’un ton ferme comme une lueur
inquiète s’allumait dans le regard de Vander, vous n’avez pas hérité de sa maladie.
— J’ai hérité de son tempérament, avoua-t-il.
Il donna un coup bref dans le plafond, et la voiture s’ébranla.
— Autrefois, j’avais pour habitude de démolir les meubles, aujourd’hui, je me contente d’échanger
quelques coups de poing avec Thorn.
— Jamais vous ne feriez de mal à quelqu’un sous le coup de la colère, assura-t-elle en nichant la joue
au creux de son épaule musclée.
— Mais je dis des choses que je ne pense pas. J’ai été odieux avec vous, Mia.
Il l’écarta de lui juste assez pour que leurs regards se croisent.
— Vous êtes la femme la plus belle, la plus intelligente que j’aie jamais rencontrée, et je vous ai
blessée. J’en suis navré, dit-il d’un ton bourru.
Mia devina d’emblée qu’il n’avait jamais dit cela à personne. Sa gorge se noua. Comment pourrait-
elle le rejeter ? Pourtant il le fallait.
— Après avoir fait l’amour avec vous pour la première fois, continua Vander, qui lui prit la main et
la porta à ses lèvres, je n’avais plus qu’une envie : recommencer.
C’était la chose la plus difficile qu’elle eût jamais eu à faire.
— Je ne peux pas, murmura-t-elle.
C’était tout ce dont elle avait rêvé – toutefois pas ainsi. Son ton douloureux était humiliant, et il garda
le silence. Un silence qu’elle se sentit obligée de combler.
— Ce n’est pas assez, dit-elle, les larmes aux yeux. Je ne veux pas être juste une femme dans votre
lit.
— Mon amour pour vous n’a rien à voir avec mon lit, répliqua Vander d’une voix grinçante comme
une grille rouillée.
Mia en eut le souffle coupé.
— Qu’avez-vous dit ? s’écria-t-elle.
— Je n’ai pas aimé grand monde et je ne suis pas très doué pour cela. J’aimais mon père, mais il a
essayé de me tuer plusieurs fois. J’aimais ma mère, mais j’étais pris entre deux feux et j’avais
l’impression de trahir mon père en me montrant aimable avec elle.
Il se tut un instant, et sonda le regard de Mia.
— J’aime Thorn. J’aime India. Chuffy, bien sûr. Charlie. Et vous. Vous par-dessus tout, Mia.
Ce discours la prit de court.
— Pourtant, vous m’avez dit des choses blessantes, objecta-t-elle, telle une enfant butée. Vous
m’appeliez toujours « duchesse » comme si je n’avais pas d’existence propre.
— Quand je vous appelle ma duchesse, c’est ma façon à moi de dire que je vous aime, que j’ai envie
de vous serrer dans mes bras, de vous faire l’amour. Ce mot signifie que vous êtes… tout pour moi.
Il était sincère, cela ne faisait aucun doute.
— M’aimez-vous, Mia ? Si tel n’est pas le cas, je partirai et je ne vous importunerai plus jamais. Je
vous le promets.
Le cœur de Mia se mit à battre la chamade, et elle sentit sa détermination chanceler.
— Mais si vous m’aimez, poursuivit-il, lui étreignant les mains, jamais je ne vous laisserai partir.
Pas même si Reeve vous écrit une centaine de poèmes d’amour et vous dit toutes ces choses que je suis
incapable de dire. Pas même si ce maudit Frédéric se présente en personne. Comprenez-vous ?
Son regard ardent scrutait le sien.
Elle se mordit la lèvre et détourna les yeux.
— Il ne s’agit pas juste…
Il lui prit doucement la joue en coupe, la força à le regarder.
— Il n’y a qu’une question capitale, Mia. M’aimez-vous ?
Le ton était pressant, mais elle y décela une pointe de vulnérabilité, comme s’il lui laissait voir ce
qu’il ne montrait que rarement, peut-être même jamais : les tréfonds de son âme. Elle ne pouvait pas lui
mentir.
— Oui, souffla-t-elle. Je vous aime, Vander.
