Journal of Translation and Languages مجلة الترجمة واللغات
ISSN : 1112-3974
La réécriture du mythe dans La
femme sans sépulture d’Assia Djebar
Chaouib Fatiha
University of Oran-Algeria
[email protected]
Abstract: In this article, we propose to study the rewriting of one of the founding myths: "Ulysses and
the Sirens". Indeed, with literature, mythical data are transformed first into matters of analogy, then
of confrontation, and finally of analysis and reconstruction. The challenge that makes the passage
from myth to literature lies in the word "creation" that Assia Djebar works through a concerted
rewriting with several voices, more than one language, more than one meaning. Through myth, the
author sheds light on the past, inserting forgotten events into the present of fiction, thus giving life to
buried voices.
This research allows us to consider that Assia Djebar replaces Ulysses in the epilogue. She is Ulysses
in the feminine; "the traveler", "the foreigner" who has spent her life traveling the world. She has
traveled from one continent to another, from North Africa to Europe to the United States. She seems
to like this life full of nomadism, Hania the heroine's daughter addresses her words: "O you who took
a long time to come back, she continues in a wavering voice, you Houria's niece died next door from
our home, you've done, it seems almost around the world, but what to blame you for, you came back
to us, isn't that the main thing? ».
She returned the narrator / author to Caesarea to recharge her batteries, to recover her past, a
forgotten piece of history. She does the same as the Homeric Ulysses who aimed to recover his past
as a present. She returns to the patios of the women of Caesarea, today's sirens, she listens to their
hidden words, these voices that tell the story of Algeria on the women's side, inside the houses,
cloistered. These women reconstruct the past down to the smallest detail. They meditate in the space
of silence, remember the past, build the puzzle little by little and make the story of Zoulikha the anthem
of all the women of Algeria, those who died for their country.
"The visitor", "the foreigner not so foreign" listens to this word, this song, without being attached to
the mast and assigns herself the task of transcribing the song of these women filled with tenderness
and sadness in writing. The author is consumed by the desire to preserve the story of her women from
oblivion to the point where she materializes this gesture by putting it on paper.
These sirens of Caesarea are all messengers who come to say what we don't know, what we don't see,
What happened inside the patios and in the streets of Caesarea, what is forgotten, what is hidden.
Inside the houses, these women ensure the chain of transmission, fight against oblivion. However, the
major oversight that arises in this novel is that of the women's fight for independence, their resistance,
their mourning. History is the prerogative of the women of Algeria that Assia Djebar "Ulysses in
feminine" has given herself the mission of saving her from "oblivion" because it turns out that it is the
real death.
Assia Djebar's story is constructed to make room for this word, to give it the impetus to take flight, to
go beyond the walls of the patios, to reach us. Like the Homeric story that was able to transcend the
ages to arrive at the center of the work "La Femme Sans Sepulture".
Keywords: Myth, rewriting, voice, oblivion, return.
Résumé : Dans cet article nous nous proposons d’étudier la réécriture de l’un des mythes fondateurs
: « Ulysse et les sirènes ». En effet, avec la littérature les données mythiques se transforment en
matière d’analogie d’abord, de confrontation ensuite, pour une analyse et une reconstruction enfin.
L’enjeu qui fait le passage du mythe à la littérature réside dans le mot « création » qu’Assia Djebar
Chaouib Fatiha 75
Revue de Traduction et Langues Volume 11 Numéro 02/2012, pp. 75-84
travaille par une réécriture concertée à plusieurs voix, à plus d’une langue, à plus d’un sens. À travers
le mythe, l’auteure jette une lumière sur le passé, insérant les événements oubliés dans le présent de
la fiction, donnant ainsi, la vie aux voix ensevelies.
Mots clés : mythe, réécriture, voix, oubli, retour.