— Merci, mon Dieu !
Il l’attira contre lui, pressa le visage contre sa chevelure.
— J’ai été tellement stupide. Dites-moi que vous ne me quitterez jamais.
Sa voix était rauque d’émotion, comme si le guerrier féroce avait enfin mis le genou en terre.
— Jamais.
Le mot parut à Mia aussi naturel que la vie même.
— Je vous aime et vous aimerai toujours, ajouta-t-elle.
Ce qui lui avait paru honteux était désormais une évidence.
— Si vous tenez à le savoir, je vous aime depuis nos quinze ans, confessa-t-elle. Peut-être même
avant.
— Je ne vous mérite pas, déclara Vander.
Il se redressa, de nouveau maître de ses émotions.
— Mais j’ai ceci.
De la poche de sa redingote, il sortit une poignée de bouts de papier jauni. L’écriture qui y figurait
n’était pas élégante, mais rapide. Mia la reconnut aussitôt.
C’était la sienne.
— À l’époque, j’éprouvais des sentiments pour vous, lui avoua-t-il. J’aimais surtout vos seins, mais
aussi votre rire, et cette façon que vous aviez de calmer ma colère même quand votre père était présent.
Mia en demeura sans voix.
— La moquerie est le pire qui puisse arriver à un garçon. À quinze ans, j’en avais déjà subi tellement
à l’école que j’étais d’une très grande susceptibilité. Quand Oakenrott est entré dans la bibliothèque ce
jour-là, j’étais incapable de raisonner. Il a menacé de parler de ce poème à tout le monde. Votre
réputation aurait été ruinée, alors j’ai dit la première chose qui m’a traversé l’esprit pour l’arrêter.
Évidemment, je n’ai fait qu’aggraver la situation.
Mia n’arrivait pas à détacher les yeux des morceaux de papier.
— Vous avez gardé mon poème toutes ces années ?
Vander hocha la tête.
— Pas question de laisser partir à la poubelle le seul poème qu’on ait jamais écrit pour moi.
Mia sourit jusqu’aux oreilles.
— Où était-il toutes ces années ?
— Dans une boîte. Jusqu’à ce que Thorn me conseille de faire un geste grandiose et d’écrire un
poème à mon tour. Charlie m’a aidé, cela dit nous savions tous deux que nos vers ne valaient pas tripette.
C’est alors que j’ai eu cette idée.
— D’où vous est donc venue l’idée de me courtiser avec un poème ? pouffa Mia.
— J’étais désespéré, répondit simplement Vander. Mais j’ai un autre plan en réserve, au cas où le
poème ne serait pas assez persuasif.
Elle l’aurait parié.
— Lequel ?
— Tenez.
Il lui tendit une lettre des plus officielles, cachetée du sceau ducal.
Mia haussa un sourcil perplexe et l’ouvrit. Elle la lut une première fois. Recommença. Puis encore
une fois.
— Vous me faites chanter ?
Il hocha la tête.
— Si vous me quittez, j’enverrai cette missive au Times. Le monde entier connaîtra la véritable
identité de Lucibella Delicosa, du roi à la fille de cuisine.
Mia éclata de rire et lâcha la lettre.
— Savez-vous ce que je désire le plus au monde ?
— Je suis prêt à vous offrir tout ce que je possède, Mia. À exaucer le moindre de vos vœux.
Il était sincère.
— Un baiser, murmura-t-elle.
Vander ne se le fit pas dire deux fois. La renversant sur la banquette, il captura ses lèvres en un baiser
fervent. Le corps de Mia reconnut le sien tandis qu’il se laissait aller sur elle, et des larmes de bonheur
lui montèrent aux yeux.
Elle s’agrippa à lui comme si sa vie en dépendait.
— Je vous aime, chuchota-t-il.
Déjà il lui remontait ses jupes.
— J’ai envie de vous, lâcha-t-il.
— Alors prenez-moi, l’encouragea Mia. Je suis à vous, Vander.
Il se figea. La tendresse dans son regard s’était muée en quelque chose d’infiniment plus farouche.
— J’ai envie de vous, Mia, mais surtout je vous aime.