1. L’introduction
La littérature maghrébine reflète de façon dynamique, la réalité socio
idéologique de son présent. Elle est comme le soulignent de nombreux critiques, «
Un REFLET : reflet du monde extérieur, mais surtout reflet de la personnalité de
l’écrivain » 1
Née de souffrances et de blessures provoquées par l’Histoire, elle dit la rupture
avec les origines et les lieux de la première enfance, ainsi que les sentiments
douloureux d’une identité méconnue, occultée ou blessée. Ces sujets littéraires
émergent d’une réalité physique. En effet, de nombreux écrivains ont été forcés de
quitter leurs pays d’origine, de traverser les frontières. Leur exil est devenu l’espace
de leur écriture. Face à ce déracinement, à cette impuissance, l’écriture apparait alors
comme le seul moyen d’assembler un moi éclaté entre langues et espaces. En ce sens,
Tahar Ben Jelloun affirme :
« Un écrivain est un homme solitaire, son territoire est celui de la blessure,
celle infligée aux hommes dépossédés. » 2
La singularité de la littérature maghrébine réside dans l’outil d’écriture ; la
langue française, la langue de l’autre. L’écrivain maghrébin, use de son génie
créateur pour manier à sa guise cette langue et atteindre à l’universalité :
« Je serais professeur de français, mais vous verrez avec des élèves bilingues,
le français me servira pour aller et venir dans tous les espaces ». 3
Les souffrances, les turbulences et la révolte se traduisent concrètement par
des récits fragmentés, enchâssés, désagrégés d’où leur particularité. Assia Djebar
s’inscrit avec force dans ce laborieux processus d’écriture qui s’étale sur une
cinquantaine d’années.
Dans ses écrits, elle a toujours regardé la réalité de son pays côté femmes, à
travers la parole singulière s’entendent les voix collectives de ses femmes cloîtrées
dont elle se veut l’interprète.
Notre propos est donc, de suivre la trajectoire que va tracer l’écriture d’Assia
Djebar pour la reconstitution d’une histoire où le genre féminin va inscrire son
empreinte dans le processus de rapprochement avec le réel.
« C’est par ce long détour, ses retours en cercle, ce labyrinthe de la voix, que
mon écriture en langue française est devenue une francophonie où graphie et oralité
se répondent comme deux versants face à face. » 4
1
ACHOUR Christiane et REZZOUG Simone, convergences critiques introduction à la lecture du
littéraire, OPU, 2005, p117.
2
Tahar Benjelloun in Carrefour des cultures de Jacqueline Leiner, Régis Antoine [réf du 16-11-2008]
:<http://books.google.fr/books?>
3
Assia Djebar, Oran, langue morte, Paris, nouvelles, Actes Sud, 1997.
4
Ibid. p38.
Rewriting of the myth in “The Woman Without a Burial Place” by Assia Djebar 76
Revue de Traduction et Langues Volume 11 Numéro 02/2012, pp. 75-84
Le corpus de notre travail de recherche, est intitulée La Femme sans sépulture
; il se situe dans la continuité de la démarche d’écriture entamée par Assia Djebar
depuis 1980. C’est un roman paru en Mars 2002 aux éditions Albin Michel.
Ce livre retrace le parcours de Combattante qu’a mené une femme de l’Algérie,
Zoulikha Oudai, disparue sans sépulture pendant la guerre d’indépendance.
L’auteure ayant partagé le même espace géographique que l’héroïne se voit dans
L’obligation de magnifier l’existence de Zoulikha qu’elle dépeint sous l’aspect
de Zoulikha la femme, Zoulikha l’héroïne, Zoulikha la martyre.
L’auteure présente les différents protagonistes de l’histoire : Hania la fille
ainée de Zoulikha, qui semble avoir partagé toutes les souffrances de sa mère, que
l’auteure surnomme « l’apaisée », Mina « la consolée » ; la seconde fille de l’héroïne,
Lla Lbia « dame lionne » la cartomancienne, qui, fidèle au passé le restitue dans les
moindres détails :
Elle seule, Dame lionne…Elle revoit les épisodes de cette histoire de la
ville chaque matin, c’est vrai, dans ce qu’elle appelle des « méditations
» d’avant la prière : elle revit le temps dans sa minutie, sa musique, sa
durée réelle et des deux cotés (…) Dame lionne ; elle enjambe les temps,
elle est mémoire pure. 5
Toutes ces femmes participent à la reconstitution de l’histoire de l’héroïne.
Le récit de « la femme sans sépulture » est segmenté en huit chapitres
entrecoupés de quatre monologues de l’héroïne, un prélude et un épilogue. Au centre
de l’œuvre, la narratrice/auteure s’arrête devant la mosaïque qui représente
l’odyssée, intitulée « Ulysse et les trois sirènes » et la décrit avec fascination à ses
hôtesses. Dès lors, des questionnements et des interrogations s’imposent :
o Quelle conception de l’écriture Assia Djebar développe-t-elle, à travers
son roman ? Comment réécrit-elle l’histoire ?
o Pourquoi Ulysse et la fresque ?
o Pourquoi le recours au mythe ?
En somme, l’objectif de ce travail est de montrer que l’écriture du récit de
Zoulikha n’est qu’un leurre pour faire un retour au passé, une remontée
généalogique, faire entendre les voix des sirènes de Césarée, leur assurer la pérennité.
Elle reprend la mosaïque qui évoque l’épisode d’Ulysse et les sirènes. Elle associe
les sirènes aux femmes d’aujourd’hui et elle s’identifie elle-même à Ulysse. Elle voit
le corps de Zoulikha à l’intérieur de la fresque à moitié effacé prêt à prendre «
L’envol » devant Ulysse attaché au mât, fasciné par le chant des sirènes. Est-ce
l’histoire de Zoulikha qui transcende les époques pour faire partie du récit d’Homère
ou les sirènes d’Homère qui viennent faire partie du chœur des diseuses ?
Pour mener à bien cette réflexion, une approche mythocritique s’avère
nécessaire. Cette approche met en œuvre une reconnaissance du texte considéré
5
Assia Djebar, La femme sans sépulture, Paris, Albin Michel, 2002, p152.
Rewriting of the myth in “The Woman Without a Burial Place” by Assia Djebar 77
Revue de Traduction et Langues Volume 11 Numéro 02/2012, pp. 75-84
comme production culturelle d’un discours mythique. Son objectif serait d’identifier
dans ce discours l’émergence de ces figures mythiques. Dans ce cas, nous tâcherons
de comprendre le mythe et ses manifestations à travers des comparaisons et des
similitudes convoquées dans le texte, afin de saisir le sens disséminé et trouver des
explications satisfaisantes à tous ces mythes qui jalonnent le texte.
Tout en reproduisant le schéma homérique, l’auteure le déplace, lui fait une
translation de plusieurs époques pour le transformer et lui donner un modèle actuel.
De manière générale, la conception du mythe permet à l’écriture de représenter
l’histoire sur l’échelle de l’humanité.
Actuellement, avec l’essor la littérature moderne, le mythe représente le thème
de prédilection de la plupart des écrivains contemporains pour lesquels la mode s’est
répandue de ressusciter les mythes antiques en les transposant dans un milieu actuel
avec des personnages parés de costumes modernes. La question que l’on se pose :
comment Assia Djebar réécrit –t- elle le mythe ?
2. La réécriture du mythe
La réécriture c’est écrire une autre fois un texte, c’est donc le fait de reprendre
un texte donné comme « original » dans le but de le transformer, lui donner une autre
vision, une autre signification. Chez bon nombre de romanciers du XX siècle, le
recours aux mythes fondateurs se trouve au cœur de la réécriture.
On peut considérer la reprise des mythes fondateurs comme un désir de
proposer à travers l’image de ce mythe, une nouvelle représentation du monde, de
donner naissance à une œuvre singulière.