— Je suis à vous, répéta-t-elle.
— Pour toujours ?
— Pour toujours.
Là, sur la banquette étroite de la voiture, Vander lui fit l’amour avec respect, dévotion et… passion.
POÈME ÉCRIT PAR LE DUC DE PINDAR
AVEC L’AIDE INESTIMABLE DE
M. CHARLES WALLACE CARRINGTON
Le lendemain matin, Gaunt eut un choc en ouvrant la porte d’entrée : Jafir broutait sous la fenêtre de
la chambre de Mia, sans cavalier, les rênes pendant sur ses flancs.
Plus tard ce jour-là, le shérif vint les informer que sir Richard Magruder, après avoir été relâché par
erreur, avait été désarçonné lors de sa fuite et était mort sur le coup, la nuque brisée.
Jafir n’avait pas, semblait-il, apprécié d’avoir le fugitif sur le dos. Il préférait de beaucoup sa
famille : tant qu’elle se trouvait à proximité, il était le plus doux des animaux. Durant l’année qui suivit, il
endura de nombreuses promenades d’une lenteur pénible en compagnie de Lancelot et de Mia. Il eut beau
faire, Mia refusa toujours catégoriquement de chevaucher sur un cheval de cette taille.
Au printemps, elle changea son discours, expliquant qu’elle ne voulait pas mettre en danger le bébé
qu’elle portait en montant un cheval plus énergique que Lancelot.
Deux ans plus tard, elle déclara que Flora se montrait irritable si elle était séparée de sa mère trop
longtemps et qu’elle entendait donc l’emmener lors de sa promenade quotidienne. Personne ne confierait
Flora, qui avait la crinière brune de son père et le rire de sa mère, à un autre cheval que Lancelot.
Flora fut suivie de Cuthbert (baptisé ainsi en l’honneur d’un grand-oncle bien-aimé) et d’Edward (en
souvenir d’un grand ami de sa mère). Ainsi, la duchesse de Pindar évita-t-elle très longtemps de se
retrouver perchée sur un gigantesque cheval. À l’époque, Jafir avait remporté toutes les courses qu’il y
avait à remporter en Grande-Bretagne, et avait pris sa retraite comme étalon reproducteur, une mission
dont il s’acquittait avec enthousiasme.
Puis, tôt un matin, alors que le duc et la duchesse étaient au lit après s’être comportés d’une manière
qui aurait choqué leurs proches, Vander fit remarquer que Lancelot commençait à se faire vieux et serait
sans doute plus heureux de rester à l’écurie. Comme c’était là l’évidence même, Mia ne discuta pas. Le
duc ajouta que Jafir n’était pas si terriblement grand, et rappela que leurs trois enfants chevauchaient
avec maestria des montures tout aussi imposantes.
Traçant des cercles du bout du doigt sur le torse de son époux, Mia soupira :
— Je n’arrive pas à croire que les enfants sont devenus de pareils géants. Ils étaient minuscules, et
regardez-les maintenant.
Vander l’embrassa sur le front.
— Ils possèdent votre beauté et ma stature.
— Je crois que Cuthbert a l’étoffe d’un romancier, vous savez. Il m’a raconté une histoire qui s’est
passée à Eton, et il possède un sens de la narration époustouflant.
Plus tard ce matin-là, à la stupéfaction de Mulberry, Vander aida sa femme à se hisser sur Jafir.
Malgré sa déplorable tendance à s’agripper au pommeau les yeux fermés, ils s’engagèrent au pas sur le
sentier qui traversait le bois. À compter de ce jour, Mia n’accepta plus d’autre cheval.
Si elle avait dépensé beaucoup d’énergie à éviter les pur-sang arabes, tel n’était pas le cas de
Charlie. Comme Vander l’avait prédit, il devint vite le plus brillant cavalier des cinq comtés réunis.
D’une intrépidité sans nom, il parvenait à maîtriser le plus indocile des étalons.