La référence à un texte modèle peut être plus au moins explicitement exposée
dans l’œuvre comme c’est le cas de notre corpus de travail ou laissée en suspens,
abandonnée au décodage du lecteur. A ce sujet, Ouhibi Bahia Nadia note :
« La lecture est une activité intellectuelle, jamais gratuite, toujours entreprise
en fonction d’un objectif. » 6 Alors, dans ce cas la réécriture se donne d’abord à voir
comme un effet de lecture et incite à la réflexion sur la réception et la perception
d’une œuvre. Selon Dominique Kunz Westerhoff : « Lorsqu’un auteur moderne
emprunte un mythe c’est précisément le mode de réception qu’il sollicite chez le
lecteur. » 7
Ceci implique qu’Assia Djebar, en empruntant le mythe dans ce roman, vise
une interaction avec le lecteur en lui livrant un champ d’interprétation illimité.
En fait, la lecture du texte de « La Femme Sans Sépulture » engage une réflexion
non seulement sur les procédés narratifs mais également sur le dispositif symbolique
qui accompagne l’acte-même de lecture. Par cet acte, l’écrivain et le lecteur se
trouvent réunis dans un gage devenu nécessaire pour la création littéraire. Assia
Djebar procède à la réécriture des récits d’origines pour inventer un nouvel
imaginaire où la femme est au centre du renouveau social. Elle remonte à l’époque
6
Ouhibi Bahia Nadia, Littérature textes critiques, Ed Dar El Gharb, 2003, p15.
7
Benjelid fawzia, séminaire « mythe et oralité » 2007.
Rewriting of the myth in “The Woman Without a Burial Place” by Assia Djebar 78
Revue de Traduction et Langues Volume 11 Numéro 02/2012, pp. 75-84
des anciens empires des berbères, des phéniciens et romains en quête de la langue
perdue, elle récupère les voix, leur donne corps :
« Depuis la mort de ma mère. Se lever ! Me lever ! …La voix réaffleure
en moi, marmonnement incompréhensible, d’une langue d’avant, un
berbère inconnu d’avant le berbère, un libyque évaporé d’il y a deux
mille ans, gargouillis dans les creux de mon corps. » 8
Elle s’approprie la fresque au sein de l’œuvre. Voyant devant ses yeux
fascinés, les sirènes de la fresque qui prennent vie, parole et se dévoilent. D’ailleurs,
c’est la seule fois où c’est elle qui parle et les autres écoutent : « Trois femmes
représentées sur cette fresque d’il y a près de deux mille ans, ce fut comme si elles
s’étaient éveillées aujourd’hui, sous mes yeux fascinés ! … » 9 Elle réécrit le mythe
et subséquemment l’Histoire de façon à donner voix et existence à ces figures le plus
souvent laissées dans les marges du discours historiographique.
Le mythe dans La Femme Sans Sépulture devient par l’écriture une réalité qui
transcende les époques. Assia Djebar trouve dans le récit fabuleux que lui offre le
mythe une intrigue extraordinaire qu’elle peut remanier à sa guise et des personnages
hors du commun qui seront les emblèmes de ce roman : « Ulysse, Sirènes ».
3. Assia Djebar et les sirènes
Au centre de l’œuvre, au chapitre intitulé « Les oiseaux de la mosaïque »,
l’auteure décrit le dessin d’une œuvre d’art conservée au musée de la ville,
représentant un épisode de l’odyssée d’Homère : Ulysse et les sirènes. L’image des
sirènes qui essaient de charmer Ulysse par leur chant, apparait déjà au cœur du texte
comme centre d’intérêt qui suscite réflexion et méditation.
La narratrice/ auteure rend visite au musée de Césarée où elle découvre cette
mosaïque. Au retour, elle la décrit à ses hôtesses : à Mina et à Dame Lionne.