À Eton, on l’avait autorisé à manquer les cours à l’occasion de certaines courses, ce qui suscita dans
un premier temps une certaine jalousie parmi ses camarades. Mais ceux-ci comprirent vite que tant que le
jeune lord Carrington ferait partie de l’équipe d’équitation, Eton ne perdrait pas la Coupe du Steeple-
chase – un trophée en argent que se disputaient Eton et Harrow depuis des années. Dès lors, plus
personne ne lui tint rigueur de disposer d’une permission spéciale ni ne se permit de l’appeler « le
boiteux » ou « jambe-de-bois ».
En fait, comme Mia le confia à son éditeur, M. William Bucknell – qui était devenu Will quelques
années plus tôt –, c’était comme si son neveu avait décidé de devenir Vander.
— Charlie est désormais si musclé qu’il ressemble à mon mari. Les femmes ne remarquent même pas
qu’il boite. Il s’exprime aussi comme Vander. À en croire la rumeur, Mlle Alicia Gretly, qui est jolie
comme un cœur, se languit d’amour pour mon neveu. Mais quand je lui en ai parlé, Charlie a fait la
grimace et m’a répondu que lorsqu’il déciderait de prendre femme, ce serait lui qui la courtiserait, et pas
l’inverse. Exactement ce que Vander aurait dit au même âge !
William Bucknell ne put s’empêcher de rire. Il passait chaque année un mois à Rutherford Park,
période durant laquelle il éditait le dernier manuscrit de la duchesse.
— S’il suit les traces de votre époux, lord Carrington a encore une bonne dizaine d’années devant lui
pour trouver l’élue de son cœur, fit-il remarquer.
— J’ai l’impression qu’hier encore c’était un petit garçon, clopinant avec sa béquille, soupira la
duchesse avant de reprendre sa plume. Il serait temps de nous mettre au travail, je suppose. Voilà au
moins une heure que nous papotons.
Avant que Will puisse répondre, le duc passa la tête dans l’entrebâillement.
— Puis-je vous enlever mon épouse pour une brève consultation sur une question de la plus haute
importance ? s’enquit-il.
Will observa la scène avec intérêt. Selon lui, l’une des raisons pour lesquelles les romans de la
duchesse étaient comparés, dans certains cercles, à ceux de Mlle Jane Austen s’expliquait par sa vie
privée si visiblement heureuse dont elle partageait certains bonheurs avec ses lecteurs.
Mais Sa Grâce refusa d’un signe de tête.
— Disparaissez, ordonna-t-elle à son mari en lui soufflant un baiser. Pas de consultations avant que
Will et moi ayons achevé au moins dix pages.
Quand le duc eut refermé la porte, Sa Grâce afficha un sourire espiègle.
— Avez-vous vu avec quel calme il a accepté mon refus ? Croyez-le ou non, mais autrefois mon
époux était convaincu qu’il pourrait toujours parvenir à ses fins. Il m’a fallu au moins un an de mariage
pour l’en détromper.
À défaut d’une réponse appropriée, Will tapota la pile de pages manuscrites posée devant lui.
— J’aimerais que nous discutions du fait que votre héros, lord Xavier Hawtrey, perd la mémoire
après une chute de cheval au point de ne pas reconnaître sa propre épouse.
— Mes lecteurs vont adorer, assura la duchesse, sur la défensive.
— Je n’en doute pas, répondit Will, apaisant. Mais accepteront-ils que lord Xavier ne se rappelle
miraculeusement le visage de sa femme qu’une fois convaincu que son vil cousin a assassiné celle-ci ? À
mon humble avis, vos lecteurs préféreraient qu’il tente au moins de lui sauver la vie. Par bonne volonté, à
défaut d’amour conjugal.
Sa Grâce soupira et tira le manuscrit vers elle.
— Vous avez sans doute raison. Mais il nous faut réfléchir au moyen de garder la scène dans laquelle,
en proie à une culpabilité sans nom, il se jette du haut de la falaise. Chuffy adore ce plongeon et vous
savez qu’il est mon meilleur critique.
Pesant ses mots avec soin, Will répliqua :
— Je m’inquiète que lord Xavier puisse mourir avant d’avoir pu…
Et ainsi se poursuivit leur échange.
En vérité, ce mois que Will Bucknell passait chez eux, à revoir son dernier manuscrit et à argumenter
avec Chuffy, était aussi l’un des moments de l’année que Mia préférait.
Quand bien même une femme qui aimait avec passion et était aimée tout aussi passionnément avait de
multiples raisons d’être heureuse chaque jour que Dieu faisait.
Et tout particulièrement lors des consultations avec son époux.
Une carrière de romancière en 1800 et plus tard
Le présent ouvrage doit beaucoup à ses sources, mais encore plus aux lecteurs qui m’ont soutenue et
poussée à écrire vingt-quatre romans à ce jour (ce qui ne cesse de m’étonner). En créant un auteur féminin
de romans sentimentaux au tout début du XIXe siècle, je voulais non seulement montrer combien écrire une
romance peut être amusant, mais aussi honorer les auteurs de l’époque. Pour la plupart, leur œuvre n’est
plus éditée, même si elles étaient prodigieusement populaires en leur temps. Un auteur comme Sarah
Scudgell Wilkinson subvenait à ses besoins en écrivant des aventures telles que La Comtesse fugitive
(1807). Anna Maria Bennett commença sa longue carrière d’auteur à succès avec Anna (1785) dont la
première édition s’écoula en une journée. Écrire des romans pouvait se révéler extrêmement lucratif : en
1796, Fanny Burney fut payée 2 000 livres pour Camilla, droits compris, ce qui équivaut à plus de
100 000 livres aujourd’hui. Bien sûr, cela ne signifie pas que leur œuvre était universellement célébrée.
La critique qui tourmente Mia est réelle ; elle fut publiée dans le Graham’s Lady’s Magazine en 1848 et
le roman considéré comme « un ramassis de dépravation vulgaire et d’horreurs contre-nature » était Les
Hauts de Hurlevent, d’Emily Brontë.
J’ai inventé la maison d’édition Brandy, Bucknell & Bendal ; en réalité, l’éditeur de Lucibella aurait
sans doute été Minerva Press, maison fondée en 1790 par William Lane qui publiait à la chaîne des
œuvres de fiction et créa aussi une bibliothèque itinérante. Spécialisé dans la littérature sentimentale et le
roman d’horreur gothique, il aurait adoré les héroïnes en péril de Lucibella. Si la prose de Lucibella est
le reflet des romans de l’époque, j’ai tiré l’intrigue d’Une allure d’ange et un cœur de démon (un roman
de Selina Davenport publié par Minerva en 1818) d’une nouvelle de Dorothy Parker intitulée Le Niveau
de vie. Afin d’assurer leur accessibilité à la classe moyenne et ouvrière, les romans de ce genre
possédaient en règle générale une reliure cartonnée agrémentée d’une étiquette en cuir sur la tranche. La
première édition d’Emma (1816) de Jane Austen, par exemple, était en « carton gris ordinaire » avec une
étiquette de titre en cuir marocain estampé. Mais les reliures plus luxueuses de Chuffy existaient aussi : le
plus grand relieur de l’époque était Roger Payne, célèbre pour ses créations originales en cuir de Russie
rehaussé de bordures dorées à la feuille, de perles et même parfois de broderies en soie illustrant
l’intrigue.
Si le personnage de Mia s’inspire des romancières de la fin du XVIIIe siècle et de la fin du XIXe, sir
Cuthbert doit son physique et sa nature enjouée à l’un des célèbres personnages de Shakespeare, sir Toby
Belch dans La Nuit des rois. Avec espièglerie, il enchaîne les citations de cette pièce que Mia reconnaît,
mais mon plus grand espoir est qu’il apporte l’insouciante joie de vivre de son modèle. En parlant de
citations, le poème tant décrié de Mia puise dans l’héritage romantique de Percy Bysshe Shelley. Pour
finir, le jeune Charles Wallace possède quelque chose de l’intelligence surnaturelle du personnage
homonyme de Madeleine L’Engle dans Un raccourci dans le temps, même s’il ressemble sans doute
davantage à celui du petit Tim, l’enfant invalide de Charles Dickens.