Cependant, continué-je, je n’ai stationné que devant une étrange
mosaïque dont je me souvenais plus ! (…). Trois femmes représentées
sur cette fresque d’il y a près de deux milles ans, ce fut comme si elles
s’étaient éveillées aujourd’hui, sous mes yeux fascinés !... (Je revois les
images) … je me disais, en revenant jusque là : elles vont s’envoler, c’est
sûr, ces femmes de la ville : avec leur chant et leur légèreté ! Or (et je
m’attriste, tout haut) … une seule femme s’est vraiment envolée : et c’est
ta mère, Ô Mina, c’est Zoulikha » 10
La description de la mosaïque par la narratrice/auteure nous met, nous lecteurs,
dans l’espace de l’infini, car elle est moins une représentation que le symbole du
8
La femme sans sépulture. p 82
9
Ibid. p. 106
10
Ibid. p. 106, 109.
Rewriting of the myth in “The Woman Without a Burial Place” by Assia Djebar 79
Revue de Traduction et Langues Volume 11 Numéro 02/2012, pp. 75-84
foisonnement de la lecture, une lecture à fragmentations et reconstructions.
L’évocation des « oiseaux de la mosaïque » déploie un réseau de fils conducteurs et
d’interprétations infinis. Dans un premier temps, nous poserons la question suivante
: pourquoi l’auteur a-t-elle choisi l’épisode des sirènes ?
Les sirènes sont :
Les filles du fleuve Acheloos et de la nymphe Calliopé, divinités marines
redoutables qui ressemblaient à de grands oiseaux à têtes de femmes (…)
Musiciennes dotées d’un talent exceptionnel, elles séduisaient les
navigateurs qui, attirés irrésistiblement par les accents magiques de leur
voix, de leurs lyres et de leurs flûtes, perdaient l’orientation et venaient
se fracasser sur les récifs où ils étaient dévorés par ces fourbes
enchanteresses.11
Toutefois, nous avons connu les sirènes pour la première fois dans l’odyssée
d’Homère. C’est l’épisode bien connu où Ulysse, mis en garde par Circé, la
magicienne, parvient à échapper à leur charme grâce à la ruse. En effet, il a bouché
avec de la cire les oreilles de ses compagnons et lui-même s’est fait attacher au mât
de son navire au moment de passer près de l’île où elles surveillaient les marins pour
les faire disparaître :
D’abord tu croiseras les sirènes qui ensorcellent tous les hommes,
quiconque arrive en leurs parages, l’imprudent qui s’approche et prête
l’oreille à la voix de ces sirènes l’ensorcellent d’un chant clair, assises
dans un près, et l’on voit s’entasser près d’elles les os des corps
décomposés dont les chairs se réduisent.12
Un oracle leur prédit qu’elles vivraient tant qu’elles parviendraient à arrêter les
navigateurs. Mais le jour où le charme de leur voix ne produirait aucun effet sur les
navires, elles périraient. Alors pour sauver leur vie, elles charmaient et envoutaient
tous ceux qui bordaient leurs côtes. Malheur à ceux qui s’approchaient : les voix
ensorcelantes leur faisaient tout oublier, même de manger et de boire. Autrement dit,
le récit d’Homère trouve sa sublimation dans le chant des sirènes. Ces sirènes sont
la plus belle voix de la terre et leur chant envoûtant fait périr les hommes qui
l’entendent. Ce chant est puissant par l’effet qu’il inflige aux hommes puisqu’il « est
égal à l’acte le plus violent qui soit : (se) donner la mort »13 à celui qui l’entend.
Cependant, Ulysse les a défiées. Il se fait attacher au mât pour écouter ce chant
irrésistible. Alors les sirènes se jetèrent du haut de leur rocher précipitées dans la
mer. Ces dernières perdent leurs vies car elles n’ont pas pu faire perdre la vie à
11
Nadia Julien, Grand dictionnaire des symboles et des mythes, éd Marabout, 1997, p.534, 535
12
Odyssée, XII, 39-46, F : Mythe-Wikipédia.mht
13
Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, éd du Seuil, 1971, p 26.
Rewriting of the myth in “The Woman Without a Burial Place” by Assia Djebar 80
Revue de Traduction et Langues Volume 11 Numéro 02/2012, pp. 75-84
Ulysse. « Le chant des sirènes est en même temps, cette poésie qui doit disparaitre
pour qu’il y ait vie, et cette réalité qui doit mourir pour que naisse la littérature. » 14
Assia Djebar est allée chercher la voix le plus loin possible. Toujours en amont,
elle convoque le Mythe des sirènes. Elle met ce modèle de la mythologie Grecque
au centre de l’œuvre. Pour, peut être, le désigner comme point focal autour duquel
convergent toutes les réflexions, toutes les interprétations. Comme première
interprétation, revenons à la citation de Todorov qui stipule que suite au péril des
sirènes, il y a eu naissance de la littérature.
Maurice Blanchot dans « le livre à venir » appuie cette idée, il assigne :
Il y a une lutte fort obscure engagée entre tout récit et la rencontre des
sirènes, ce chant énigmatique qui est puissant par son défaut. Lutte où la
prudence d’Ulysse, ce qu’il y a en lui de vérité humaine, de
mystification, d’aptitude obstinée à ne pas jouer le jeu des dieux, a
toujours été utilisé et perfectionné. Ce qu’on appelle Roman est né de
cette lutte. 15
Le premier axe de réflexion nous ramène le plus loin possible à l’époque
Grecque, à la naissance du roman, à l’essence même du récit. La seconde
interprétation fut déclenchée par une simple similitude. En effet, Assia Djebar
associe les sirènes de la fresque aux femmes d’aujourd’hui. « Ce sont nos femmes
d’aujourd’hui, ces oiseaux de la mosaïque ? demande dame Lionne, encore pensive
(…) je me disais en venant jusque là : Elles vont s’envoler, c’est sûr. Ces femmes de
la ville : avec leur chant et leur légèreté… » 16
Ce qui impose de faire, par une analogie, l’interprétation du texte fondateur.
La parole de ses femmes de Césarée est un chant mais que chantent ces femmes ?
Ces sirènes ?
Elles chantent leurs vies, leurs souffrances, elles reconstituent l’histoire en
égrenant les souvenirs d’hier. Leur parole est un chant, un chant de dénonciation, de
révolte, de rébellion. Elles se font écouter pour que leur chant devienne réalité.
L’auteur transforme la parole, le chant de ces femmes en graphie. Elle lui
donne un corps. Elle transforme cette parole en littérature. Cependant, si Ulysse
n’était pas assez rusé pour échapper aux sirènes. S’il avait succombé à leur charme,
nous n’aurions jamais connu leur chant, tous ceux qui l’avaient entendu en étaient
morts et ne pouvaient pas le retransmettre. Selon Todorov : « Ulysse en privant les
sirènes de vie, leur a donné par l’intermédiaire d’Homère, l’immortalité » 17
Assia Djebar, en assumant le rôle d’Ulysse, a immortalisé la parole de ces
femmes, le chant des sirènes de Césarée. Par l’écriture, cette parole est gravée à
jamais, elle lui a assuré pérennité, elle est devenue éternelle. Cependant, Assia
14
Ibid. p 26.
15
Maurice Blanchot : le livre à Venir, éd Gallimard, 1959, p. 12.
16
La femme sans sépulture, p. 108,109.
17
Tzvetan Todorov, Poétique de la prose, éd du Seuil, 1971, op.cit., p26.
Rewriting of the myth in “The Woman Without a Burial Place” by Assia Djebar 81
Revue de Traduction et Langues Volume 11 Numéro 02/2012, pp. 75-84
Djebar ne s’est pas attachée au mât car la parole de ces sirènes d’aujourd’hui n’est
pas mortelle, se sont des voix fraîches et pures qui apparaissent brusquement pour
rompre le silence. Leurs chants transcendent le temps et l’espace. Elles savent tout
et promettent de tout révéler.
4. Ulysse/ Djebar et l’épreuve de l’oubli :
Nous poursuivons notre réflexion sur les différentes interprétations que peut
susciter la fresque et éventuellement l’épisode des sirènes. En effet, l’une des plus
rudes épreuves qu’a surmontées Ulysse fut celle de « l’oubli ». Cependant, pour
aborder la notion de « l’oubli » chez Ulysse, il faudrait revenir sur son périple.
Selon le dictionnaire des symboles et des mythes 18 L’odyssée qui désigne les
errances du héros à la suite de la guerre de Troie, est formée du nom grec « Odysseus
» mais ce nom n’a pas eu la même chance que le nom latin d’Ulysse sous lequel nous
le connaissons.
Au moment où les grecs victorieux repartirent vers leur patrie, Poséidon « dieu
de la mer » décida de s’opposer au retour d’Ulysse, une tempête éloigne le héros de
sa route, c’était le point de départ d’une longue errance qui mit Ulysse et ses
compagnons aux prises avec tous les périls de la mer. A chaque fois il perdait
plusieurs de ses compagnons. Mais la plus grave épreuve fut, celle de « l’oubli ».
L’épreuve des sirènes fut très grave puisqu’elles faisaient oublier à qui les écouter,
l’itinéraire du voyage. Par ailleurs, la perte de la mémoire implique l’oubli du but du
voyage ; « le retour », oublier Ithaque ou encore le plus grave, oublier les récits de
toutes ses périples. D’ailleurs, ceci est confirmé par Italo Calvino :
Cependant, à y regarder de plus près cette menace de l’oubli ce propose
plusieurs fois dans le chant IX à XII : d’abord chez les Lotophage puis
avec les drogues de Circé, puis encore avec le chant des sirènes. Chaque
fois Ulysse doit être sur ses gardes pour ne pas oublier…mais oublier
quoi ? La guerre de Trois ? Le siège ? Le cheval ? Non : (…) Ulysse ne
doit pas oublier le chemin qu’il lui faut parcourir la forme de son destin
: En somme, il ne doit pas oublier l’Odyssée. 19
Par conséquent, Ulysse ne devrait pas oublier sa patrie mais surtout son
odyssée : le récit de son voyage. C’est une odyssée de mot qu’il devait sauver de
l’oubli pour qu’il y ait continuité dans le futur parce qu’on ne peut espérer l’avenir
en oubliant le passé.
5. Assia Djebar se substitue à Ulysse dans l’épilogue
« Je l’entends, et je me trouve presque dans la situation d’Ulysse le voyageur
qui ne s’est pas bouché les oreilles de cire, sans toute fois risquer de traverser la
frontière de la mort pour cela, mais entendre, ne plus jamais oublier le chant des
sirènes ! » 20
18
Nadia Julien, Grand dictionnaire des symboles et des mythes, éd Marabout,1997,p 432, 433.
19
Italo Calvino, Machine Littéraire, éd du Seuil, 1989 p 112.
20
La femme sans sépulture. p. 214.
Rewriting of the myth in “The Woman Without a Burial Place” by Assia Djebar 82
Revue de Traduction et Langues Volume 11 Numéro 02/2012, pp. 75-84
Elle est Ulysse au féminin ; « la voyageuse », « l’étrangère » qui a passé sa vie
à sillonner le monde. Elle est passée d’un continent à l’autre, de l’Afrique du nord à
l’Europe jusqu’aux Etats Unis. Elle semble aimer cette vie pleine de nomadismes,
Hania la fille de l’héroïne lui adresse ses propos : « Ô toi qui a mis longtemps à
revenir, continue-t-elle d’une voix vacillante, toi la nièce de Houria morte à coté de
chez nous, tu as fait, à ce qu’il parait presque le tour du monde, mais que te reprocher,
tu nous es revenue, n’est ce pas l’essentiel ? » 21
Elle est revenue la narratrice/ auteure à Césarée pour se ressourcer, récupérer
son passé, un pan d’histoire oublié. Elle fait pareil que l’Ulysse homérique qui visait
la récupération de son passé comme un présent. Elle retourne dans les patios des
femmes de Césarée, sirènes d’aujourd’hui, elle écoute leurs paroles occultées, ces
voix qui racontent l’histoire de l’Algérie côté femmes, à l’intérieur des maisons,
cloitrées. Ces femmes reconstituent le passé dans le moindre détail. Elles méditent
dans l’espace du silence, se remémorent le passé, construisent le puzzle petit à petit
et font de l’histoire de Zoulikha hymne de toutes les femmes d’Algérie, celles qui
sont mortes pour la patrie.
« La visiteuse », « l’étrangère pas tellement étrangère » écoute cette parole, ce
chant, sans être attachée au mât et s’assigne la tâche de transcrire le chant de ces
femmes rempli de tendresse et de tristesse en écriture. L’auteure est rongée par le
désir de préserver le récit de ses femmes de l’oubli au point où elle matérialise ce
geste en le mettant sur papier.
Ces sirènes de Césarée sont toutes messagères qui viennent dire ce qu’on
ignore, ce qu’on ne voit pas, Ce qui s’est passé à l’intérieur des patios et dans les
rues de Césarée, ce qui est oublié, ce qui est occulté.
Dame Lionne (…) Elle revoit les épisodes de cette ville chaque matin,
c’est vrai, dans ce qu’elle appelle « ses méditations » d’avant la prière :
elle revit ce temps dans sa minutie, sa musique, sa durée réelle et des
deux cotés : à partir des patios (…) et parfois, elle voit ce temps de la
ville du côté des rues, des places …22
À l’intérieur des maisons, ces femmes, assurent la chaine de transmission,
luttent contre l’oubli. Or, l’oubli majeur qui surgit dans ce roman, c’est celui du
combat des femmes pour l’indépendance, leur résistance, leur deuil. L’histoire est
l’apanage des femmes de l’Algérie qu’Assia Djebar « Ulysse au féminin » s’est
donnée pour mission de la sauver de « l’oubli » car il se trouve qu’il est la vraie mort.
Le récit d’Assia Djebar est construit pour faire place à cette parole, lui donner l’élan
pour l’envol, dépasser les murs des patios, arriver jusqu’à nous. Comme le récit
homérique qui a pu transcender les époques pour arriver au centre de l’œuvre « La
Femme Sans Sépulture ».
21
Ibid. p. 49.
22
Ibid. p.152.
Rewriting of the myth in “The Woman Without a Burial Place” by Assia Djebar 83
Revue de Traduction et Langues Volume 11 Numéro 02/2012, pp. 75-84
Références
[1] DJEBAR, A. (2002). La femme sans sépulture, Paris, Éditions Albin Michel.
[2] DJEBAR, A. (1997). Oran, Langue Morte, Actes Sud, Paris.
[3] ACHOUR, Ch & Rezzoug, S. (2005). Convergences critiques, introduction à la lecture
du littéraire, Alger, OPU.
[4] CALVINO, I. (1984). La machine littéraire, Éd du Seuil.
[5] BLANCHOT, M. (2005). Le livre à venir, Éd Folio essais.
[6] JULIEN, N. (1997). Grand Dictionnaire des Symboles et des Mythes,
Belgique, Marabout.
[7] OUHIBI, B –N. (2003). Littératures : textes critiques, Oran, Éd Dar el Gharb.
[8] TODOROV, T. (1971). Poétique de la prose, Éd du Seuil.
[9] Odyssée, XII, 39-46, F : Mythe-Wikipédia.mht
[10] REGIS, A Tahar Benjelloun in Carrefour des cultures de Jacqueline
Leiner, :http://books.google.fr/books ?
Rewriting of the myth in “The Woman Without a Burial Place” by Assia Djebar 84